Je me suis interrogée, préalablement à cette audition, sur la question de savoir si les services de santé au travail étaient réellement présents sur le sujet sur lequel vous nous demandez avis. La médecine du travail se caractérise par le fait qu'elle n'est ni une spécialité d'organe, ni une spécialité de pathologie, mais la spécialité du déterminant travail. Elle présente la particularité d'agir pour effectuer un diagnostic positif consistant à définir s'il existe ou non un effet sur la santé lié à cette cause. Nous allons beaucoup plus loin que d'autres spécialités, en recherchant l'étiologie et en conseillant l'entreprise de manière à faire disparaître cette étiologie. C'est la spécificité de la spécialité de médecine du travail et, plus largement, des services de santé au travail. Nous pouvons par exemple, comme d'autres spécialités, éliminer un nid de staphylocoques identifié dans un lieu donné, mais allons plus loin dans l'instruction du lien entre l'effet sur la santé ou la pathologie et la cause existante ou potentielle. Ceci nous permet non seulement de nourrir la recherche, mais aussi d'envisager la part attribuable à chaque cause potentielle, ainsi que la manière d'agir et de conseiller au mieux.
Sommes-nous présents dans l'industrie ? 85 % des entreprises adhérant aux services de santé au travail interentreprises et suivies par eux comptent moins de dix salariés. Nombre d'entre elles sont des sous-traitants de groupes industriels. Nous avons donc accès à ces établissements et à leurs salariés. Nous agissons sur toutes les expositions professionnelles et notamment sur les trois catégories citées précédemment, et menons des actions de prévention primaire, secondaire et tertiaire. Nous accompagnons aussi – même si nous ne sommes pas chargés de l'indemnisation – la prévention de la désinsertion professionnelle.
Les médecins du travail peuvent en outre, en tant que salariés protégés, faire part d'une alerte dès lors qu'ils constatent une probabilité importante de préjudice à la santé. Bien que la fiche d'exposition aux agents chimiques dangereux ait disparu, nous pouvons également, forts de l'interrogatoire sur les expositions antérieures, déclencher un suivi post-expositionnel : même si le salarié n'est plus exposé, nous initions un suivi adapté, de manière à dépister le plus rapidement possible les pathologies susceptibles de survenir en lien avec cette exposition. Grâce à la visite de fin de carrière, nous allons désormais être de plus en plus souvent à même de déclencher un suivi post-professionnel. Cela suppose évidemment de disposer de curricula laboris bien tracés. Dans la mesure où cette question a été abordée précédemment, je ne reviendrai pas sur les moyens indispensables à mettre en oeuvre pour que ceci soit effectif.
Diverses améliorations peuvent être attendues. On peut imaginer un document unique d'évaluation des risques professionnels, comportant, dans les grandes entreprises, une partie spécifique aux risques externalisés, afin que les professionnels de santé, et plus largement les préventeurs des risques professionnels, puissent avoir une visibilité sur les risques auxquels sont exposés les sous-traitants et les intérimaires. Ceci améliorerait probablement l'efficacité de nos conseils.
Pour ce qui est de la traçabilité, il faut avoir des moyens neutres de nommer les expositions professionnelles pour nourrir utilement un curriculum laboris. Nous avons ainsi accompagné les services permettant de disposer de nomenclatures partagées entre tous les préventeurs. Ce travail autour du thesaurus des expositions professionnelles a permis de mettre en place une sous-partie relative aux facteurs organisationnels, relationnels et éthiques des risques psychosociaux (RPS), en identifiant précisément le facteur causal afin de ne pas le confondre avec l'effet sur la santé. Nous pouvons ainsi tracer cela dans les dossiers et effectuer progressivement, par des analyses et des enquêtes, le lien entre certaines situations organisationnelles, relationnelles et éthiques et l'apparition ou l'aggravation de pathologies.
Une autre piste pour mieux instruire les situations et produire des données probantes permettant d'agir plus efficacement, à terme, sur les RPS, les agents chimiques ou autres, consiste à participer aux actions d'étude et de veille sanitaire, intégrées dans nos missions. Les services interentreprises et leurs 16 000 collaborateurs participent ainsi à toutes les enquêtes ou observatoires nationaux. Citons par exemple l'enquête Sumer, l'observatoire Evrest, les Quinzaines des maladies à caractère professionnel ou encore le Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) auquel contribuent douze de nos services, dont l'ACMS ici présente. Ceci permet de disposer d'un « dénominateur sain » face aux problèmes de santé au travail identifiés dans les consultations de pathologies professionnelles.
La traçabilité dans nos dossiers médicaux en santé travail informatisés permet aussi d'exploiter des données sur échantillons, qui participent à l'identification de nuisances émergentes. Nous augmentons ainsi, globalement, la traçabilité quantitative, mais aussi qualitative.
Ces vocabulaires, ces thesaurus, partagés avec l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), avec les consultations de pathologies professionnelles, avec l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (IRNS) et la Mutualité sociale agricole (MSA), pourraient être mieux et plus fréquemment utilisés si les tutelles exigeaient que les rapports qu'elles demandent aux services de santé au travail soient produits dans ce langage. Nous sommes en effet respectueux des textes et ceci donnerait une finalité supplémentaire à l'effort de saisie quotidien, en permettant d'effectuer un reporting aux tutelles, au-delà de l'intérêt que cela représente pour les professionnels de santé, en termes de participation à la recherche.
Un autre moyen serait que nous nous rapprochions plus fréquemment et de manière visible des chaires universitaires qui pratiquent de la recherche en santé au travail. Les services de santé au travail participent actuellement, dans l'ombre, à cet effort de recherche et il serait intéressant que cela soit systématisé, de manière à croiser l'expérience de terrain et l'expertise des universitaires qui effectuent des travaux de recherche fondamentale dans ce domaine.