Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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  • médecine
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La réunion

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L'audition débute à quatorze heures trente.

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Mes chers collègues, la commission d'enquête continue ses travaux par l'audition, sous forme de table ronde, de représentants d'institutions oeuvrant dans le champ de la médecine du travail.

Au sein de l'entreprise, le médecin du travail, salarié de l'établissement ou rattaché à un service interentreprises, est un acteur central de la prévention des risques professionnels. Soumis au secret médical, il veille sur la santé des salariés et conseille l'employeur sur l'ensemble des sujets liés aux conditions de travail. Il est donc en première ligne en matière de prévention des risques professionnels. Par ailleurs, même si on l'oublie souvent, la médecine du travail est aussi une discipline médicale à part entière, qui repose sur l'étude scientifique des pathologies professionnelles, de la toxicologie ou de l'hygiène industrielle, en lien avec des domaines comme l'ergonomie et la législation du travail. L'éclairage que vous pourrez procurer, messieurs, à notre commission d'enquête sur ces deux dimensions de la médecine du travail et sur leur interaction – vues à travers le prisme du secteur de l'industrie – nous sera très utile.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

MM. Jean-Dominique Dewitte, Alain Carré, Gérard Lucas et Michel Debout prêtent successivement serment.

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Je vous remercie et vous donne maintenant la parole à chacun, si vous le souhaitez, pour un court exposé de minutes, qui se poursuivra par un échange de questions et de réponses.

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Jean-Dominique Dewitte, professeur de médecine du travail au CHU de Brest et président de la Société française de médecine du travail

Je suis non seulement président de la Société française de médecine du travail (SFMT), mais aussi président du comité de pilotage du réseau national de vigilance des pathologies professionnelles.

Permettez-moi tout d'abord de rappeler les objectifs de la Société française de médecine du travail. C'est une société savante qui diffuse les connaissances scientifiques dans tous les domaines de la santé au travail, notamment la toxicologie professionnelle, l'hygiène industrielle et l'ergonomie. Elle s'intéresse aussi aux évolutions de la législation du travail. Depuis une date plus récente, elle élabore des recommandations de bonnes pratiques professionnelles. Dans tous ces domaines, elle s'attache à une plus large diffusion des connaissances.

Au nombre des recommandations qu'elle a publiées, certaines peuvent vous intéresser plus particulièrement : la recommandation de juin 2016 sur la surveillance biologique des expositions professionnelles aux substances chimiques ; la recommandation de novembre 2015 relative à la surveillance médico-professionnelle des travailleurs exposés ou ayant été exposés à des agents cancérogènes pulmonaires, reprise par la Haute Autorité de santé (HAS) et l'Institut national du cancer (INCa) ; la recommandation d'octobre 2013 relative à la surveillance médico-professionnelle du risque lombaire pour les travailleurs exposés à des manipulations de charge ; notre contribution à la recommandation de la HAS de mai 2013, intitulée « Syndrome du canal carpien : optimiser la pertinence du parcours patient » ; la recommandation de mars 2012 relative à la surveillance médico-professionnelle des travailleurs exposés ou ayant été exposés à des agents cancérogènes chimiques, en particulier leur application à la vessie.

Aujourd'hui, tout le monde s'appuie sur les maladies professionnelles indemnisables, tableau régulièrement publié par la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM). Les dernières statistiques remontent à 2015. Mais chacun sait que ce prisme est trop réducteur.

Un autre prisme utilisé est celui des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). La documentation que j'ai recueillie fait bien apparaître un recours accru à ces comités. L'essentiel de leur activité se concentre sur les tableaux recouvrant les troubles musculo-squelettiques (TMS), pour les tableaux 57, 98 et 79, et les pathologies liées à l'amiante, pour les tableaux 30 et 30 bis.

Une publication assez récente a montré des disparités régionales entre les taux de reconnaissance. Traditionnellement, les comités régionaux fonctionnent en s'appuyant sur un trio de médecins constituant une commission devant laquelle vous devez passer quand votre pathologie n'entre pas dans les tableaux publiés par la Sécurité sociale. Il faut alors distinguer entre deux cas. Soit, pour des raisons administratives, vous entrez dans la « catégorie de l'alinéa 3 », parce que votre exposition au risque n'est pas d'une durée suffisante, que vous avez dépassé le délai de prise en charge ou que la pathologie reconnue ne l'est que pour une liste limitative de métiers, soit vous entrez dans la « catégorie de l'alinéa 4 », parce qu'il n'y a pas de tableau, comme c'est souvent le cas pour les cancers : peu de tableaux concernent les cancers.

À cet égard, j'ai vu que vous avez mis au nombre de vos priorités la reconnaissance des « cocktails » de facteurs, ou synergies entre différents cancérogènes, provoquant la maladie. Aujourd'hui, les cas correspondants relèvent de cet alinéa 4.

Comme je vous le disais, on constate des disparités dans les décisions des CRRMP, pour celles prises tant sous le régime de l'alinéa 3 que sous celui de l'alinéa 4.

Dans le premier cas, elles concernent les lombalgies ou les TMS. En Bretagne, d'où je viens, nous faisons partie de ceux qui en reconnaissent le plus, du fait notamment de l'activité dans l'industrie agro-alimentaire, mais pas seulement.

Dans le deuxième cas, l'exposition aux risques psychosociaux figure en bonne place. Jusqu'en 2011, il fallait présenter une incapacité de travail permanente d'au moins 66 %, mais, depuis cette date, la pathologie est susceptible d'être reconnue dès que l'incapacité s'élève à 25 %, ou encore dès qu'elle est prévisionnelle. Cette révision des critères a fait exploser le nombre des dossiers accédant jusqu'à nous.

Les statistiques continuent cependant de donner des maladies professionnelles une vision bien éloignée de la réalité. En 1996, la SFMT avait ainsi établi un observatoire des asthmes professionnels, en partenariat avec la Société de pneumologie de langue française et avec la Société d'allergologie. À cette époque, seuls 250 cas d'asthme professionnel par an étaient reconnus, alors que les statistiques internationales indiquent que 15 % des asthmes sont peu ou prou d'origine professionnelle – nous en étions donc très loin, puisqu'il s'agit de la première maladie chronique chez les jeunes. Grâce à cet observatoire, nous avons pu faire ressortir des chiffres autrement différents. Malheureusement, faute de financement, cet observatoire a disparu, ou du moins changé de fonctionnement.

La SFMT participe au réseau national de vigilance des pathologies professionnelles. Pour ce faire, elle s'appuie sur des centres de consultation de maladies professionnelles répartis dans 31 centres hospitaliers universitaires (CHU). En exerçant cette mission, ces centres appliquent leur vigilance à l'apparition de nouvelles maladies professionnelles. Car une explosion des cas s'observe parfois.

Les relations entre ces centres existaient auparavant, mais ont été formalisées et informatisées sous la forme d'un réseau créé en 2001 et placé sous la responsabilité de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). La SFMT est membre de son comité de pilotage, et j'en assume depuis cinq ans la présidence.

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

L'Association Santé et Médecine du travail, plus connue sous le sigle a-SMT, est une association qui regroupe des praticiens, médecins du travail en activité ou à la retraite. Nous réfléchissons au métier de médecin du travail et aux difficultés que nous rencontrons pour remplir nos missions.

Notre démarche est fondée sur l'idée que la prévention des risques relatifs à la santé au travail repose sur trois grandes dimensions : la visibilité des risques et de leurs effets ; la connaissance du travail réel effectué par les opérateurs, comme les ergonomes en témoignent ; le vécu du travailleur concernant son travail.

Commençons par la visibilité des risques et des effets, et d'abord par la visibilité des risques eux-mêmes. Nous avons cherché à dresser un état des lieux, en nous concentrant sur les agents chimiques dangereux, dont les cancérogènes et les mutagènes toxiques pour la reproduction. Mais nous nous sommes heurtés à des difficultés, dues à une suppression des éléments de traçabilité individuelle et collective par les deux législatures précédentes.

Depuis 2011, en effet, l'obligation d'établir des fiches individuelles d'exposition a disparu. Cela fut compensé, pendant un temps, par la fiche de prévention des expositions, dite fiche de pénibilité. Mais celle-ci fut elle-même supprimée, remplacée par une simple déclaration et conditionnée à des seuils. Enfin, au cours de cette législature, des facteurs de risque de pénibilité ont été laissés de côté au profit d'autres.

Notre première recommandation serait donc de rétablir ces obligations de traçabilité individuelle et collective, dont la suppression témoigne malheureusement un certain manque de sérieux.

Deuxièmement, des documents réglementaires existent, tel le document unique d'évaluation des risques (DUE). Il faut cependant déplorer qu'il ne soit pas systématiquement rédigé ou, lorsque c'est le cas, qu'un certain nombre de risques n'y soient pas recensés ; en particulier, il ne contient aucun ligne directrice relative aux risques psychosociaux. Nous recommandons donc que, par voie de circulaire, les pouvoirs publics conseillent une marche à suivre systématique, en s'appuyant le cas échéant sur les éléments fournis par les experts du ministère du travail.

Le seul document qui demeure, s'agissant des cancérogènes et mutagènes toxiques pour la reproduction, est la notice de poste. Car elle existe toujours, même si on ne la voit jamais ! C'est l'Arlésienne des évaluations… Dans la grande majorité des entreprises, elle n'est en pratique pas systématiquement rédigée. Or elle pourrait donner les éléments souhaités de traçabilité individuelle et collective.

Troisièmement, des institutions qui sont les garants techniques et réglementaires de la visibilité et de la traçabilité ont subi des réformes structurelles et budgétaires : l'Inspection du travail, les associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT), l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) ou encore l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), établissement où les personnels ont récemment cessé le travail pour protester contre la réduction des crédits.

En matière de risques psychosociaux, l'identification des mécanismes qui en sont à l'origine ignore leur caractère consubstantiel aux organisations du travail actuelles.

Alors que le médecin du travail est porteur d'une obligation réglementaire d'alerte sur les risques et leurs effets, son action ne peut être efficace que s'il dispose des moyens nécessaires.

