Intervention de Jean-Denis Fréchette

Réunion du lundi 23 avril 2018 à 15h00
Groupe de travail sur les moyens de contrôle et d'évaluation du parlement

Jean-Denis Fréchette, directeur parlementaire du budget du Canada :

Merci monsieur le président, C'est avec grand plaisir que j'ai accepté votre invitation. Je vais suivre la structure de ma présentation, telle qu'elle vous a été communiquée.

D'un point de vue historique, tout d'abord, pourquoi avoir décidé de créer un directeur parlementaire du budget ? Cette mesure trouve son point de départ dans une loi sur la responsabilité financière de 2006. Lors de la campagne de 2006, la plateforme électorale du parti conservateur proposait la création du directeur parlementaire – alors sous un autre nom – pour assurer la transparence et la crédibilité des prévisions du Gouvernement, à l'instar de votre Haut Conseil des finances publiques. Il a également été donné mandat au directeur parlementaire du budget d'aider les parlementaires à mieux comprendre la reddition des comptes que le ministère des finances doit faire au Parlement. Dans le système en vigueur au Canada, comme à Westminster, le Parlement tient les cordons de la bourse, et aucun impôt, taxe ou dépense ne peut être décidée sans son autorisation.

Avant 2006, le ministère des finances présentait des trajectoires et des prévisions budgétaires qui étaient toujours contredites à la fin de l'année, ce qui était évidemment mal perçu.

Je vous ai fait parvenir les dates de création des différents directeurs parlementaires ou institutions financières. Parmi les plus anciennes, on retrouve celle des Pays-Bas, en 1945. Les États-Unis ont créé le Congressional Budget Office (CBO) en 1974, pour des raisons proches de celles qui ont amené à la création du DPB au Canada. En effet, le président Nixon refusait de donner au Congrès les détails de l'administration sur le budget, et le Congrès a donc ressenti l'obligation de créer ce CBO pour l'aider à mieux comprendre la trajectoire des finances, et évaluer les coûts des projets de loi.

Tous les DPB ne sont pas égaux. Certains font des projections, de l'évaluation et de l'analyse, c'est le cas au Canada ; d'autres seulement des projections et de l'analyse, et les plus petits bureaux font seulement de l'analyse, sur le marché du travail ou d'autres sujets tels.

En 2017, la loi sur le Parlement du Canada a été amendée pour que le DPB devienne totalement indépendant et non partisan. C'était déjà largement le cas, mais le DPB était placé sous l'égide de la Bibliothèque du Parlement, qui est elle-même un organisme indépendant. La mission du DPB est d'appuyer le Parlement par des analyses macroéconomiques et budgétaires, dans le but d'améliorer la qualité des débats parlementaires.

Le DPB peut préparer des rapports contenant ses analyses sur les documents du gouvernement fédéral. Il s'agit tout d'abord des budgets et des mises à jour, ou des exposés économiques et financiers soumis par le ministre des finances. Nous analysons également les rapports sur la viabilité financière, qui présentent la trajectoire financière à très long terme, sur un horizon de soixante-quinze ans, afin de prendre en considération deux aspects extrêmement importants au Canada : le vieillissement de la population et les coûts de santé associés. Jusqu'en 2030, la population canadienne va vieillir extrêmement rapidement, ce qui aura des incidences sur le marché du travail. Enfin, le DPB analyse également les prévisions budgétaires du Gouvernement, car au Canada, le budget déposé par le ministre des finances est essentiellement un document de propagande, il exprime les grandes et belles idées sans nécessairement les prévisions budgétaires associées. Les prévisions budgétaires, en revanche, sont les budgets indépendants de chaque ministère, les sommes allouées à partir du budget du ministère. Les prévisions budgétaires, que l'on appelle les estimés budgétaires, permettent au Gouvernement et aux ministères de recevoir leurs allocations par le vote du Parlement.

Le DPB peut également être saisi de demandes d'analyses sur les questions qui touchent les finances ou l'économie du pays – trajectoire budgétaire et macroéconomique – à la demande de quatre comités parlementaires, l'équivalent de vos commissions, qui sont le comité des finances nationales du Sénat (NFFN), le comité des finances de la Chambre des communes (CDC FINA), celui des opérations gouvernementales (CDC OGGO) et celui des comptes publics (CDC PAC). Seuls ces comités peuvent aborder les questions de macroéconomie et de trajectoire financière.

