L'une des victimes des viols en réunion de Fontenay-sous-Bois – affaire dont vous vous souvenez peut-être – l'a exprimé en une phrase : « Je suis morte dans une tour, un peu après chaque viol. » Cette jeune femme avait subi, comme d'autres, les viols répétés de plusieurs hommes qui agissaient à tour de rôle dans une salle d'immeuble. Le procès a été médiatisé en 2012, notamment parce que quatre des accusés – accusés de viol – ont été acquittés. Aurélie, une des victimes, a refusé d'aller au procès en appel parce que, disait-elle, « c'est infernal, on est limite plus les accusées que les victimes ». Car voilà le traumatisme qui suit si souvent le traumatisme de la violence sexuelle : ne pas être crue, manquer d'éléments tangibles, matériels et entendre la justice exprimer un non-lieu.
Au défaut de cette preuve, de la preuve, de la maudite preuve si difficile à fournir dans le cas de violences sexistes et sexuelles, s'ajoute le soupçon sur les victimes. Ce sont les fameux « Elle l'a bien cherché », « Comment était-elle habillée ? » – on connaît la chanson – et, dans un autre registre : « Il n'y a pas mort d'homme », « Ce n'est qu'un troussage de domestique ».
Pour les violences conjugales, prouver l'enfer constitue parfois le sommet de la difficulté. Dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce, l'écrivaine Lola Lafon nous raconte ce que cela peut tristement donner devant un juge : « Il [son ancien compagnon, celui qui l'a violée] veut bien l'admettre, la nuit du 14 Septembre, je « n'avais pas l'air bien » dit-il devant son avocate embarrassée de l'aveu. Vous l'avez clairement entendu dire non demande la juge. Il regarde son avocate en biais, elle se tend et ouvre la bouche pour parler mais il la devance. Je n'ai pas bien compris pas entendu elle ne l'a pas dit en tout cas pas très fort. Peut-être qu'elle a dit : non. Mais pas nonnonnon. Alors, tous ensemble, ils se mettent à compter le nombre de mes « non », évaluent la portée de la voix, la clarté de la requête de ces non(s), cette nuit de septembre. »
Résultat : un non-lieu sera prononcé et la victime sera par la suite convoquée devant les juges pour diffamation. Se débattre, se défendre est mission presque impossible quand le phénomène d'emprise et de sidération opère. Contrairement aux clichés, les agressions sexuelles – il faut l'avoir en tête – sont dans l'écrasante majorité des cas commises par une personne connue de la victime. L'intériorisation en profondeur des rôles sociaux, passifs pour les femmes, actifs pour les hommes, objets pour les unes, sujets pour les autres, produit son effet dans la durée.
Dans Frapper n'est pas aimer, Natacha Henry le décrypte très bien dans le cas des violences conjugales : « C'est un mouvement perpétuel, écrit-elle. Un cycle qui recommence sans cesse : je m'énerve, je te fracasse, je m'excuse, je suis gentil. Je m'énerve, je te fracasse, je m'excuse, je suis gentil. Je m'énerve… Ce système puise ses forces dans un arsenal fourni : contrôle, dénigrement, chantage, privations, menaces. Son nom : l'emprise, parce qu'il attrape la victime dans ses filets et qu'elle devra bien se démener avant de s'en sortir. »
Ce que nous explique Natacha Henry, c'est l'alternance du prince charmant et du bourreau, qui broie toute capacité de résistance, pour les femmes victimes de violences conjugales.
Victime du célèbre photographe Hamilton, Flavie Flament raconte aussi ces mécanismes dans le cas d'un viol sur mineure. La célèbre présentatrice s'est longtemps tue, refoulant ses souvenirs qui étaient, selon ses termes, « enfermés à double tour en soi », sous de l'amnésie traumatique. À l'époque des faits, elle avait treize ans. Elle dit : « Un Polaroid, un viol. » L'emprise psychologique, qui muselle la parole de l'enfant, fonctionnait à plein.
Avant, nous avions des tonnes de romans et de séries noires colportant des clichés sur le viol, mais des femmes pionnières ont récemment défriché le terrain d'un autre récit, vu de la victime, en écho avec la réalité de ces violences.
Quand des femmes célèbres parlent – il faut vraiment le comprendre – , c'est, pour tout un chacun, un encouragement à parler. J'ai en tête une enquête du Monde sur des femmes harcelées et agressées par leur patron, ce chef qui avait instauré la pratique de la fessée pour les caissières de son supermarché afin d'asseoir et d'assouvir son désir de domination.
Quand l'actrice Léa Seydoux raconte comment elle a dû se défendre quand Harvey Weinstein s'est jeté sur elle, des ouvrières et des employées sexuellement agressées, des cadres d'entreprises harcelées, des adolescentes violées par leur père ou leur cousin, bref, des femmes anonymes s'autorisent à parler. Un cercle vertueux s'enclenche, brisant l'arme fatale des agresseurs : le silence.
Nous autres, législateurs, ne sommes pas là pour envoyer un signal, même si accompagner de mots compréhensifs est important. Femmes victimes, nous n'allons pas nous satisfaire d'un « Je vous ai compris » de pure communication.