Je vais me contenter de vous expliquer pourquoi nous avons rédigé la tribune publiée par Libération.
Depuis les années 1980, en tant que chercheurs et cancérologues, nous travaillons sur les mitochondries et les cancers d'origine mitochondriale, liés à des dysfonctionnements des mitochondries dans les cellules. Des toxicologues de l'INRA et de l'université participent à nos travaux qui réunissent une diversité de chercheurs permettant de couvrir un large spectre de connaissances scientifiques.
Alors que j'avais commencé des recherches sur les maladies mitochondriales, vers 1995, un étudiant avec lequel je travaillais, Thomas Bourgeron, devenu l'un des grands spécialistes de l'autisme, a découvert chez l'homme des mutations dans des gènes qui codent pour une enzyme présente dans les mitochondries, impliquée dans le processus de respiration cellulaire. À cette époque, l'on pensait que cela était totalement impossible, car cela aurait dû être létal. Les mitochondries sont l'usine énergétique des cellules. Elles nous permettent finalement de vivre : elles génèrent de la chaleur et permettent la production d'adénosine triphosphate (ATP), molécule nécessaire à toutes les réactions des cellules qui consomment de l'énergie.
L'enzyme en question est un élément clé de la chaîne respiratoire composée de cinq grands complexes. La succinate déshydrogénase (SDH) est le complexe II de la chaîne respiratoire. C'est l'un des processus les plus constants parmi les êtres vivants : on trouve des chaînes respiratoires de composition quasiment identique de la levure à l'homme.
À l'origine, il y a donc la découverte de la première mutation dans un gène de la SDH, qui entraîne des encéphalopathies du jeune enfant absolument dévastatrices. Nous sommes dans la deuxième partie des années 1990 et nous travaillons sur ces maladies extrêmement rares et invalidantes.
Cinq ans après, dans les années 2000, on a découvert, grâce à des études de linkage, des sortes d'études de probabilités, que les mutations dans ses gènes pouvaient aussi entraîner l'apparition de tumeurs de l'adulte – on ne parle plus alors de cas « très rares », mais de cas « relativement rares », associées éventuellement avec des cancers rénaux et des cancers des voies gastriques. Il faut avoir conscience que ces deux maladies, encéphalopathie de l'enfant et tumeur de l'adulte, ont deux caractéristiques très importantes pour ce qui concerne notre discussion.
D'une part, les cellules humaines en culture déficitaires en SDH – l'enzyme ne fonctionne pas – se multiplient parfaitement, et plutôt plus rapidement que le contraire. Autrement dit, tous les tests de toxicité fondés sur la mort cellulaire n'ont aucun sens dans les cas de déficit cette enzyme. D'autre part, les tumeurs et cancers liés aux dysfonctionnements de cette enzyme et à des mutations génétiques sont toujours très particuliers. Ce ne sont pas des cancers dans lesquelles apparaissent plein de mutations dans différents gènes avec l'affolement des cellules et leur surmultiplication ; les tests de génotoxicité classiques détectent que, dans ces cancers, le blocage de la succinate déshydrogénase provoque une accumulation de succinate dans les cellules. Cela change l'entourage puis l'expression des gènes et provoque finalement l'affolement des cellules. Ce qui est très important, dans le cas qui nous concerne, c'est que les tests de génotoxicité qui se pratiquent pour détecter le caractère génotoxique ou non d'une molécule n'ont pas de sens, en cas de blocage de la SDH.
Depuis les années 1990, on nous a demandé un nombre considérable d'articles sur ces maladies. Au bout d'un moment, quelqu'un a dit : « On pourrait peut-être regarder s'il existe quelque part d'autres mécanismes qui bloquent la succinate déshydrogénase ? » On a regardé sur le net, et, à notre grande surprise, nous sommes tombés sur les « inhibiteurs de succinate déshydrogénase » (SDHI). Nous avons été sidérés que l'on puisse utiliser cette molécule librement, car, nous, nous savons que la chaîne respiratoire est présente dans tous les organismes, des bactéries à l'homme.
Depuis, nous avons fait une seule « manipulation » : nous avons vérifié que si l'on utilisait les SDHI chez l'homme, on bloquait vraiment l'enzyme, car il n'était fait mention de cet effet nulle part. Paule Benit et moi avons dosé l'enzyme qui est parfaitement sensible aux SDHI. Nous avons complété ce travail en regardant ce qui se passait pour le ver de terre : l'enzyme était complètement inhibé par le SDHI.
Les données scientifiques sont publiées dans les plus grandes revues scientifiques, Nature Genetics, Cancer Cell… Le substrat scientifique est connu depuis les années 1990. Pour le reste, nous n'avons pas pu faire grand-chose pour le moment en termes d'expérimentation. Nous avons cependant beaucoup d'idées en tête. Pour les mener à bien, nous avons déposé un projet à l'ANSES. Le 4 novembre dernier, c'est-à-dire le lendemain du jour où j'ai constaté que l'on utilisait ces inhibiteurs à haute dose, j'ai téléphoné à l'ANSES. Je leur ai dit : « Nous sommes les spécialistes français, et peut-être mondiaux, de l'enzyme succinate déshydrogénase, mais nous n'avons jamais été consultés sur son utilisation, je ne comprends pas pourquoi, et j'aimerais bien savoir comment on a pu donner l'autorisation d'utiliser de telles molécules ? »
On m'a donné accès, de façon un peu indirecte à des documents qui ont servi au niveau européen à délivrer l'autorisation relative à l'usage de ces molécules. Aucune des données qui concernent la toxicité pour l'homme n'y figurait. Je n'ai jamais rien trouvé dans la littérature scientifique mondiale ni dans les documents qui ont servi à la mise sur le marché de la molécule. Il faut dire que quand on a vu une seule fois l'enzyme humaine inhibée, on n'a pas envie de vendre cela. Ce n'est probablement pas pour rien que ce fait n'a pas été mis en avant.