J'en viens à la visibilité des effets des risques sur la santé. Je n'ajouterai que deux points au propos du professeur Dewitte.

D'abord, la sécurité sociale, lorsqu'elle a présenté ses statistiques en matière de risques psycho-sociaux, a souligné que les médecins généralistes n'ont pas le réflexe de rechercher les causes professionnelles des pathologies qu'ils observent ; nous estimons qu'il y aurait peut-être, de ce point de vue, des progrès à faire dans leur formation.

Ensuite, certaines maladies professionnelles sont ignorées en ce qui concerne la visibilité des effets des risques. Il est admis, parmi les spécialistes, qu'entre 5 % et 15 % des 300 000 nouveaux cancers constatés en France chaque année sont dus à une exposition professionnelle, soit entre 15 000 et 45 000 cas. Or il n'y a que 2 000 cas reconnus comme tels, comme si les effets du risque étaient affectés d'invisibilité.

Enfin, pour les risques psycho-sociaux, je m'appuierai sur les chiffres de 2016 de la CNAM. Il est survenu, selon elle, plus de 11 000 accidents du travail et 596 maladies professionnelles. Comme le disait le professeur Dewitte, il y a donc une sous-estimation massive des maladies professionnelles. La CNAM dit elle-même que les atteintes psychiques dues aux accidents du travail sont extrêmement sous-évaluées. Comme je le disais, il serait donc intéressant de mieux y former les médecins généralistes.

S'agissant des TMS, je dois vous signaler un point choquant, à savoir la révision du tableau 57a, survenue en 2010. Effectuée au forceps, elle a entraîné une chute de 37 % des reconnaissances de maladie de l'épaule entre 2010 et 2013.

Pour les risques psychosociaux, mais aussi pour quelques risques environnementaux, notre profession est impactée par des plaintes systématiques, ou du moins fréquentes, de la part des employeurs. Ce ne sont pas moins de 200 médecins du travail qui sont concernés, sur les 400 médecins passant chaque année devant les comités disciplinaires du Conseil de l'ordre. Ce n'est au demeurant que la partie émergée de l'iceberg, car beaucoup préfèrent éviter ce passage en usant de la possibilité de se rétracter préalablement devant le Conseil de l'ordre – en pleine illégalité, puisqu'ils n'ont pas revu leur patient entre-temps… Les pouvoirs publics doivent intervenir pour que l'établissement d'un lien entre une activité professionnelle et une pathologie ne soit pas considéré, devant le Conseil de l'ordre, comme la délivrance d'un certificat de complaisance.

Notre association s'est pourvue devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), mais nous sommes ouverts à trouver des solutions. Il est encore temps pour le législateur français d'évoluer sur le sujet, avant que la CEDH se prononce.

J'en viens à mon deuxième chapitre, relatif au travail réel effectué par les opérateurs. Comme médecin du travail, j'insiste toujours sur l'importante différence entre travail prescrit et travail réel. Mais la connaissance de ce dernier passe par des observations précises faites par le médecin du travail, qui ne peut comprendre qu'à ce prix en quoi consiste le « tour de main » du travailleur, lequel n'a pas intérêt à ce que ces informations soient divulguées. La confiance est donc primordiale.

Les comités d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pouvaient donner accès à ces informations. Ils n'ont pas disparu, mais ils ont été absorbés par d'autres commissions, tandis que les effectifs de médecins du travail baissaient.

En ce domaine, nous avons formulé deux recommandations. Premièrement, il convient de rétablir les CHSCT, ou du moins leur spécificité et leurs moyens d'expertise. Deuxièmement, il convient de rendre plus attractif le métier du médecin du travail, notamment en protégeant leur indépendance professionnelle contre les recours abusifs.

J'en viens à mon troisième chapitre, le travail sur le vécu du travailleur, que nous avons étudié dans la cadre de la clinique médicale du travail. Nous essayons de comprendre ce qui se joue pour le travailleur à l'intérieur de son métier, de son activité professionnelle, en cherchant sur quels ressorts nous pourrions agir pour que la prévention soit efficace à son niveau personnel.

Cela repose sur des méthodes d'intercompréhension. Cela exige aussi un investissement en temps, non seulement des médecins du travail, mais aussi, depuis la réforme impulsée par la loi du 8 août 2016, des infirmières du travail. Cette loi les a, pour ainsi dire, laissées au milieu du gué, puisqu'elle prévoit leur intervention, sans toutefois prescrire de formation complémentaire. Nous nous retrouvons alors enfermés dans la rédaction de protocoles qui ne répondent jamais aux attentes. Mieux vaut disposer d'un personnel qui peut avoir une compétence clinique. Notre recommandation est ainsi de faire accéder à ce type de qualification les infirmières cliniciennes du travail, dont le statut a été récemment établi dans le code de la santé publique.

J'en termine par un problème qui affecte la base même de la condition de médecin : comment construire la relation de confiance nécessaire avec le patient, en l'occurrence un travailleur, alors que la récente loi relative au travail pourrait faire penser que se met en place une sélection médicale de la main-d'oeuvre ? Car le principe général de protection de la santé, consacré par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution, s'est trouvé en quelque sorte compromis par un certain nombre d'éléments de cette loi.

À mon sens, le législateur doit revenir sur ses erreurs, s'il en commet – plutôt que de s'obstiner de manière destructrice. En particulier, il a demandé aux médecins du travail de décréter des inaptitudes à un emploi… C'est inaudible ! Malgré mon expérience de quarante ans comme médecin du travail, je suis incapable de dire si un salarié est apte à un emploi en général. Je ne peux me prononcer que sur un poste en particulier. En toute franchise, je ne sais comment le législateur s'est laissé aller à adopter de telles dispositions.

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Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail

Médecin du travail à la retraite, je représente aujourd'hui le Conseil national professionnel de médecine du travail (CNPMT). Créé en 2010, cet organisme n'est actif que depuis quelque temps, lorsque ses missions ont été renforcées dans le cadre du développement professionnel continu. Un projet de décret lui accorderait même bientôt une fonction de représentativité plus importante.

Le CNPMT regroupe normalement l'ensemble des composantes de la médecine du travail, tels que le collège des enseignants ou la société française de médecine du travail, ou encore les sociétés régionales de médecine du travail, les syndicats, toutes les branches et les associations de branche… Permettez-moi, vu la brièveté des délais impartis, de vous restituer aujourd'hui le simple fruit de nos travaux antérieurs.

Je vous présenterai d'abord le contexte général, avant de vous proposer quelques suggestions.

En commençant par le contexte général, je m'attarderai sur six points.

Premièrement, la prévention des maladies professionnelles est une préoccupation majeure de la spécialité médecine du travail. C'est bien sûr par l'amélioration des conditions de travail que les maladies professionnelles diminueront. Pour autant, le rôle de la médecine du travail n'est pas de se substituer aux manageurs ni aux partenaires sociaux, mais d'apporter de l'eau au moulin pour qu'il tourne dans le bon sens et que les choses changent dans la bonne direction.

La médecine du travail a pour mission d'identifier les conditions de la santé au travail et de porter des références médicales notamment en matière de pathologies dues au travail et plus généralement de liens entre santé et travail. Les médecins doivent aussi accompagner les travailleurs en tant que sujets et, bien sûr, leurs collectifs, les entreprises et les institutions, à partir de ces connaissances du lien entre santé et travail.

Dans cette mission, la connaissance des maladies professionnelles est indispensable pour savoir ce qui doit être prévenu. Évitons en effet d'élaborer des programmes de prévention qui seraient en décalage complet avec ce qui porte atteinte à la santé. Les médecins du travail émettront des idées, sur lesquels les acteurs des conditions de travail, entreprises, partenaires sociaux et acteurs régaliens, pourront s'appuyer. Encore faut-il que nous puissions leur fournir des données claires.

La reconnaissance des maladies professionnelles est elle aussi essentielle pour l'acculturation des acteurs et de l'ensemble des travailleurs, et pour que leur prise en compte soit un facteur de modification ou de maintien des conditions de travail. Il serait en effet regrettable de refuser de reconnaître les maladies professionnelles au motif qu'il ne s'agirait pas de prévention primaire.

Il y a une sous-reconnaissance massive des maladies professionnelles. Je rappelle que les méta-analyses des statisticiens épidémiologistes estiment que le travail, à savoir les conditions de travail et l'itinéraire professionnel, est le premier facteur discriminant en matière d'espérance de vie, et surtout d'espérance de vie en bonne santé, bien avant l'alcool, le tabac ou les prédispositions génétiques, sur le plan du coût global et populationnel pour la société. Quelques facteurs parmi d'autres sont les usures locomotrices, pulmonaires et cardiovasculaires, les cancers et les maladies dégénératives.

J'en viens à trois exemples de sous-reconnaissance importante. Dans la catégorie des TMS, les tableaux 57, 69, 97 et 98 du régime général ne révèlent que 10 % des atteintes des maladies de l'appareil locomoteur liées au travail, selon le laboratoire d'épidémiologie en santé au travail et ergonomie (ESTER), à l'expertise internationalement reconnue sur ce sujet.

S'agissant des cancers, l'administration Reagan s'était rendue coupable d'une véritable escroquerie en invalidant des études de chercheurs américains tendant à prouver que près de 20 % des cancers étaient d'origine professionnelle, pour prétendre que ce taux oscillait seulement entre 2 % et 4 %. La médecine du travail est un domaine sujet à des manipulations de ce type, comme vous le voyez !

Les atteintes psychiques et mentales, dépourvues de tableau, sont très peu reconnues en maladies professionnelles, même si on ruse parfois en invoquant un accident du travail, ce qui n'est pas souhaitable. Les CRRMP sont contraints par des critères très restrictifs, notamment des conditions d'entrée excessives, tel le taux de 25 % d'invalidité permanente présumée, ainsi que par des moyens largement insuffisants pour respecter des délais décents et assurer un traitement équitable entre les régions.

