Intervention de Emmanuelle Ménard

Séance en hémicycle du jeudi 17 mai 2018 à 15h00
Droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEmmanuelle Ménard :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, au fond, que nous propose ce texte ? Ni plus ni moins que de créer, d'inventer une sorte de droit d'auteur dont devraient s'acquitter tous ceux qui, sur internet, reproduisent aujourd'hui en toute impunité des articles, des enquêtes, des portraits, des reportages, des éditoriaux – je ne poursuivrai pas cet inventaire à la Prévert – qu'ils vont récupérer sur la presse en ligne sans bourse délier.

Pourquoi pas ? Que des mastodontes d'internet gagnent toujours plus d'argent en reproduisant le travail fait par d'autres ressemble en effet à du vol. Et, ayant moi-même créé et dirigé un site d'information – Boulevard Voltaire – , je n'ai aucune raison de trouver quelque excuse que ce soit à ce qui n'est rien d'autre que du pillage. Voilà pour les principes.

Quelques bémols maintenant. Pour le commun des mortels – et j'en suis – « droit d'auteur » renvoie, rime avec auteur, c'est-à-dire avec création, production originale, travail personnel. Or, il faut bien le dire ou, pour une ancienne journaliste, l'avouer : une partie et, parfois même, une bonne, voire une grande partie de ce qu'on lit dans la presse n'est qu'une copie de ce que d'autres journalistes ont écrit et de ce que des agences de presse ont diffusé. Bref, rien de très original. Nous sommes loin alors d'une production artisanale qui s'apparenterait à ce qu'on appelle un « travail d'auteur » et donc qui mériterait des droits d'auteur.

À la lecture de la presse, on est plus souvent consterné par le suivisme, le fonctionnement moutonnier, le panurgisme de nos journaux que par leur originalité. C'est bien d'ailleurs, me semble-t-il, une des causes de ces difficultés financières qui sont invoquées dans l'exposé des motifs de cette proposition de loi pour justifier la mise en oeuvre de ces « droits d'auteur ».

Autre bémol : le système d'autorisation de l'éditeur prévu, car malheureusement qui dit autorisation dit également risque de discrimination, sans parler, plus grave encore, de censure. Eh oui : si un éditeur se voit octroyer l'autorisation de mettre à disposition du public sa production, c'est la philosophie même du droit à l'information qui est remise en question.

Mais tout cela ne remet pas forcément en cause le texte qu'on soumet à notre approbation aujourd'hui. Non, ce qui me semble plus problématique, plus contestable, c'est l'argument de base, l'argument massue qu'on nous assène dès l'exposé des motifs et qui est censé justifier cette nouvelle invention législative.

Que nous dit-on, en effet ? Que la presse se porte mal, que la presse connaît de grosses difficultés financières, que la presse vit des heures difficiles, que tout cela doit cesser. Habituellement, nous avons droit, à ce stade du raisonnement, à un couplet sur les liens quasi consubstantiels entre presse et démocratie, mais sans jamais mentionner, comme l'explique Benjamin Dormann dans son ouvrage Ils ont acheté la presse, qu'« à force d'être si proche du pouvoir, la presse n'est plus un contre-pouvoir crédible. » Bref, il faut faire quelque chose, et ce quelque chose, c'est donc d'aller taper dans le portefeuille des brigands d'internet.

Sérieusement, qui peut penser ici, sur les bancs de cette assemblée, que cette proposition de loi va renflouer une presse dont une bonne partie serait en dépôt de bilan si elle ne vivait sous perfusion des aides publiques de toutes sortes ? Je veux bien qu'on me dise qu'il n'est que justice de taxer des plateformes et autres « distributeurs de contenus », comme on dit poétiquement. D'accord. Mais qu'on ne nous prenne pas pour des naïfs en tentant de nous faire croire qu'on a là un moyen de suppléer le manque de recettes de bon nombre de nos médias.

Rien ne sera réglé avec cette nouvelle version du droit d'auteur, car si la presse va mal, c'est d'abord de sa responsabilité. Quand on fait des journaux qui, dans leur grande majorité, ne font que se copier les uns les autres, quand on produit une information étrangère à toute une partie de notre peuple, pour ne pas dire méprisante à son égard, quand on pratique un pluralisme qui se résume à une sorte de réunion de famille dont sont exclus tous ceux qui ne montrent pas patte blanche, quand, loin d'être la voix des sans-voix – pour reprendre une formule aujourd'hui éculée à force d'avoir servi à des faussaires – , on est devenu les ventriloques des puissants de ce monde, quand on a multiplié les reniements, les abandons, comment s'étonner qu'on perde des lecteurs ?

C'est cela la vraie question. Et ce n'est pas avec les quelques millions d'euros récupérés grâce à ces nouveaux droits d'auteur que notre bonne presse évitera la banqueroute.

Alors oui, je pourrais voter cette proposition de loi, mais sans pratiquer la politique de l'autruche, la tête plongée dans des journaux que, bientôt, plus personne ne voudra lire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.