Intervention de Nicolas Kayser-Bril

Réunion du mardi 6 mars 2018 à 9h00
Groupe de travail sur la démocratie numérique et les nouvelles formes de participation citoyenne

Nicolas Kayser-Bril :

Permettez-moi de préciser que nous avons dissous J++, dont j'étais président, à la fin de l'année dernière.

Nous travaillons effectivement depuis longtemps sur l'évaluation de certaines politiques publiques. Ces trois dernières années, nous avons travaillé au sein du projet cofinancé par la Commission européenne « OpenBudgets.eu. » Nous nous sommes particulièrement attachés à comprendre comment les journalistes et les citoyens pouvaient travailler avec les données budgétaires.

En caricaturant à peine, je dirai que nous nous sommes demandé pendant trois ans pourquoi on avait tant parlé des 30 000 euros de notes de taxi d'Agnès Saal, alors que l'on ne parle absolument pas d'affaires de corruption dont l'enjeu peut se chiffrer en dizaines de millions d'euros.

Pourquoi s'intéresse-t-on autant à de toutes petites sommes qui, d'un point de vue budgétaire, ne devraient pas avoir d'importance, alors que, dans le même temps, on ignore totalement des problèmes beaucoup plus graves ? Nous avons trouvé la réponse : si les journalistes et, par extension, la plupart des citoyens semblent ne pas agir de manière rationnelle quand il s'agit d'analyser les données budgétaires, c'est, en premier lieu, en raison d'un problème de littératie numérique. Il est bien difficile, à moins d'être expert, de faire la différence entre des millions et des milliards d'euros. C'est tout à fait normal : dans d'autres domaines, nous serions bien en peine de faire la différence entre les ordres de grandeur et de bien saisir ce qu'ils signifient. Ce qui « fonctionne », en revanche, du point de vue journalistique et citoyen au sens large, ce sont les écarts à la norme. Si on a beaucoup parlé de « l'affaire Agnès Saal », c'est parce que chacun, dans cette pièce et dans le pays, est capable de comprendre que 30 000 euros par an de frais de taxi, ce n'est pas normal. En revanche, si 10 millions d'euros disparaissent des subventions reçues par l'université des Antilles, personne ne sait ce que cela signifie. Est-ce normal ou pas ? Et quel est le budget de l'université des Antilles ?

Le problème, c'est l'écart à la norme, encore que l'on puisse se tromper sur la norme. Tous les cinq ans, les journalistes s'étonnent que les présidents aient des maquilleurs ou des coiffeurs à disposition et que ces gens soient payés. Or, si cela ressort tous les cinq ans, c'est donc qu'il est tout à fait normal, pour une personnalité comme le président de la République, d'avoir du personnel à disposition pour se faire coiffer et maquiller.

Si ce sont les écarts à la norme qui permettent de comprendre des lignes budgétaires, il faut, pour être capable de lire un budget, avoir acquis une connaissance de la norme, ce qui est évidemment compliqué : ce n'est pas pour rien qu'il faut faire des études pour devenir comptable. Qui plus est, dans certains pays, la norme, en fait de budgets publics, n'existe pas. En Allemagne, où je vis, il n'y a pas de normes pour les budgets publics. En France, la présentation des budgets des régions, des municipalités, de l'État obéit à des règles très précises ; en Allemagne, chaque établissement public, chaque administration fait absolument ce qu'il veut, ce qui rend impossible toute comparaison. Nous n'en pouvons pas moins rencontrer des difficultés analogues en France : dans certaines villes, selon que tel ou tel est maire, une même dépense pourra être imputée sur telle ligne budgétaire ou sur telle autre ; il est bien difficile, dans ces conditions, de savoir ce qui est normal ou pas.

Cela étant, les informations pertinentes pour déterminer ce qui est normal et ce qui ne l'est pas ne sont pas dans les budgets. Dans le cadre du projet « OpenBudgets.eu », nous avons analysé plusieurs dizaines, voire une centaine, de « problèmes » européens. J'entends par là que nous avons cherché des réponses à des questions journalistiques en utilisant les données budgétaires : combien coûte une politique publique ? Combien coûtent les expulsions dans l'Union européenne ? Combien coûte l'entretien d'un stade ? Quel est le montant des subventions accordées aux clubs de football professionnels ? Il est impossible d'obtenir la réponse à ces questions en utilisant les données budgétaires, quand bien même celles-ci sont entièrement ouvertes. Nous en avons également fait l'expérience avec la ville de Bonn : l'ensemble du budget est disponible en open source, mais c'est dans les documents parabudgétaires que se trouvent les réponses. Il est impossible d'analyser un partenariat public-privé en utilisant les données budgétaires : il faut avoir accès aux contrats, qui ne sont jamais transmis quand on les demande.

Comment faire pour que les journalistes et, par extension, les citoyens puissent analyser de façon cohérente les données budgétaires ? Il faudrait d'abord que les rédactions recrutent des personnes compétentes en la matière, des experts-comptables – mais c'est le problème des rédactions. Il faudrait surtout, et là, c'est le vôtre, mesdames et messieurs les députés, que les institutions publiques rendent transparentes les données parabudgétaires. Il faudrait donc que soient appliquées les dispositions législatives relatives à la liberté d'accès aux documents administratifs, ce qui n'a jamais été le cas.

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