Cette sous-reconnaissance est déjà reconnue partiellement dans le régime général, au travers des compensations financières périodiquement attribuées au régime maladie par la branche ATMP conformément aux propositions d'une-commission ad hoc. Cela représente un milliard d'euros par an, mais beaucoup de chercheurs disent que ce montant reste très partiel. De quelques centaines de millions de francs au départ, il a crû graduellement jusqu'à ce niveau, qui reste insuffisant cependant.

Il faut relever les insuffisances et les ambivalences de l'apport médical. La situation historique de la médecine du travail lui est en effet est défavorable, malgré un nombre non négligeable en France de médecins du travail. Car l'avis d'aptitude, pendant plus d'un demi-siècle, a été surtout un alibi médical d'accompagnement de la sélection pour l'entreprise. Ce pouvoir médico-légal n'a pas favorisé les mesures de prévention primaire pour l'amélioration des conditions de travail, a reporté à un niveau secondaire l'investigation des liens entre santé et travail et a minimisé l'identification des pathologies professionnelles par la majorité des médecins du travail eux-mêmes.

Depuis les années 2000, la pénurie de médecins du travail implique des changements de pratique et la recherche d'adaptations permanentes qui mettent au second rang les investigations sur le lien entre santé et travail. Beaucoup de médecins du travail sont « le nez dans le guidon »…

L'arrivée, enfin effective, des infirmières en santé au travail, donne l'espoir d'un renforcement quantitatif et qualitatif de l'approche « santé et travail » par les professionnels du code de la santé publique. Toutefois, elles ne sont que 1 500 dans les services inter-entreprises, au moment où plus de 1 500 médecins se sont retirés.

En outre, leur formation en santé au travail est très souvent insuffisante, et la façon de déployer leurs missions et de leurs tâches dans les services de santé au travail est imparfaitement cadrée ou favorisée par la gouvernance actuelle. La création d'une vraie spécialité d'infirmiers cliniciens en santé au travail, avec un master 2 par exemple, est donc souhaitable – et attendue par la médecine du travail.

En dernier lieu, l'attractivité reste limitée pour les internes et les collaborateurs médecins, tandis que les capacités de formation sont assez souvent saturées dans les unités de santé du travail des universités.

J'en arrive à l'infléchissement des missions des services de santé au travail. Partant de l'alibi que constituait l'avis d'aptitude du demi-siècle passé, la mission privilégie aujourd'hui les actions de « prestations » pour l'entreprise qui, sous couvert de fiches d'entreprise, se substituent à la responsabilité de l'entreprise ou l'avalisent. C'est le plus souvent au détriment de la connaissance et de l'accompagnement de la santé au travail réelle des sujets travailleurs.

Malgré les tentatives ayant tendu à rendre paritaires les services de santé au travail, la gouvernance reste celle des employeurs, comme elle l'est toujours dans les services autonomes ou dans les services de fonction publique ou dans ceux de la Mutualité sociale agricole (MSA)… C'est un conflit d'intérêt majeur qui ne permet pas de déployer la mission de connaissance, d'investigation et de restitution des données sur la santé au travail.

Les commissions médico-techniques des services de santé au travail sont tellement démédicalisées qu'elles tendent à promouvoir les activités des professionnels des prestations des « conditions de travail », devenus majoritaires, au détriment des professionnels du code de la santé publique qui seuls peuvent privilégier la prise en compte de la santé au travail. Les services de santé des entreprises évoluent pour devenir un service fournissant aux entreprises une prestation… Il y a une vraie confusion des genres.

Cinquièmement, il faut déplorer une difficile et faible prise en compte de la santé au travail par le système de soins et de santé. Les acteurs médicaux du système de soins sont évidemment concernés par la santé au travail, ne serait-ce que pour les arrêts de travail ou la dispensation de soins consécutifs à un accident du travail ou relevant d'une maladie professionnelle.

Mais la santé au travail est très peu abordée dans les deux premiers cycles des études médicales : de zéro à quinze heures selon la mission conduite en 2017 par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur l'attractivité de la médecine du travail.

Sur le plan de la relation complémentaire entre les médecins de soins, généralistes ou spécialistes, et les médecins du travail, un problème de fond se pose. En bonne logique, ces derniers devraient être les consultants des premiers sur la question de la santé au travail. Mais les médecins du travail apparaissent difficilement accessibles, affectés à des services de santé au travail dont il existe 900 types différents… Sans que cela relève d'une mauvaise volonté, les médecins généralistes renoncent souvent à joindre un médecin du travail. C'est une question de gouvernance du système.

La médecine du travail est soumise à la tutelle du ministère du travail, et non à celle du ministère de la santé, comme c'est généralement le cas pour la médecine, si on met à part des cas comme celui de la médecine militaire. Le ministère de la santé se retrouve ainsi dépourvu de connaissances en matière de santé au travail. Aujourd'hui, les services de santé au travail voient leur cadre réglementaire inféodé aux conditions des négociations entre partenaires sociaux ou aux politiques de l'emploi. Pourtant, la santé au travail ne se négocie pas ! En tout état de cause, les services de santé au travail sont relativement bâillonnés.

Il est essentiel que le ministère de la santé réaffirme sa tutelle sur le « dire de la santé au travail » par les médecins du travail. Je me félicite que la dernière stratégie nationale de santé y ait consacré une page, sur les cinquante qu'elle compte au total. Mais la ministre de la santé n'a pas encore rencontré la ministre du travail sur ce sujet.

Sixièmement, il faut préserver dans les entreprises la prise en compte de la santé au travail. Beaucoup de CHSCT sont devenus progressivement des partenaires très pertinents pour la prise en compte de la santé au travail. Aussi leur transformation nous cause-t-elle des inquiétudes. Dans les nouvelles conditions de déploiement des commissions « santé au travail » des comités sociaux et économiques (CSE), la qualité de partenariat avec les services de santé au travail est au moins à maintenir, sinon à développer. Le risque est que les CSE se concentrent sur d'autres sujets.

Permettez-moi maintenant quelques suggestions. Il faut adapter les tableaux des maladies professionnelles à la réalité des connaissances. Chaque fois que des données scientifiques médicales le permettent, il faut les prendre en compte dans les tableaux et élargir la prise en compte à toutes les activités concernées – et non la limiter à quelques métiers ou quelques entreprises : aujourd'hui, les conditions de prise en charge peuvent être différentes pour l'exposition à un même risque professionnel, selon que l'on travaille dans une branche ou dans une autre…

Une deuxième suggestion serait de renforcer et améliorer le dispositif des CRRMP, qui manque de moyens et doit faire face aux problèmes avec les moyens de bord, pour un résultat souvent inégalitaire d'une région à l'autre. Quelques régions sont bien outillées, mais pas toutes.

Par ailleurs, les médecins inspecteurs du travail ne sont plus en nombre suffisant pour assurer leurs fonctions, puisqu'ils sont trente pour un effectif théorique de soixante-quinze. Ils se sont du reste récemment mis en grève. L'expertise en médecine du travail apportée par les médecins inspecteurs du travail doit donc être élargie à un nombre suffisant de médecins du travail, reconnus par leurs pairs pour leur pratique et par les enseignants pour leurs connaissances en pathologie professionnelles.

Dans ce contexte, il faut aussi élargir les conditions de saisine des CRRMP en revoyant la condition de prévision d'IPP au taux de 25 %.

Ma troisième suggestion serait de favoriser l'investigation relative à la santé au travail. Assurer la traçabilité individuelle et collective est de ce point de vue indispensable à l'établissement de statistiques et à l'élaboration d'analyses. Or, depuis 2012, la notion de traçabilité est liée à celle de pénibilité, c'est-à-dire à l'obtention de points de retraite supplémentaires. À cela s'ajoute le fait que quatre facteurs importants de pénibilité ont été supprimés l'an dernier : la question des postures et des charges est la première cause des maladies professionnelles déclarées, les agents chimiques dangereux sont la première cause des cancers professionnels… La pénibilité des risques psychosociaux n'est pas non plus mentionnée, alors que la sécurité sociale elle-même en évalue le coût entre 30 et 40 milliards d'euros.

Il faut donc assurer une gouvernance légitime des services de santé au travail, capable de lever les conflits d'intérêt majeurs. Certes, l'entreprise doit être partie prenante de la régulation ou de la surveillance de ces services, mais elle ne peut en être le gestionnaire majoritaire, seule ou sous une forme mutualisée. Il y a là un conflit d'intérêt qui constitue une anomalie.

Il convient d'assurer une tutorisation significative par le ministère de la santé. Il convient aussi d'assurer un maillage de proximité des services de santé au travail pour tous les bassins d'emploi, en profitant de la connaissance de chaque branche particulière, mais en mutualisant les effectifs.

Il faut aussi assurer le suivi de la santé au travail de tous les travailleurs, ce que la pénurie de médecins du travail ne permet pas aujourd'hui. Les nouveaux infirmiers de spécialité devraient, au demeurant, être investis du pouvoir d'assurer ce suivi régulier.

Les travailleurs doivent connaître leur service de santé au travail, ce qui n'est pas le cas actuellement. Il faut aussi maintenir l'observation et l'interpellation de tous les milieux de travail par les professionnels du code de la santé des services de santé au travail.

En conclusion, les services de santé au travail doivent avoir la mission de mieux dire la santé au travail. Grâce à cela, les maladies professionnelles seront mieux reconnues et feront l'objet d'une meilleure prévention. Il faut mettre fin à la confusion entre la fonction de dire ce qu'est la santé au travail et la responsabilité d'accompagner les patients ou de fournir des prestations d'accompagnement des entreprises pour l'amélioration des conditions de travail.

Les interactions entre ces différentes fonctions sont cependant primordiales. Ne prenons qu'un exemple. Les cancers les mieux pris en charge comme maladies professionnelles aujourd'hui sont le mésothéliome et le cancer du poumon. Il a fallu que les pneumologues et les médecins du travail travaillent pendant des décennies pour arriver à ce résultat, grâce à une concertation active au sein du système de santé.

Ce sera pareil pour les maladies psychiques. En 2010, des chercheurs de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) ont fait un excellent travail de classification des risques psychosociaux. Sur ce terrain, la France a de l'avance, dans l'Europe et dans le monde. La perspective, pour l'employeur, de devoir verser des compensations doit cependant d'abord servir à améliorer la prévention, notamment celle des maladies psychiques.