Les autres comités parlementaires, qui examinent les prévisions budgétaires des ministères ou des agences gouvernementales, peuvent demander des recherches et des analyses pour ce qui touche ces prévisions budgétaires.

De plus, et je pense que nous en venons à ce qui constitue l'élément central de votre mandat, tout comité parlementaire peut demander d'évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement. Il s'agit des domaines de compétences de l'État fédéral, le DPB ne fera jamais d'analyses sur des mesures qui relèvent essentiellement des provinces, comme le Québec, l'Ontario ou l'Alberta, mais nous allons pouvoir évaluer le coût financier de toutes les idées que les comités parlementaires peuvent avoir, j'y reviendrai dans quelques instants.

Enfin, à la demande de tout sénateur ou de tout député, le directeur parlementaire du budget doit évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement. Vous savez que les parlementaires canadiens peuvent lancer des projets de loi d'initiative parlementaire, que l'on appelle des projets de loi privés. Tout bon parlementaire a de multiples idées au cours d'une session, et il peut déposer un projet de loi à la Chambre des communes. Cette dernière peut en référer aux comités parlementaires, ou en discuter directement.

Par exemple, récemment, un parlementaire nous a demandé une analyse sur un sujet très discuté actuellement au Canada : la création d'un revenu minimum garanti (RMG) qui permettrait de remplacer tous les filets de sécurité sociale : assurance-emploi, programmes de bien-être social, soutien des personnes sous le seuil de pauvreté. Le projet de loi de ce député visait à créer un RMG qui regrouperait tous ces programmes en un seul. L'idée est géniale, selon le député, et c'est ce qu'il a défendu au cours des débats, jusqu'à ce qu'il demande le coût de cette mesure. Le rôle du DPB est justement de réaliser cette évaluation, et ce coût s'élevait à 76 milliards de dollars canadiens, soit presque 50 milliards d'euros. C'était effectivement une idée géniale, je le dis sans ironie, mais le coût associé est extrêmement élevé.

Le DPB va également étudier le coût des projets de loi déposés par le Gouvernement. Récemment, un projet de loi a été déposé pour changer le taux d'imposition du revenu des petites sociétés privées. Au Canada, les petites sociétés unipersonnelles servent souvent d'écran pour payer moins d'impôts et de taxes. Ce sont les médecins, les vétérinaires, les avocats ou les comptables qui ont le droit de s'incorporer, c'est-à-dire se constituer en société. Après cela, ils ne sont plus considérés par l'État comme un individu, mais comme une société dont les revenus sont imposés au maximum à 15 %, tandis que le taux maximal pour les personnes physiques au Canada est de 50 %. Vous comprenez l'intérêt de s'incorporer pour certaines personnes. Le Gouvernement a voulu rééquilibrer ce taux pour réintroduire un peu de justice, sans empêcher les personnes de s'incorporer, mais en prévoyant un taux d'imposition plus élevé.

Les motions d'une commission parlementaire peuvent également être analysées par le DPB, par exemple, il nous a été demandé d'examiner le coût d'un programme national d'assurance-médicament. Le gouvernement libéral discutait la semaine dernière de son programme en vue des élections qui se tiendront dans un an, et ce programme national d'assurance-médicament est revenu dans le débat. Au Canada, nous avons déjà une assurance-santé qui couvre tous les individus, mais nous étions un des seuls pays de l'OCDE à ne pas avoir d'assurance-médicament. Tous les individus ne sont pas couverts par ce genre de programme au niveau fédéral, même si des programmes d'assurance-médicament existent dans certaines provinces. La commission parlementaire a donc demandé au directeur parlementaire du budget d'évaluer le coût d'une telle mesure au niveau national. Ce coût est assez important, mais le gouvernement fédéral pourrait l'absorber : 19 milliards de dollars canadiens, soit 12 milliards d'euros.

