Je me heurte à la double difficulté de m'exprimer, en vous parlant le dernier, alors que beaucoup de choses ont déjà été dites, tout en étant le seul à n'être pas médecin du travail.
Pour justifier ma présence devant votre commission, quelques éclairages sur mon parcours professionnel seront donc sans doute utiles. Je suis à la fois professeur de médecine légale et psychiatre. Soit dit en passant, la médecine légale, en tant que discipline, est aussi maltraitée que la médecine du travail.
Contrairement à une représentation répandue, le médecin légiste n'est pas un spécialiste du mort. Il ne s'intéresse aux morts que lorsque le décès est provoqué par une violence. Le médecin légiste est en effet le spécialiste des situations violentes et des effets de cette situation violente sur la santé des personnes. Voilà ce qu'est la médecine légale.
On estime à 8 % la mortalité globale due à une cause violente : crimes, pour une faible part, accidents et suicides. Mais la violence laisse aussi des centaines de blessés et de traumatisés, qui sont pris en compte par le médecin légiste. Il voit ainsi beaucoup plus de vivants que de personnes décédées.
J'ajouterai que l'examen des personnes décédées n'est pas complet sans un entretien avec leur famille. Nous nous devons en effet de donner notre avis de légiste à la justice, qui nous a requis de le faire, mais aussi, comme médecin, à la famille, envers qui nous incombe un devoir d'information. Je passe ainsi 90 % de mon temps professionnel au contact de personnes vivantes. Le temps passé auprès des morts me permet cependant de resituer la mort dans l'histoire d'une personne, où elle constitue un moment important.
Mais pourquoi en suis-je venu à m'intéresser aux questions de santé au travail, alors que ce n'est pas ma discipline première, ni ma spécialité ? Eh bien, parmi les victimes vivantes que je vois et que je reçois, l'une m'a marqué particulièrement. Il s'agissait d'un employé de la Société de transports de l'agglomération stéphanoise (STAS). Ce conducteur de tramway avait été victime d'un jet de pierre sur le front, à l'occasion d'une rixe dans son véhicule.
Durant la consultation, je l'examine. Mais, ce qui est beaucoup plus important, je m'efforce de le faire parler de ce qu'il s'est passé et de ce qui a amené cette situation de violence qui l'a traumatisé. Pour prendre en compte la réalité de son traumatisme, il convient en effet d'écouter quelles sont les circonstances de son apparition, ainsi que la manière dont il a réagi quand la violence est apparue.
Je m'aperçois alors, stupéfait, qu'il y avait énormément de violence vécue et ressentie, chez les conducteurs de tram, en tout cas à Saint-Étienne. Or personne ne parlait de ces violences. Le silence régnait même sur ces violences, une forme de black-out. La direction tenait en effet le discours selon lequel le conducteur qui n'est pas capable de faire régner l'ordre dans son car, surtout lorsqu'il s'agit de gamins qui font du chahut, n'a pas sa place dans l'entreprise… Cela empêchait les conducteurs et les autres salariés de se plaindre. Mais ils n'en vivaient pas moins la situation.
Cela amenait des grands troubles comportementaux et un stress au travail. Atterré, j'ai entendu que certains des collègues de ce patient venaient armés à leur travail, non d'une simple bombe lacrymogène ou d'une barre de fer, mais d'une arme de poing, d'une arme à feu… « Imaginez, m'a-t-il dit, ce qu'il se passerait s'ils se mettaient à tirer dans le tas ! »
J'ai compris qu'il y avait un problème de violence au travail, lié au comportement des usagers, des clients, parfois des collaborateurs. Étant à cette époque membre du Conseil économique et social (CES), j'en suis venu à élaborer un avis sur les violences au travail, publié en 1999, toujours disponible à la Documentation française.
À la section « travail » du CES où j'ai proposé de mener cette étude, la première réaction de mes collègues, syndicalistes et représentants des organisations professionnelles, fut de dire que la violence au travail n'était pas un problème de leur ressort, mais bien un problème d'ordre public. Pour ma part, j'ai développé les arguments que vous venez d'entendre de la part de mes confrères, en expliquant qu'un lien peut être établi entre l'accueil des usagers et les réactions violentes. On n'a finalement accepté que je fasse cette étude qu'à la condition expresse que je ne m'intéresse qu'aux violences extérieures à l'entreprise, à l'exclusion de tout rapport violent dans le collectif de travail, que ce soit entre salariés ou entre les salariés et la hiérarchie.