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Il sera en effet intéressant de prendre en compte la pathologie psychosociale de manière plus systématique. Comme médecin généraliste, je prends bonne note du manque de lien que l'on déplore entre la ville et la médecine du travail. L'interconnexion entre le travailleur et sa médecine du travail laisse aussi à désirer parfois.

Quels leviers peut-on mettre en place pour surmonter ces difficultés ? J'ai bien noté qu'une formation plus adaptée était aussi souhaitable, tant pour les infirmières que pour les médecins eux-mêmes. Comme médecin généraliste, je peux en effet témoigner d'un certain manque de formation sur ce sujet.

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

Je me heurte à la double difficulté de m'exprimer, en vous parlant le dernier, alors que beaucoup de choses ont déjà été dites, tout en étant le seul à n'être pas médecin du travail.

Pour justifier ma présence devant votre commission, quelques éclairages sur mon parcours professionnel seront donc sans doute utiles. Je suis à la fois professeur de médecine légale et psychiatre. Soit dit en passant, la médecine légale, en tant que discipline, est aussi maltraitée que la médecine du travail.

Contrairement à une représentation répandue, le médecin légiste n'est pas un spécialiste du mort. Il ne s'intéresse aux morts que lorsque le décès est provoqué par une violence. Le médecin légiste est en effet le spécialiste des situations violentes et des effets de cette situation violente sur la santé des personnes. Voilà ce qu'est la médecine légale.

On estime à 8 % la mortalité globale due à une cause violente : crimes, pour une faible part, accidents et suicides. Mais la violence laisse aussi des centaines de blessés et de traumatisés, qui sont pris en compte par le médecin légiste. Il voit ainsi beaucoup plus de vivants que de personnes décédées.

J'ajouterai que l'examen des personnes décédées n'est pas complet sans un entretien avec leur famille. Nous nous devons en effet de donner notre avis de légiste à la justice, qui nous a requis de le faire, mais aussi, comme médecin, à la famille, envers qui nous incombe un devoir d'information. Je passe ainsi 90 % de mon temps professionnel au contact de personnes vivantes. Le temps passé auprès des morts me permet cependant de resituer la mort dans l'histoire d'une personne, où elle constitue un moment important.

Mais pourquoi en suis-je venu à m'intéresser aux questions de santé au travail, alors que ce n'est pas ma discipline première, ni ma spécialité ? Eh bien, parmi les victimes vivantes que je vois et que je reçois, l'une m'a marqué particulièrement. Il s'agissait d'un employé de la Société de transports de l'agglomération stéphanoise (STAS). Ce conducteur de tramway avait été victime d'un jet de pierre sur le front, à l'occasion d'une rixe dans son véhicule.

Durant la consultation, je l'examine. Mais, ce qui est beaucoup plus important, je m'efforce de le faire parler de ce qu'il s'est passé et de ce qui a amené cette situation de violence qui l'a traumatisé. Pour prendre en compte la réalité de son traumatisme, il convient en effet d'écouter quelles sont les circonstances de son apparition, ainsi que la manière dont il a réagi quand la violence est apparue.

Je m'aperçois alors, stupéfait, qu'il y avait énormément de violence vécue et ressentie, chez les conducteurs de tram, en tout cas à Saint-Étienne. Or personne ne parlait de ces violences. Le silence régnait même sur ces violences, une forme de black-out. La direction tenait en effet le discours selon lequel le conducteur qui n'est pas capable de faire régner l'ordre dans son car, surtout lorsqu'il s'agit de gamins qui font du chahut, n'a pas sa place dans l'entreprise… Cela empêchait les conducteurs et les autres salariés de se plaindre. Mais ils n'en vivaient pas moins la situation.

Cela amenait des grands troubles comportementaux et un stress au travail. Atterré, j'ai entendu que certains des collègues de ce patient venaient armés à leur travail, non d'une simple bombe lacrymogène ou d'une barre de fer, mais d'une arme de poing, d'une arme à feu… « Imaginez, m'a-t-il dit, ce qu'il se passerait s'ils se mettaient à tirer dans le tas ! »

J'ai compris qu'il y avait un problème de violence au travail, lié au comportement des usagers, des clients, parfois des collaborateurs. Étant à cette époque membre du Conseil économique et social (CES), j'en suis venu à élaborer un avis sur les violences au travail, publié en 1999, toujours disponible à la Documentation française.

À la section « travail » du CES où j'ai proposé de mener cette étude, la première réaction de mes collègues, syndicalistes et représentants des organisations professionnelles, fut de dire que la violence au travail n'était pas un problème de leur ressort, mais bien un problème d'ordre public. Pour ma part, j'ai développé les arguments que vous venez d'entendre de la part de mes confrères, en expliquant qu'un lien peut être établi entre l'accueil des usagers et les réactions violentes. On n'a finalement accepté que je fasse cette étude qu'à la condition expresse que je ne m'intéresse qu'aux violences extérieures à l'entreprise, à l'exclusion de tout rapport violent dans le collectif de travail, que ce soit entre salariés ou entre les salariés et la hiérarchie.

Un an plus tard, Mme Marie-France Hirigoyen a publié son ouvrage général sur le harcèlement moral. En le lisant, beaucoup de salariés se sont reconnus comme harcelés à leur travail. Cela a amené à se préoccuper des situations de harcèlement au travail. Le CES a reçu une commande du Gouvernement lui demandant de rendre un avis sur le sujet.

Auteur du premier rapport, j'ai été l'auteur du second, sur le harcèlement moral au travail. Dans ce domaine, la loi a repris 90 % des recommandations du CES. Voilà sans doute une bonne illustration de sa raison d'être et de son utilité.

Aujourd'hui, je reçois des patients en collaboration avec un confrère professeur de médecine du travail. Nous recevons des personnes victimes de situations de dégradation psycho-relationnelle au travail.

Quand on parle de santé, il ne faut jamais oublier la définition qu'en a donnée l'Organisation mondiale de la santé (OMS) : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Or l'employeur a une obligation légale de protéger la santé de ses salariés. Il a donc l'obligation d'assurer le bien-être psychosocial, c'est-à-dire psycho-relationnel, au travail.

Il peut y arriver en prévenant d'éventuelles atteintes à ce bien-être, telles que le harcèlement, le stress au travail, la violence au travail, le burn-out… Pour prévenir, il faut connaître ; pour connaître, il faut reconnaître. Or personne ne pourra vous dire combien de salariés subissent aujourd'hui en France un burn-out ou un stress au travail ou des violences. Car ces situations ne sont pas reconnues dans leurs effets sur la santé.

À mon sens, cette reconnaissance doit passer par l'élaboration d'un tableau des maladies professionnelles de type psycho-relationnel. Tant qu'il n'existera pas, il n'y aura pas de réelle reconnaissance. L'Académie de médecine n'en voudrait pas ? Cela ne me semble pourtant pas présenter plus de difficulté qu'il n'y en a eu à établir les premiers tableaux de maladies professionnelles il y a un siècle. À nous d'inventer les tableaux de maladies professionnelles du XXIe siècle.

Je suis sûr qu'on y arrivera, car mes collègues – ceux qui sont présents ici et les autres – sont des professionnels qualifiés. Il n'y a donc pas d'obstacle à cette écriture. Évidemment, il faudra reconnaître comme maladies professionnelles aussi bien les situations harcelantes que le burn-out ou l'épuisement professionnel – car ce n'est pas le cas actuellement.

Enfin, derrière toutes ces situations, et notamment derrière les complications médicales de burn-out et de harcèlement, il y a les troubles psycho-relationnels, mais surtout des réalités anxio-dépressives, et, au bout de la dépression, le risque suicidaire. Je ne l'ai pas mentionné mais, sans fausse modestie, je suis un des spécialistes reconnus en France pour la prévention du suicide. J'ai rédigé en 1993 le rapport du CES sur la prévention du suicide, qui était d'ailleurs le premier texte publié en France sur le sujet. Il a fallu attendre cette date pour que, dans notre pays, on considère que le suicide, au-delà de la tragédie personnelle qu'il peut représenter, est un problème de santé publique. Jusqu'alors, on n'en parlait pas.

Aujourd'hui, on parle du suicide des agriculteurs, des policiers, des gardiens de prison ou de ceux qui travaillent dans les hôpitaux. Mais on en parle sans connaître. Personne ne peut vous dire combien d'agriculteurs, par exemple, se sont suicidés cette année ou l'année dernière. On fait des estimations, mais on n'a pas une connaissance directe des chiffres. Or il faut pouvoir faire des comparaisons dans le temps. S'il est établi qu'en 2018, il y a eu plus de suicides chez les policiers qu'il n'y en a eu dix ans auparavant, on peut en conclure qu'il y a un malaise au sein du ministère de l'intérieur et un problème dans la gestion des personnels de police. Connaître uniquement le nombre des personnes qui se sont suicidées cette année est important, mais ce n'est pas suffisant. Sans éléments de comparaison, on ne peut pas apprécier la portée du phénomène. D'où l'intérêt de disposer d'un observatoire du suicide.

L'Observatoire national du suicide n'existe depuis 2013. Je peux vous dire que j'ai beaucoup milité pour sa création. Malheureusement, il n'est doté d'aucun moyen propre. Si l'on veut vraiment faire de la prévention, à la fois de la santé au travail et du risque suicidaire qui souvent est la conséquence de la mauvaise santé au travail, il faudra lui donner des moyens.

Mme Stéphanie Rist remplace M. Julien Borowczyk à la présidence

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je remercie nos quatre intervenants pour la qualité de leurs interventions et leur apport à notre réflexion, qui va se poursuivre jusqu'au mois de juillet. Nous avons souhaité braquer le projecteur sur la question essentielle de la santé au travail, en limitant notre champ d'investigation à l'industrie, qui n'est sans doute pas épargnée par les risques que vous avez évoqués, notamment psychosociaux. Mais peut-être pourrez-vous nous apporter un éclairage particulier sur ce monde de l'industrie.