Dans le détail, les analyses de coût des mesures proposées intègrent généralement l'incidence de la réponse comportementale. Ainsi, dans le cas d'un changement de taux ou de palier d'imposition, les travailleurs pourraient faire évoluer le nombre d'heures travaillées. Les stratégies fiscales concernent tous les professionnels qui étaient incorporés dans des sociétés. Et des changements de consommation peuvent intervenir ; par exemple, dans l'hypothèse de la mise en place d'un programme d'assurance-médicament, nous nous sommes aperçus que lorsque les médicaments sont couverts par une assurance, les médecins ont tendance à les prescrire davantage, et les consommateurs à les consommer davantage.

Enfin, depuis plus d'un an, nous tentons de faire une analyse « sexospécifique plus », c'est-à-dire fondée sur le genre. Nous prenons en considération le comportement du consommateur moyen, mais également le comportement en fonction du genre des personnes. Par exemple, dans un programme de revenu minimum garanti, les heures travaillées ont tendance à chuter dans certains cas, selon la littérature, notamment pour les femmes qui, lorsqu'elles reçoivent un revenu, ont tendance à travailler un peu moins d'heures, ou à être moins tentées d'aller chercher des heures supplémentaires. L'analyse sexospécifique plus porte non seulement sur les genres, mais également sur les différentes régions du Canada et les âges des différents consommateurs ou contribuables. C'est une analyse exigeante, qui allonge énormément la durée d'analyse d'une mesure ou d'un projet présenté par le Gouvernement ou les députés.

Enfin, j'appelle votre attention sur un aspect intéressant qui a été introduit par la loi de 2017. Dorénavant, non seulement le DPB devra faire l'analyse du coût des mesures proposées par les parlementaires et le Gouvernement pendant la session parlementaire, mais pendant la période électorale, quand le Parlement est dissous, les partis politiques pourront demander de faire évaluer le coût financier de chacune des mesures proposées dans le cadre de leur campagne électorale. La plateforme électorale devient un outil que le parti politique peut utiliser avec le directeur parlementaire du budget pour que ce dernier détermine le coût des mesures proposées. Cela risque d'être une aventure risquée pour le DPB et de le placer sur la sellette, en l'accusant de biais partisan. Vous pouvez le comprendre, vous qui avez fait des campagnes, des promesses non chiffrées sont souvent faites, et maintenant au Canada, ces promesses seront chiffrées. Vous comprenez très bien le risque que le DPB devra affronter au cours des prochaines élections.

Pour vous donner un exemple, lors de la campagne de 2015, le parti libéral avait promis une taxe « Robin des Bois », qui consistait à augmenter le dernier palier d'imposition des Canadiens au niveau fédéral à 33 %, pour ceux qui gagnent plus de 200 000 dollars par an, et diminuer le taux d'imposition de la classe moyenne de 1,5 point de pourcentage, à 20,5 %. Le parti libéral avançait que cette réforme serait à coût neutre : on prendrait l'argent des riches que l'on donnerait à la classe moyenne, sans aucun impact sur le Trésor public. Évidemment, en 2015, nous n'avons pas calculé le coût de cette mesure car la loi n'était pas encore en place. Mais six mois après les élections de 2015, le Bureau a fait une évaluation et sans surprise, le coût n'était pas neutre, il était de 2 milliards de dollars canadiens pour le Trésor public, parce que prendre aux riches pour donner aux classes moyennes ne fonctionne pas de manière directe en économie et en fiscalité.

J'en viens aux aspects opérationnels. Jusqu'en 2017, nous avions quinze analystes et notre budget opérationnel était de 2,8 millions de dollars par an. Depuis l'amendement de la loi du Parlement de 2017, le Bureau pourra compter trente-deux analystes. Cette augmentation des moyens s'explique essentiellement par l'obligation de calculer le coût des plateformes électorales, mais aussi des mesures proposées par les députés ou les sénateurs au Parlement. Au total, nous compterons quarante-deux équivalents temps plein en prenant en compte le personnel de soutien administratif, et le budget sera de 7,1 millions de dollars par an.

L'agenda de publication est flexible, et le Bureau est totalement non partisan et indépendant. Lorsque nous rendons une analyse, même si elle a été demandée par un député, elle devient publique pour tous les membres du Parlement au même moment. Il n'y a pas de privilège pour le député qui fait la demande, toutes nos analyses sont immédiatement publiées.