Un an plus tard, Mme Marie-France Hirigoyen a publié son ouvrage général sur le harcèlement moral. En le lisant, beaucoup de salariés se sont reconnus comme harcelés à leur travail. Cela a amené à se préoccuper des situations de harcèlement au travail. Le CES a reçu une commande du Gouvernement lui demandant de rendre un avis sur le sujet.
Auteur du premier rapport, j'ai été l'auteur du second, sur le harcèlement moral au travail. Dans ce domaine, la loi a repris 90 % des recommandations du CES. Voilà sans doute une bonne illustration de sa raison d'être et de son utilité.
Aujourd'hui, je reçois des patients en collaboration avec un confrère professeur de médecine du travail. Nous recevons des personnes victimes de situations de dégradation psycho-relationnelle au travail.
Quand on parle de santé, il ne faut jamais oublier la définition qu'en a donnée l'Organisation mondiale de la santé (OMS) : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Or l'employeur a une obligation légale de protéger la santé de ses salariés. Il a donc l'obligation d'assurer le bien-être psychosocial, c'est-à-dire psycho-relationnel, au travail.
Il peut y arriver en prévenant d'éventuelles atteintes à ce bien-être, telles que le harcèlement, le stress au travail, la violence au travail, le burn-out… Pour prévenir, il faut connaître ; pour connaître, il faut reconnaître. Or personne ne pourra vous dire combien de salariés subissent aujourd'hui en France un burn-out ou un stress au travail ou des violences. Car ces situations ne sont pas reconnues dans leurs effets sur la santé.
À mon sens, cette reconnaissance doit passer par l'élaboration d'un tableau des maladies professionnelles de type psycho-relationnel. Tant qu'il n'existera pas, il n'y aura pas de réelle reconnaissance. L'Académie de médecine n'en voudrait pas ? Cela ne me semble pourtant pas présenter plus de difficulté qu'il n'y en a eu à établir les premiers tableaux de maladies professionnelles il y a un siècle. À nous d'inventer les tableaux de maladies professionnelles du XXIe siècle.
Je suis sûr qu'on y arrivera, car mes collègues – ceux qui sont présents ici et les autres – sont des professionnels qualifiés. Il n'y a donc pas d'obstacle à cette écriture. Évidemment, il faudra reconnaître comme maladies professionnelles aussi bien les situations harcelantes que le burn-out ou l'épuisement professionnel – car ce n'est pas le cas actuellement.
Enfin, derrière toutes ces situations, et notamment derrière les complications médicales de burn-out et de harcèlement, il y a les troubles psycho-relationnels, mais surtout des réalités anxio-dépressives, et, au bout de la dépression, le risque suicidaire. Je ne l'ai pas mentionné mais, sans fausse modestie, je suis un des spécialistes reconnus en France pour la prévention du suicide. J'ai rédigé en 1993 le rapport du CES sur la prévention du suicide, qui était d'ailleurs le premier texte publié en France sur le sujet. Il a fallu attendre cette date pour que, dans notre pays, on considère que le suicide, au-delà de la tragédie personnelle qu'il peut représenter, est un problème de santé publique. Jusqu'alors, on n'en parlait pas.
Aujourd'hui, on parle du suicide des agriculteurs, des policiers, des gardiens de prison ou de ceux qui travaillent dans les hôpitaux. Mais on en parle sans connaître. Personne ne peut vous dire combien d'agriculteurs, par exemple, se sont suicidés cette année ou l'année dernière. On fait des estimations, mais on n'a pas une connaissance directe des chiffres. Or il faut pouvoir faire des comparaisons dans le temps. S'il est établi qu'en 2018, il y a eu plus de suicides chez les policiers qu'il n'y en a eu dix ans auparavant, on peut en conclure qu'il y a un malaise au sein du ministère de l'intérieur et un problème dans la gestion des personnels de police. Connaître uniquement le nombre des personnes qui se sont suicidées cette année est important, mais ce n'est pas suffisant. Sans éléments de comparaison, on ne peut pas apprécier la portée du phénomène. D'où l'intérêt de disposer d'un observatoire du suicide.
L'Observatoire national du suicide n'existe depuis 2013. Je peux vous dire que j'ai beaucoup milité pour sa création. Malheureusement, il n'est doté d'aucun moyen propre. Si l'on veut vraiment faire de la prévention, à la fois de la santé au travail et du risque suicidaire qui souvent est la conséquence de la mauvaise santé au travail, il faudra lui donner des moyens.