Vous avez tous évoqué un phénomène de sous-déclaration, donc de sous-estimation, des pathologies liées à l'exercice d'une profession, et par là-même un phénomène de sous-identification, non seulement de ces maladies, mais aussi de leurs causes, ce qui rend plus difficile leur éventuelle éradication. Nous nous préoccupons d'ailleurs des politiques de prévention que nous pourrions mettre en place pour faire en sorte que ces maladies d'adviennent pas. Et pour cela, il faut les identifier. Vous avez par ailleurs mentionné un certain nombre de dispositions assez précises, et je vous en remercie parce qu'elles vont nourrir notre travail. J'ai maintenant quelques questions à vous poser.

Avez-vous fait un état des lieux des maladies professionnelles et de leur évolution, au-delà de l'état des lieux de la médecine du travail, de votre profession et du champ dans lequel vous évoluez ? Quelles sont, selon vous, les maladies professionnelles émergentes ? Avez-vous identifié ou pressentez-vous l'existence d'agents pathogènes qui ne sont pas sous les projecteurs, mais qui justifieraient davantage d'études, voire plus de normes ? Je pense aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Portez-vous un regard particulier sur les phénomènes de sous-traitance ou d'intérim ? La médecine du travail est-elle à même de les étudier ?

Je souhaiterais vous interroger également sur l'organisation de la médecine du travail. Hier, nous avons entendu l'INRS, et nous avons évoqué le fait qu'il n'existait pas réellement de médecine du travail unifiée dans notre pays. Cela peut nuire à son efficacité en tant que telle, mais aussi à la cohérence de son action sur l'ensemble du territoire, dans l'ensemble des branches et au-delà. De ce point de vue, quelles seraient pour vous les évolutions possibles et nécessaires de la médecine du travail ?

Vous avez soulevé la question de son indépendance, à laquelle je suis assez sensible. Son organisation devra évoluer, si on veut lui donner toute l'indépendance nécessaire et conforter ainsi sa place.

Vous avez déploré le déficit de praticiens, qui est largement avéré en général, et sans doute de façon assez particulière en médecine du travail. Vous avez également évoqué la place des infirmiers et des infirmières qui s'investissent à vos côtés. Cela nécessite sans doute de revenir sur les logiques d'organisation interne sur les territoires. À votre avis, que faudrait-il faire ?

Vous avez enfin dessiné les dernières évolutions du droit du travail. J'aborderai la question sous l'angle de l'association des salariés à ces logiques de prévention et de traitement de la santé au travail. Comment voyez-vous cette articulation entre le travail des professionnels que vous êtes, et celui de ceux auprès de qui vous travaillez ? En d'autres termes, comment mieux articuler la question individuelle et la question collective dans la problématique qui vous occupe ?

N'y a-t-il pas aujourd'hui, dans l'exercice de votre fonction, par la force des choses et du paysage que vous venez de décrire, quelque chose qui relève de la routine, qui vous empêcherait de prendre les initiatives nécessaires pour mener des investigations ? Peut-on se contenter du modèle de la médecine du travail que nous connaissons, avec cette visite médicale, indispensable, et qui a récemment fait l'objet de quelques aménagements ? Que faudrait-il faire d'autre dans la pratique quotidienne ? Vous avez évoqué tout à l'heure le fait d'être en lien avec le travail réel. C'est un aspect fondamental.

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Vous posez des questions tout à fait essentielles, qui tiennent à la nature particulière de la médecine du travail.

C'est une médecine « obligatoire ». Comment, dans ces conditions, construire avec ses patients la relation indispensable que mes confrères et consoeurs ici présents connaissent bien ? Évidemment, cela demande beaucoup de rigueur et de travail. Malheureusement, l'organisation des services, telle qu'elle est conçue, ne permet pas d'obtenir forcément cette confiance.

Il existe, notamment, une confusion entre : d'un côté, une action de prévention tournée vers la santé des travailleurs, qui est d'ailleurs une obligation régalienne dévolue aux médecins du travail ; de l'autre, la nécessité – qu'il ne faut absolument pas minimiser – de prodiguer des conseils aux employeurs en matière de risque et de prévention. Ce serait nier l'évidence que de dire que les employeurs et les entreprises sont démunis dans ce domaine. Et l'on restera dans la confusion tant qu'il n'y aura pas, comme chez nos voisins belges, une séparation en deux pôles : d'un côté, un pôle de médecine du travail, avec des services de santé au travail ; de l'autre, un pôle d'appui à la prévention pour les employeurs.

La question de la confiance se pose donc. Et dans l'esprit des salariés, cette confusion, qui n'existe peut-être pas dans les exercices de mes collègues, est un élément négatif.

Un autre élément n'est pas créateur de confiance : le fait que les employeurs sont les gestionnaires de ce système. J'imagine un système dans lequel la médecine du travail pourrait dépendre, puisque c'est une obligation régalienne de l'État, des structures de l'État.

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

C'est très compliqué – et vous m'excuserez de sortir du sujet. À l'heure actuelle, la sécurité sociale prend un tournant assurantiel. Mais nous, nous sommes en dehors de ce système. Nous servons le principe constitutionnel de protection de la santé. Nous intervenons dans un domaine qui touche aux droits fondamentaux des travailleurs.

Vous avez posé une question sur l'indépendance des médecins. Je vous le dis franchement : les médecins du travail sont indépendants. Mais assurer cette indépendance leur demande un travail, une rigueur et un courage particuliers. Des collègues, que nous soutenons, sont poursuivis devant le Conseil de l'Ordre pour avoir simplement fait leur métier, pour avoir transmis des dossiers à des patients, et ils se trouvent dans une difficulté profonde.

En tant qu'association, nous avions demandé au ministre de la santé de modifier ce fameux article du code de la santé publique qui contient l'adverbe « notamment », ce qui permet aux employeurs, par un biais « paralégal », de porter plainte auprès du Conseil de l'Ordre. Mais le ministre nous a renvoyés dans les cordes. C'est pour cela que nous avons saisi la Cour européenne des Droits de l'Homme.

Cela ne signifie pas, et je le dis officiellement, que nous pensons que les médecins sont irréprochables et que les employeurs n'ont pas à porter plainte contre certains. Mais nous estimons que le droit commun suffit largement. En effet, nous contestons le fait que l'instruction est menée dans le cadre des institutions réglementaires, et le fait que le médecin est obligé de trahir le secret médical devant l'employeur. Il ne s'agit pas d'un litige entre un médecin et un patient, mais entre un médecin et un tiers, non partie prenante dans la relation médicale. Nous irons avec confiance devant la CEDH. Nous pensons malheureusement que la France va être condamnée et nous aimerions trouver un accommodement avant.

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Vous venez d'évoquer cet article, qui nécessiterait une modification. Votre revendication se limite-t-elle à cela ? Y a-t-il d'autres choses que nous pourrions faire pour vous protéger ?

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Les médecins sont des salariés protégés, et il est très rare que des employeurs aillent jusqu'au licenciement. Mais il est facile pour eux – je ne parle pas de tous les employeurs ni de toutes les entreprises – de rendre l'office du médecin le plus difficile possible : en lui faisant des reproches constants, en lui envoyant des mails d'intimidation, en lui demandant de modifier ses décisions. Cela devrait être particulièrement sanctionné. Il ne faudrait pas que le médecin puisse être amené, comme va le faire un de mes collègues, à attaquer l'employeur devant le tribunal pour harcèlement moral.

Il faut que les employeurs comprennent que le médecin du travail n'est pas leur ennemi, qu'il est là, sur une responsabilité différente de la leur, pour leur apporter, dans le cadre d'une obligation de moyens, des éléments qui vont les aider à accomplir leur devoir vis-à-vis de leurs employés. Les employeurs doivent intégrer le fait qu'ils ont besoin des médecins du travail. Sinon, il n'y aura plus de médecins du travail, il y aura des médecins d'assurance qui ne feront plus que du contentieux, et ce sera effroyable. Malheureusement, je suis pessimiste, et je pense que les jeunes médecins qui se destinent à la médecine spécialisée ne vont pas se diriger vers la médecine du travail. Ce métier est le seul où, si vous ne faites pas votre travail, vous avez moins de risques que si vous le faites. C'est le monde à l'envers !

Je voudrais maintenant aborder un sujet que j'aurais dû soulever dans mon propos introductif et qui concerne l'administration du travail, que vous surveillez bien évidemment du fait de vos mandats.

À l'heure actuelle, il existe au ministère du travail une commission rattachée au Conseil d'orientation des conditions de travail, la commission 4 sur les pathologies professionnelles. Celle-ci procédait comme vous le faites, en entendant, dans le cadre d'un groupe de travail, des experts, avec lesquels les représentants des employeurs et des salariés pouvaient avoir un débat contradictoire direct. Or, d'un trait de plume, on a supprimé l'existence de ces groupes de travail dans la commission 4. Cela vient d'être décidé par l'administration – je n'ai rien vu qui ait été signé par la ministre du travail. Je vous signale cette anomalie, qui me paraît tout à fait choquante.

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Certains d'entre vous souhaitent-ils s'exprimer sur les pathologies liées à l'industrie ?

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Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail

Les pathologies émergentes posent un vrai problème, en particulier les pathologies émergentes à temps différé. Vous avez bien compris que les situations de pathologie professionnelle différée sont très difficiles à caractériser. En l'occurrence, les médecins du travail apprécient l'aptitude ou la déficience du travailleur sur le moment, alors que les médecins traitants ou les médecins de soins spécialisés prennent en charge sur le long terme la maladie une fois qu'elle s'est déclarée. Faire le lien avec le médecin du travail passé et l'observation du travail passé est compliqué. Cette question du temps différé, pour la santé au travail, est un problème qui est lié à la mission d'observation du travailleur, non seulement dans son entreprise, mais dans la durée. Et dans ce cas, l'établissement du lien, c'est-à-dire la traçabilité, pose un vrai problème.