Le Bureau valorise la transparence, nous assurons la disponibilité de tous les documents techniques et de toutes les méthodologies. Tous les chiffriers et toutes nos données sont ouverts. D'autres groupes, ou les services de recherche des partis politiques, pourraient reprendre nos recherches et revoir la méthodologie ou nos chiffres pour contester nos conclusions ou poser des questions plus précises.

Enfin, nous donnons un préavis aux parlementaires, nous leur faisons également des briefings techniques lors de la journée de publication. Par la suite, les analystes sont disponibles pour répondre aux questions des parlementaires ou des journalistes.

L'accès aux données est évidemment le nerf de la guerre pour un bureau d'analyse macroéconomique. La nouvelle loi précise que : « (…) le DPB a le droit (…) de prendre connaissance gratuitement et en temps opportun de tout renseignement qui relève du ministère ou de sociétés d'État mère et qui est nécessaire à l'exercice de son mandat (…) » Les données ouvertes ont pour effet de promouvoir la responsabilisation et la réforme démocratique au sein du Gouvernement. Un accès accru aux données et à l'information augmente la transparence des activités et permet aux parlementaires de vérifier la bonne utilisation des deniers publics.

Cet accès aux données, très important, peut sembler constituer une priorité pour ce nouveau Gouvernement, comme le laisse penser la lettre de mandat du Premier ministre au président du Conseil du Trésor de 2015, dans laquelle il écrivait : « Je compte sur vous pour (…) rendre public les renseignements clés sur lesquels reposent nos décisions. » Mais entre la volonté exprimée et la réalité, il y a souvent une marche très haute à grimper. Ainsi, lors d'un échange au sein du Comité sénatorial permanent des droits de la personne le 30 novembre 2016, une sénatrice demandait à avoir accès aux analyses sexospécifiques, mais le haut fonctionnaire interrogé lui répondit : « C'est un document confidentiel du Cabinet, parce que cela fait partie des conseils budgétaires au ministère. Ce n'est pas quelque chose que je peux vous transmettre. »

C'est le genre d'informations auxquelles je n'ai pas accès, alors que je devrais y avoir accès car tous les ministères font ce type d'analyses avant de prendre une nouvelle mesure. C'est également le genre d'analyses auxquelles les parlementaires devraient avoir accès, et malheureusement, ce n'est pas le cas.

Pour terminer cette présentation, je souhaite vous présenter des exemples très rapides que vous retrouverez sur le site internet du Bureau du directeur parlementaire du budget.

Tout d'abord, nous proposons un simulateur budgétaire, qui est extrêmement utilisé par les parlementaires. C'est un outil en libre-service qui permet, lorsque quelqu'un veut changer le taux de la taxe sur les produits et services (TPS) – l'équivalent de votre TVA – ou le taux d'imposition, de tenter d'évaluer le coût budgétaire d'une réforme. Nous l'avons fait après les élections en ayant à l'esprit la mesure consistant à imposer un palier d'imposition plus élevé.

Nous proposons également un outil de calcul d'impôt et des transferts : à chaque budget, lorsque des mesures fiscales sont changées, nous ajustons cette application en libre-service qui permet aux parlementaires, aux journalistes et au grand public de mesurer l'impact que ces variations de taxe ou de taux d'imposition peuvent avoir sur leur situation personnelle, et sur le Gouvernement.

Il en va de même pour l'outil permettant de calculer l'incidence financière de la variation du PIB réel, du prix du PIB ou des taux d'intérêt. Il permet aux gens de comprendre ce que signifie pour les revenus ou les dépenses de l'État une variation de 1 % du PIB.

Nous proposons également une carte sur les paramètres du cannabis au Canada. La légalisation du cannabis aura lieu cet été au Canada. L'idée première du Gouvernement n'est pas d'en faire une source de revenus, mais un moyen de contrôle du marché noir qui existe actuellement. Ce tableau permet de voir, région par région, le prix illicite actuel et le volume de consommation. Ce modèle permet aux parlementaires de calculer l'impact de la taxe d'accise de 1 dollar par gramme de marijuana sèche.

Le mandat du Bureau du directeur parlementaire du budget se déroule donc dans un contexte non partisan, il se doit d'être pertinent et ses publications doivent se faire en temps opportun. Il a pour but essentiel d'aider les parlementaires à mieux comprendre la trajectoire des finances et le budget, mais également de mieux saisir le coût de certaines des idées qu'ils mettent en avant.

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