Ni la pluie de truismes sur les vertus du dialogue social, ni celle de poncifs sur l'amour qu'on doit se porter entre partenaires sociaux ne nous font perdre de vue l'essentiel : dorénavant, si votre projet aboutit, dans le domaine social, la loi n'est plus la loi ; elle n'a plus le dernier mot puisqu'un simple accord d'entreprise, voire d'établissement à l'intérieur d'une entreprise, peut la défaire. Le principe de faveur qui a, depuis le début, animé tout le droit social est inversé. Nous voici revenus, mon cher collègue, à cette époque du dix-neuvième siècle que vous évoquiez.
Car la bataille pour le code du travail a commencé le 14 mars 1896, lorsque le député socialiste Arthur Groussier, qui était assis ici, à côté de Jean Jaurès, déposa pour la première fois un texte qui proposait de codifier les questions sociales. Il avait déjà la patience qui doit encore nous animer dans la bataille que nous menons puisqu'il aura fallu attendre le mois de mai 1910 pour voir aboutir, pour la première fois, ce code du travail, celui que vous êtes en train de défaire.
Je ne vous crois pas animés par une rage sociale ; je ne vous en accuserai pas, même si je n'ai oublié ni vos acclamations à l'évocation des merveilles qui se réalisent quand se combinent stock-options et licenciements, ni cet instant de la soirée où vous explosâtes en applaudissements alors qu'on montrait du doigt et que l'on dénonçait les syndicats – ce qui a toujours été à nos yeux une signature politique des plus certaines. Non, vous croyez sincèrement que moins il y a de droits, mieux le marché, par la main invisible qui le meut, allouera les biens et développera la production.
Vous vous trompez de siècle ! Seules la stabilité, la prévisibilité et la sécurisation des hautes qualifications professionnelles garantissent le développement économique et surtout la mutation que doit accomplir à tout prix notre appareil de production. Demain, le 2 août, sera le jour de la transition où la Terre entrera en dette avec elle-même parce que le modèle de production que nous utilisons est en train de tout détruire. Il faut donc tout changer – changer les appareils et les procédés de production, changer et élever les qualifications des salariés – pour relever ce défi de remplacement des énergies carbonées et fossiles qui ruinent la planète.
Le vrai défi est là, et non dans le niveau de profitabilité des actions, malgré la capacité qu'ont quelques individus pervers et névrosés à accumuler sans cesse, toujours plus, une fortune dont on ne sait pas ce qu'ils feront à la fin. Voilà la situation. Nous avons le droit de ne pas nous réclamer de la même vision du monde, dont je vois les développements jusque dans les comportements individuels. Voilà le fond de l'affaire. Prévisibilité, stabilité, planification écologique, élévation du niveau des qualifications : voilà ce que sont une industrie et une activité économique modernes, telles que nous les comprenons.
C'est pourquoi, après avoir mesuré nos mots – et nous avons essayé de vous le démontrer tout au long du débat – nous qualifions ce que vous venez de faire et que vous vous préparez à faire de coup d'État social, car c'est un renversement de la hiérarchie des normes.