L'utilisation des produits phytosanitaires pose un problème environnemental, mais elle pose d'abord un problème aux travailleurs. La question des maladies de Parkinson, de même que celle des hémopathies malignes, n'a pas été éliminée par la question des cancers dus aux glyphosates. Même cette étude qui, de fait, élimine globalement les cancers, laisse la porte ouverte à la question – notamment – des hémopathies malignes. C'est vraiment un problème.

La question des nanoparticules est également redoutable, dans la mesure où celles-ci se dissimulent dans des produits connus. La traçabilité et la surveillance sont alors essentielles. Chaque entreprise doit assurer cette traçabilité à ses salariés, pour qu'ils puissent en faire état, non seulement devant leur médecin du travail, mais ensuite devant tous les médecins, spécialistes et généralistes.

Cela étant, on ne peut pas dire que les maladies psychiques sont des maladies émergentes. Simplement, on commence à les prendre en compte et à les comprendre différemment. Et si la reconnaissance du burn-out est importante, la connaissance des modes de décompensation du burn-out l'est tout autant. Il faut que les gens comprennent ce qui leur arrive, si l'on veut pouvoir faire de la prévention spécifique.

Un groupe de la DARES a travaillé sur la compréhension des risques psychosociaux dans l'entreprise et de la décompensation de chaque individu, dont la forme varie en fonction de sa personnalité acquise au cours des premières années. Ainsi, certains vont décompenser par la dépression, d'autres par un comportement anxieux, d'autres par une suractivité, d'autres par des passages à l'acte, d'autres par des dissociations psychotiques. Le risque psychosocial peut entraîner toutes ces formes de décompensation. C'est pour cela qu'il faut vraiment comprendre la spécificité de la décompensation. L'indication de burn-out ne suffit pas.

L'exemple de la bipolarité est intéressant, puisqu'il permet de voir comment une entreprise peut demander à un travailleur de se surinvestir. J'ai observé un ingénieur-chercheur qui, dans ses périodes d'hyperactivité, se surinvestissait douze heures par jour dans l'entreprise – sans compter ce qu'il pouvait faire en famille. L'entreprise était très contente et fermait les yeux sur cette hyperactivité. Et bien sûr, quand il s'est effondré, on l'a laissé tomber. Il a fallu deux décompensations pour se rendre compte qu'il ne suffisait pas de dire qu'il était bipolaire, mais qu'il fallait comprendre comment sa bipolarité était favorisée par les conditions de travail, par ces exigences et, à terme, par une absence de reconnaissance. Il y a vraiment beaucoup de travail à faire de ce côté-là.

En 1990, on a parlé de stress ; en 2000, de harcèlement moral ; en 2005, de risque suicidaire. Et maintenant, on parle de burn-out. Mais il faut dépasser ces termes et décoder ce qui se passe, pour aider les salariés à comprendre ce qu'il y a derrière leur décompensation, comment ils se sont confrontés aux risques et à l'organisation du travail dans laquelle ils ont succombé.

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

En continuité de ce qui vient d'être dit, je crois qu'il y a un terme à bannir de notre langage, ce sont les personnes « fragiles ». Celles-ci sont en réalité fragilisées, ce qui n'est pas pareil. D'ailleurs, elles ne vont pas vivre leur trouble de la même façon suivant qu'on reconnaît, ou non, qu'elles sont fragilisées.

Si on ne les reconnaît pas comme fragilisées au travail, quelle peut être l'explication de leur détresse, de leur stress, de leur angoisse, de leur dépression ? Cela vient d'elles, ou cela vient d'ailleurs. Si on dit qu'elles sont fragilisées, on va chercher avec elles quelle réalité, dans leur travail, a abouti à cette situation. À l'inverse, en ne leur reconnaissant pas de maladie professionnelle, on opère une désaffiliation entre leur trouble et le travail. Et on ne peut pas bien les soigner, puisque soigner, c'est nommer les choses, et après les avoir nommées, apporter une solution.

J'ai vu des psychiatres qui recevaient des patients se plaignant de troubles dépressifs et précisant qu'ils ne se sentaient pas bien au travail. Mais, dans la mesure où les pathologies liées au travail n'étaient pas reconnues, ces praticiens n'en tenaient pas compte et ne parlaient pas avec leurs patients de leur travail. Bien sûr, certaines situations personnelles peuvent aboutir à des symptômes voisins, mais l'important est de commencer par reconnaître le lien et après, après seulement, aller chercher des causes complémentaires. Or, actuellement, on commence par écarter l'éventualité d'un lien entre un état dépressif, un état angoissé, etc., et une réalité de travail, puisqu'il n'y a pas de tableau de maladies professionnelles qui permette de faire ce lien. Tant que l'on n'aura pas fait ce bouleversement, on en restera à des situations confuses. Certes, les choses s'amélioreront un peu, mais sans plus.

Il faut passer par là pour pouvoir prévenir et mieux faire la différence entre certaines situations effectivement endogènes, c'est-à-dire liées à l'histoire personnelle, voire à la pathologie d'une personne, et sa vérité de travail. Cela marchera dans les deux sens, mais beaucoup plus largement dans le sens de la reconnaissance du lien avec le travail que dans le sens d'une disjonction.

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Jean-Dominique Dewitte, professeur de médecine du travail au CHU de Brest et président de la Société française de médecine du travail

Sur le burn-out, il y a déjà eu une mission, puisque l'un de mes confrères au CHU a été auditionné récemment sur le sujet. Et sur les maladies émergentes, un certain nombre de choses existent aussi.

Pas plus tard que ce matin, j'étais à Santé publique France, où l'on a discuté des « Quinzaines des maladies professionnelles » organisées dans la région Pays de la Loire depuis plusieurs années : à cette occasion, pendant quinze jours, on interroge les médecins du travail sur toutes les maladies qu'ils estiment être en rapport avec l'activité professionnelle. Ce n'est qu'un sondage, mais il permet de se faire une idée de la réalité. Or le système est menacé par la pénurie de médecins du travail et de médecins inspecteurs. Un certain nombre de dispositifs existent donc, et je pense qu'il serait très intéressant pour vous de mieux les connaître. En effet, si on veut faire émerger quelque chose, c'est souvent par ce genre de sondages que cela peut se faire.

J'ai parlé tout à l'heure du Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNVPPP). Là aussi, un groupe de travail « émergence », essaie d'identifier les nouveaux « couples » qui peuvent apparaître. J'entends par « couple » une maladie et une activité professionnelle, avec un individu derrière. On en a repéré quelques-uns, surtout dans le domaine respiratoire. Mais pendant un moment, les fameux risques psychosociaux ont été complètement ignorés.

J'ai fait partie d'une commission de la sécurité sociale, qui permettait de financer des consultations de pathologies professionnelles. Mais on nous avait prévenus que l'on ne voulait pas entendre parler de tout ce qui était relatif aux maladies psychiques. Pendant des années, on a dit que cela existait et qu'on l'avait constaté, mais dans les rapports, cela n'apparaissait pas. Il faut donc trouver comment faire émerger ces pathologies. On a tous constaté que les déclarations de maladies professionnelles ou les CRRMP ne le permettaient pas. Mais il existe sans doute des solutions.

Je terminerai sur la formation. Je suis enseignant en médecine du travail. Quand j'ai commencé ma carrière, on avait, en fin de cursus, 25 à 30 heures d'enseignement, qui portaient essentiellement sur les maladies professionnelles. Cela revenait à suggérer aux médecins généralistes, une fois qu'ils connaissaient les maladies, l'idée que certaines de ces maladies pouvaient être en rapport avec l'activité professionnelle. Or maintenant, on nous demande de dispenser cet enseignement en début de deuxième cycle, c'est-à-dire en troisième année. Alors que les étudiants ne savent pas encore ce que c'est que les maladies, on leur parle des maladies professionnelles ! En outre, notre spécialité passe après d'autres, beaucoup plus prestigieuses, comme la cardiologie ou la chirurgie. C'est difficile pour nous et, finalement, les étudiants ne savent pas ce que sont les maladies professionnelles. Certes, on arrive à accueillir un certain nombre d'étudiants dans nos consultations de pathologies professionnelles. Mais dans mon petit service, j'en vois dix par ans, sur une promotion de près de deux cents étudiants. Il y a certainement des pistes à creuser.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma première question porte sur les affections psychiques liées au travail. Les statistiques de la CNAM qui ont été publiées en janvier 2018 montrent qu'aujourd'hui, environ 10 000 accidents du travail sur 626 000 sont en rapport avec une affection psychique liée au travail. Le nombre est en augmentation, alors même que le reste des accidents du travail diminue, et que seulement 500 ou 600 affections psychiques liées au travail sont reconnues par la voie complémentaire des CRRMP. En réalité, aujourd'hui, les accidents du travail sont une façon détournée de reconnaître en maladies professionnelles les syndromes d'épuisement professionnel – avec des arrêts de travail de 112 jours en moyenne, contre 65 en moyenne générale.

Une solution consisterait à reconnaître ces affections psychiques en les intégrant dans un tableau de maladies professionnelles. Mais c'est difficile dans la mesure où il faut obtenir l'accord des partenaires sociaux, donc des employeurs, qui sont farouchement contre. Une autre solution pourrait passer par la modification de la condition de taux d'incapacité physique permanent (IPP) devant les CRRMP. Que pensez-vous de l'idée de baisser de 25 % à 10 % ce taux plancher d'incapacité, sachant que la plupart des dépressions se situent entre 10 % et 15 % d'IPP ?

Ma deuxième question porte sur la réforme du compte pénibilité et sur le risque chimique. Cette réforme provoque une régression d'au moins quinze ans, dans la mesure où l'exposition aux risques cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques n'est plus prise en compte, contrairement à l'exposition à l'amiante et aux rayons ionisants qui fait toujours l'objet d'un suivi et d'une information obligatoire des salariés. Et on peut dire qu'il y a aujourd'hui « un gros trou dans la raquette », puisque la suppression des fiches pénibilité sur les risques chimiques dangereux qui résulte de leur sortie du compte pénibilité n'est pas compensée par le rétablissement des fiches d'exposition aux risques chimiques, qui avaient été instaurées au début des années 2000.

Qu'en pensez-vous, et que proposez-vous ?

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Votre proposition concernant la baisse du taux à 10 % est une « ruse » du même ordre que celle que nous utilisons pour transformer des maladies professionnelles en accidents du travail. Et pour moi, un taux bloquant n'a pas de sens : soit l'affection est en lien avec l'organisation du travail, soit elle ne l'est pas. Que vient faire l'incapacité dans cette description ?

Vous avez donné la solution en posant votre question. Il est évident que nous avons la capacité scientifique de créer un tableau de maladies professionnelles pour les dépressions, les états anxieux généralisés et les états de stress post-traumatique, dont les étiologies ont été déterminées par les experts. Je vous renvoie à la description en six axes du collège des experts du ministère du travail, dit rapport Beullac, que j'ai moi-même utilisée.

Nous avons donc, d'un côté, des pathologies, et de l'autre des étiologies. Pourquoi ne pas faire un tableau de maladies professionnelles ? Il n'y aurait plus qu'à discuter du délai de prise en charge.

Je vous reprendrai tout de même sur un point qui me paraît important : ce ne sont pas les partenaires sociaux qui décident des tableaux, c'est la puissance publique. Et si la puissance publique demande un consensus aux partenaires sociaux, c'est qu'elle essaie de botter en touche. La puissance publique est responsable. Pas le fait que les partenaires sociaux ne se mettent pas d'accord. D'ailleurs, il est très rare qu'ils se mettent complètement d'accord.

Donc, ma réponse est claire : d'une part, je suis pour la suppression du taux plancher ; d'autre part, je pense que techniquement, scientifiquement, nous sommes capables de rédiger un tableau de maladies professionnelles concernant les risques liés aux organisations du travail – risques organisationnels ou relationnels, comme vous voulez.

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

Je reprends à mon compte les arguments qui viennent d'être développés. Je voudrais en ajouter un autre, à savoir que ce pourcentage, de 8% ou 10 %, sera certainement à l'origine de beaucoup de contentieux. Or il faut voir ce que sont les contentieux en matière d'accidents de travail et de maladies professionnelles. Il m'arrive de donner un avis – que le tribunal des affaires sociales me demande – sur des événements qui ont eu lieu quinze ans auparavant ! Vous imaginez le temps passé et les moyens mis en oeuvre, avec tous ces experts ? Et tout cela pour une décision de rien du tout ! Je crois qu'il faut faire en sorte de réduire au maximum les contentieux. Ce n'est l'intérêt de personne, vraiment de personne. Tant que l'on prendra des dispositions qui sont source de contentieux, on prendra de mauvaises dispositions.

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Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail

Je rejoins complètement les deux intervenants précédents, s'agissant de ce taux d'IPP final. Mon espoir est que les maladies professionnelles psychiques guérissent. La résilience existe. La guérison, ou tout au moins la stabilisation, existe. Le fait que certaines pathologies dépressives ou décompensations anxiogènes se traduisent au bout d'un certain temps – par exemple deux ans – par une IPP à 0 %, me convient tout à fait. En revanche, je considère que pendant tout le temps du traitement, la prise en charge doit être de 100 %. C'est indispensable, ne serait-ce que pour des raisons de reconnaissance. De fait, il n'y a pas de guérison ni d'amélioration sans une reconnaissance, par la société, de la pathologie liée au travail.

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Je m'interroge sur le faible nombre de cancers qui ont été reconnus comme étant liés à des situations de travail. Je viens d'un territoire qui est le golfe de Fos-sur-Mer, qui connaît des problèmes récurrents et où des expériences ont permis de démontrer, cartes à l'appui, l'existence de liens entre certains cancers et les postes de travail occupés. Si on ne progresse pas sur l'établissement de ces liens, on va continuer à provoquer des cancers à grande échelle. Quel est votre avis ? Comment peut-on faire ?

On parlait à l'instant des risques psychosociaux, qu'on a tendance à lier au parcours personnel, ou à la vie familiale, etc. De la même façon, on explique en permanence que les cancers peuvent s'expliquer par le mode de vie, le tabagisme, etc. Un travail précis a été mené sur l'exposition à l'amiante, et des liens ont été fermement établis entre cette exposition et la survenue de cancers. Comment progresser pour les autres types de cancer ?

J'aimerais également que vous reveniez sur les troubles psychosociaux qui découlent des nouvelles organisations du travail et des nouvelles techniques de management.

Enfin, un troisième plan « santé au travail » a été mis en place pour 2016-2020. J'ai bien entendu que vous insistiez sur la nécessité d'intégrer la santé au travail dans le plan santé global. Mais que pensez-vous de ce plan « santé au travail » et de ses premiers effets éventuels ?

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Les liens entre l'exposition cancérogène et la survenue du cancer ont été scientifiquement établis. Mais on est confrontés à un problème de visibilité, à la difficulté d'établir un lien entre le diagnostic de cancer et l'exposition.

J'ai l'expérience de collègues urologues, qui attribuent les cancers de la vessie à un ancien tabagisme arrêté depuis des années, alors qu'en fait les personnes manipulent ou ont manipulé des quantités absolument phénoménales d'huiles minérales usagées. On est face à une certaine forme de méconnaissance, même si je ne mets pas en doute la compétence de mes consoeurs et confrères. Pour ma part, si quelqu'un me dit que son père a eu un cancer, je l'interroge sur le métier qu'il faisait. Et malheureusement, dans un cas sur dix, je tombe juste.

Il ne faut non plus sous-estimer le côté très impliquant du diagnostic de cancer. Les patients à qui l'on annonce un cancer sont dans la souffrance, comme leurs proches. La réflexion sur l'origine professionnelle de la pathologie ne pourra venir qu'en deuxième rang. C'est peut-être une explication du fait que l'on a une mauvaise visibilité.

Cela étant, je trouve tout de même que la puissance publique devrait faire un effort. Comment nos voisins suédois, danois ou norvégiens ont-ils fait pour avoir des registres de cancers professionnels, alors que nous sommes encore en train d'attendre les nôtres ? C'est tout de même étonnant.

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Pensez-vous que l'informatisation du dossier médical permettrait de mettre plus facilement ce lien en évidence ? Ce devrait être possible, à partir de toutes les données entrées dans un dossier partagé entre les médecins, voire les médecins du travail.

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Avec l'histoire du dossier médical partagé (DMP), on touche à un point délicat. Effectivement, les médecins du travail n'ont pas toujours bonne presse chez leurs consoeurs et confrères, qui pensent, à tort ou à raison, que le médecin du travail est, en quelque sorte, influencé par le fait qu'il est rémunéré par l'entreprise. Ensuite, le secret médical ne peut se partager qu'à travers le patient. Or le patient peut ne pas vouloir que le médecin du travail sache qu'il a telle ou telle maladie, parce que cela pourrait retentir sur l'évaluation de son aptitude.

Je désire revenir sur les risques psychosociaux. Il faut que nous ayons de la visibilité sur les éléments de l'organisation du travail qui s'opposent à la nature même du travail.

Je vous citerai l'exemple de l'individualisation des salariés. On ne peut pas individualiser des salariés sans détruire les liens entre les salariés et ce qui fait la richesse du travail, à savoir son caractère collectif. Pourtant, on a mis en place des évaluations individuelles. Il faudrait au moins les tempérer par des évaluations collectives, et faire en sorte que les critères de l'évaluation soient reconnus comme pertinents par les opérateurs.

Un autre exemple est celui de l'intensification du travail. La fin des temps morts, c'est la fin des échanges sur le travail. On commence peut-être toujours par discuter du foot, mais deux minutes après, on discute du travail parce que c'est ce qui nous lie.

J'ajoute que l'individualisation provoque un sentiment de culpabilité chez les salariés, qui ont tendance à retourner contre eux les difficultés inhérentes au process ou à l'organisation du travail. Ce sont eux les fautifs, tandis que le système reste protégé.

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Jean-Dominique Dewitte, professeur de médecine du travail au CHU de Brest et président de la Société française de médecine du travail

Vous avez posé le problème des cancers et de leur étiologie. Nous avons essayé de mettre en place une consultation dite « de liaison », nos médecins se rendant directement dans les services de cancérologie. Même si cela prend beaucoup de temps de faire un interrogatoire professionnel, même si la traçabilité n'est pas bonne, cela peut valoir la peine. Je pense que, de cette façon, le nombre de reconnaissances augmenterait sérieusement. Vous avez parlé du « cocktail », et il est vrai qu'un « petit » cancérogène, ajouté à d'autres, finit par entraîner la survenue, voire l'explosion de cancers.

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

Je pense que l'on peut prévenir les mauvaises situations, mais aussi renforcer les bonnes. Ce pourrait être un objectif prioritaire. On parle de la reconnaissance de la pathologie, mais il faut aussi reconnaître la qualité du travail accompli. On a tous besoin que l'on reconnaisse la qualité de ce que l'on fait. De la même façon, on a tous besoin, pour notre santé psychique, de se sentir appartenir à une équipe, à une firme, etc. Il y a quelques dizaines d'années, on disait souvent que les ouvriers de chez Ford étaient fiers des voitures qu'ils produisaient et que, lorsqu'ils quittaient leur travail, ils faisaient le tour par le parking pour aller voir les nouveaux modèles qui étaient sortis. Il faut que les gens retrouvent la fierté de leur travail, de la qualité du travail et de la qualité du collectif de travail. On ne peut pas être en bonne santé psychique seul, dans un collectif qui serait complètement délabré.

J'ajoute que le premier des modes de reconnaissance du travail accompli reste le salaire, et un bon salaire. On ne peut pas se sentir reconnu à son travail si on se sent mal payé.

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Certaines études montrent-elles que les risques psychosociaux sont plus élevés chez les bas salaires que chez les salaires les plus élevés ?

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

Je n'ai pas dit « bas salaire » ni « salaire élevé ». J'entendais par « bon salaire » un salaire qui correspond au besoin de reconnaissance du salarié. On a tendance à critiquer les revendications salariales, mais il ne faut pas dévaloriser ce mode de reconnaissance que représente le salaire. Et je trouve paradoxal de formuler de telles critiques, alors même que certains salaires atteignent des sommets. Il faudrait se mettre d'accord là-dessus. Si l'on veut envoyer un message à la société tout entière, c'est aussi celui-là.

Il en est de même de la reconnaissance des organisations syndicales. On ne peut pas, d'un côté, dire que les salariés ont besoin d'un collectif et, de l'autre, dénigrer les organisations syndicales chaque fois qu'on en a l'occasion. Je ne prétends pas qu'on ne puisse pas les dénigrer, mais il faut trouver un équilibre : ou elles ont un rôle, ou elles n'en ont pas. Si elles en ont un, il faut le reconnaître et le valoriser. Cela valorise en outre le sentiment de solidarité humaine, et on a bien besoin de solidarité humaine quand tout se délite dans la société. Il n'est pas besoin d'être psychologue pour le sentir.

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Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail

Je voudrais intervenir sur la question des risques chimiques, leur traçabilité et les études longitudinales. À Fos-sur-Mer, des collectifs de médecins généralistes et d'individus ont mis en évidence une surcancérisation à partir de données déclaratives. Évidemment, cela n'a pas valeur d'étude épidémiologique statistique. Mais s'ils ont été amenés à procéder ainsi, c'est parce qu'aucune étude scientifique équivalente n'avait été mise en place. Il faut dire que les études longitudinales coûtent cher, qu'elles sont difficiles à mener et qu'elles s'appuient en général sur des cohortes, rétrospectives ou prospectives, qui sont très longues à porter. Avignon essaie actuellement de faire quelque chose de solide sur le plan scientifique pour les hémopathies malignes. Mais c'est très long à mettre en place : il leur faudra du temps et de la patience pour obtenir des résultats.

Dans un autre domaine, vous savez sans doute que le travail en horaires de nuit décalés a une incidence sur les cancers du sein. Or le nombre de centres du cancer qui mènent aujourd'hui en France des investigations sur ce sujet est extrêmement limité. J'ai eu affaire à l'équipe du centre de recherche clinique de Nantes et il m'a fallu deux ans pour avoir une étude sur la question des horaires décalés, alors qu'il existe des pages entières sur la question génétique et héréditaire. Il y a un vrai « décalage » par rapport aux besoins.

Enfin, la question de la reconnaissance est assez compliquée. Selon certaines études, le plus important pour le bien-être de quelqu'un est moins la reconnaissance statutaire que la reconnaissance humaine de sa valeur.

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Merci pour la qualité de vos propos. Je voudrais partir de la pyramide de Maslow pour évoquer les besoins fondamentaux. Au sommet de la pyramide, il y a le besoin de s'accomplir. Mais est-ce au travail que nous nous accomplissons, ou bien le travail est-il est une source de pénibilité à laquelle il faudrait se soustraire ? La question du travail est à l'origine de deux grands courants de pensée et de philosophie. C'est donc complexe.

J'ai apprécié l'exemple du trouble bipolaire, qui peut devenir un avantage pour le fonctionnement de l'entreprise – peut-être un peu moins pour le fonctionnement familial. Tout cela est à replacer dans un système – mais un système ouvert. Le monde du travail et de l'entreprise est en effet ouvert sur l'extérieur et interagit avec de nombreux autres systèmes. On peut donc s'interroger sur ce qui va, ou non, faire émerger ce symptôme au sein de l'entreprise, dans le cadre d'une approche diachronique et synchronique.

Si j'en crois vos propos, la reconnaissance des maladies professionnelles passe aussi par la reconnaissance de la spécialité, et par une meilleure coordination entre les différentes spécialités médicales, le monde du travail et le monde de la santé. D'ailleurs, vous avez souligné une anomalie : vous dépendez directement du ministère chargé du travail et pas du ministère chargé de la santé. C'est peut-être une question à évoquer avec eux.

La question que je voulais vous poser concerne les liens avec la réalité au travail. Je crois que le médecin du travail doit consacrer un tiers de son temps à aller sur place pour voir lui-même ce qu'il en est et être en contact avec le milieu du travail. Qu'en est-il concrètement aujourd'hui ? Est-ce possible avec les contraintes de temps qui s'imposent à tout professionnel, particulièrement en médecine du travail ? Est-ce encore réalisable ? Si ce n'est plus le cas, il y a un grave hiatus qu'il conviendrait de réparer.

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Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT)

Avec ce que vous dites, nous sommes au coeur du métier du médecin du travail. C'est une spécialité très particulière, qui fait le lien entre des éléments individuels et des éléments collectifs. Et donc, si l'un des deux pèche, on n'est plus à même de comprendre le travail et ce qu'il représente pour nos patients salariés.

Le système est désormais devenu complètement schizophrène. Il ne permet plus au médecin du travail d'avoir une activité clinique complète, en prévoyant des visites périodiques espacées de cinq ans pour les postes sans risques et de quatre ans pour les postes à risques. Quand on connaît le degré de précarité des emplois, on peut se demander comment le législateur a pu écrire cela… Il n'y a pas de continuité clinique individuelle. Et comme le médecin est submergé par des tâches annexes et par les tâches cliniques qui restent extrêmement importantes – on compte un médecin de service interentreprises pour 5 700 équivalents temps plein (ETP) et 450 entreprises –, il ne peut assurer son tiers temps, qui est pourtant indispensable.

Le législateur a mis en place des parades, avec les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) qui, théoriquement, participent de cette activité d'observation des lieux de travail et d'étude du travail réel sur le terrain. Mais eux-mêmes ont été détachés de la coopération avec le médecin pour se consacrer à l'aide aux entreprises. Si l'on séparait bien les deux secteurs, comme je le suggérais tout à l'heure, on pourrait « sectoriser » ces fameux IPRP : les uns aideraient le médecin à assurer son tiers temps ; les autres apporteraient leurs conseils aux employeurs, ce qui serait tout à fait légitime.

Le système actuel ne pourra plus fonctionner très longtemps, dans la mesure où on ne peut plus recruter de médecins. Le métier est devenu plus que difficile et ceux qui restent vivent un casse-tête quotidien pour arriver à l'exercer. Vous l'avez bien compris, le système va dans le mur.

Vous avez la chance de commencer une législature. On ne peut pas dire que, dans le domaine qui vous intéresse, les deux précédentes aient été particulièrement réussies. Il faut absolument que vous en soyez conscients, puisque, précisément, vous pouvez porter un regard nouveau sur la situation. Je le répète : le système court à sa perte, et il n'est pas possible de continuer comme cela. Évidemment, il y a toujours des démiurges. On peut toujours transformer le système en médecine de sélection médicale de la main d'oeuvre, comme je le disais tout à l'heure. Mais il n'y aura plus de relation de confiance avec le salarié et on ne verra plus rien. On peut aussi passer à une médecine qui ferait de la sélection dans une perspective assurantielle, dans un objectif d'économies de gestion.

Personnellement, je suis assez désespéré. Je suis en retraite, je suis assez âgé, et je vois ce système se déliter. Je tenais à le dire aujourd'hui, j'attends beaucoup de vous.

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Gérard Lucas, médecin du travail senior et président de la Fédération des spécialités médicales – Conseil national professionnel de médecine du travail

De fait, les conditions se dégradent. De plus en plus de médecins travaillent « le nez dans le guidon », avec des infirmières à encadrer. Ils n'ont plus l'occasion de visiter les entreprises et le tiers temps diminue. Or c'est en allant voir les postes, en rencontrant les gens au travail, dans leur collectif, en participant au CHSCT, etc. qu'au fil des années on peut acquérir la connaissance du travail. Il faudrait multiplier les visites périodiques, car c'est le moyen de connaître le vécu, non pas d'un salarié, mais d'un ensemble de salariés, et les questions qu'ils peuvent se poser sur le travail.

J'ai eu la chance de travailler dans le même établissement pendant à peu près vingt-cinq ans. Au bout de quelques années, je connaissais pratiquement tous les postes dans l'entreprise, ce qui m'évitait d'y retourner trop souvent, car inutilement. En revanche, je pouvais prévoir l'évolution de ces postes, parce que je les avais vus et que le collectif de travail me faisait savoir comment les salariés vivaient cette évolution. Je percevais très bien certaines transformations, et je pouvais faire des alertes – pertinentes, je crois.

De fait, la continuité est importante. Si les médecins du travail n'ont plus le temps d'aller sur place régulièrement, s'ils ont affaire à quelqu'un qui n'est pas en relation de coopération avec eux mais attend d'eux des prestations, s'ils ne peuvent pas se rendre compte des questionnements sur le travail, la connaissance du travail se perdra et le lien entre la santé et le travail disparaîtra.

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Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, chef du service de médecine légale au CHU de Saint-Étienne

Parmi les situations susceptibles de provoquer des troubles psychosociaux, il en est une que je n'ai pas évoquée, et vous allez comprendre pourquoi : c'est le moment du licenciement.

C'est un moment très rude, un moment traumatique, et je pense qu'un employeur prend une grande responsabilité par rapport à la santé de son employé lorsqu'il le licencie. En outre, il n'y a aucun suivi médical des chômeurs.

J'en ai parlé dans un ouvrage paru il y a trois ans. Depuis, j'ai vu à peu près tous les ministères, mais cela n'a pas bougé d'un iota. Il y a toujours 6 millions de personnes dont on sait qu'elles sont en risque. Beaucoup vont bien, mais un certain nombre vont mal, notamment sur le plan psychologique et social. Il faudrait peut-être considérer ces troubles en continuité des troubles liés au travail, même s'ils se produisent hors du travail. Ils sont tout de même en lien avec la situation des travailleurs.

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Merci beaucoup, messieurs, pour votre contribution.

L'audition s'achève à seize heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14 h 30

Présents. – M. Julien Borowczyk, M. Pierre Dharréville, M. Brahim Hammouche, M. Régis Juanico, Mme Stéphanie Rist

Excusés. – Mme Delphine Bagarry, M. Belkhir Belhaddad, M. Bertrand Bouyx, Mme Annaïg Le Meur, M. Alain Ramadier, M. Frédéric Reiss, Mme Hélène Vainqueur-Christophe, M. Stéphane Viry