Monsieur le président, je serai bref car vous avez bien résumé l'objet de cette commission. C'est un objet difficile car c'est tout sauf une science exacte. Il s'agit en fait d'additionner des hypothèses qui, toutes, comportent une marge d'erreur. Et comme tout statisticien le sait, les marges d'erreur peuvent s'annuler, se cumuler et même se multiplier. Dans ces conditions, on arrive à des résultats qui peuvent n'avoir rien à voir avec la réalité. En l'occurrence, on a trois problèmes successifs.
Le premier, non le moindre, est celui de la connaissance. Connaît-on exactement les maladies professionnelles ? Pour certaines, c'est une évidence. L'asbestose est une maladie liée à l'amiante – c'est sûr à 98 %. D'autres maladies sont beaucoup plus compliquées. Je pense notamment à tous les cancers d'origine professionnelle – qui représentent la moitié de la charge de la branche AT-MP –, tout simplement parce que ce sont des maladies ubiquitaires pouvant avoir plusieurs causes et que leur déclenchement n'est pas concomitant à l'exposition : il peut intervenir dix, quinze, voire vingt ans plus tard. Dans ces conditions, il n'est pas du tout évident de faire le lien entre maladie et travail.
Bien souvent, ça ne l'est pas pour la victime elle-même qui ne pense pas forcément à ce qui lui est arrivé. Si le médecin traitant – qui est chargé de faire la première déclaration de maladie professionnelle – y pense et en a le temps, il peut retracer le parcours du combattant du malade qui se présente devant lui et se demander si ce dernier n'a pas une maladie professionnelle. La plupart du temps, les médecins n'y pensent pas, ils n'ont pas le temps et n'ont pas forcément la formation nécessaire – les maladies professionnelles ayant été totalement ignorées pendant très longtemps – si bien qu'ils passent à côté. La maladie est alors identifiée comme un cancer sans qu'on sache exactement quelle est son origine.
Dans certains cas, les choses sont simples car le lien entre souffrance et profession est évident. C'est le cas des problèmes liés au rachis chez les gens qui manient des marteaux piqueurs. Lorsque le lien est évident, on fait des tableaux : une fois qu'un certain nombre de conditions sont réunies, on peut dire sans aucun doute que la maladie est d'origine professionnelle. En revanche, d'autres maladies – comme la surdité – peuvent certes être déclenchées par un environnement professionnel bruyant, mais pas seulement. Ce peut être aussi l'écoute d'une musique très bruyante à la maison et, comme plus les gens sont mal-entendants, plus ils augmentent le volume sonore, ce qui ne fait qu'aggraver la situation.
Encore une fois, c'est pour les cancers à déclenchement lent et ayant des causes ubiquitaires que le problème de connaissance est le plus important. Parfois, on ne qualifiera pas la maladie de professionnelle parce qu'on ne peut pas en déterminer la cause. Je pense notamment aux problèmes pulmonaires de gens qui sont par ailleurs des fumeurs invétérés – ou qui l'ont été à un moment de leur vie –, la corrélation entre la tabagie et le cancer du poumon étant élevée.
Le deuxième problème est celui de la déclaration. Il est assez compliqué, pour plusieurs raisons. Première raison, que ce soit auprès du médecin traitant ou à l'hôpital, dès lors qu'on a affaire à une maladie professionnelle, on sort complètement du réseau habituel de traitement administratif de la maladie : on ne passe plus par la carte Vitale ; il faut faire une déclaration à part, sur des feuilles de soins à l'ancienne. La CGT insiste beaucoup sur cette question et je crois qu'elle n'a pas tort. Or je ne suis pas certain que refondre complètement le processus de la carte Vitale soit la priorité de mon collègue Nicolas Revel ni ne soit vraiment chose facile. Ces systèmes informatiques sont lourds et il faut bien mesurer les risques pris à vouloir les modifier, faute de quoi on s'expose à de jolies surprises. Si vous le voulez, je peux vous raconter l'accident industriel de la création du régime social des indépendants (RSI) – cela n'a aucun rapport avec ce qui nous occupe mais c'est un beau récit que je peux vous faire car je l'ai vécu de près. Par ailleurs, bien souvent, les médecins n'ont pas de réflexe de la déclaration et ne savent pas comment faire, car sur 100 personnes qui se présentent devant eux, il y a au maximum un ou deux cas de maladies d'origine professionnelle.
Les choses sont différentes pour les accidents du travail car ils se manifestent de façon évidente. Il y a sous-déclaration des petits « bobos », y compris par les salariés, qui s'en fichent complètement car ils ne toucheront pas de rente. Mais dès que l'accident a des conséquences plus graves, la relation causale est évidente et l'employeur ne peut pas ne pas le déclarer – ou alors l'entreprise qui tient à ne pas le faire doit payer très cher son salarié. Cela lui économisera peut-être des cotisations supplémentaires mais sinon, ce n'est pas une affaire.
Pour les maladies professionnelles, ce n'est pas au médecin du travail de faire la déclaration mais au salarié, c'est-à-dire, concrètement, au médecin traitant. Or, la relation entre les deux médecins ne se fait pas forcément simplement. Elle est plus facile quand le médecin du travail est implanté dans l'entreprise, mais quand il est rattaché à un service interentreprises, la connexion ne peut se faire que par l'intermédiaire de l'employeur et peut se perdre dans le dédale du service interentreprises. À supposer même que tous les acteurs soient de bonne volonté, la déclaration ne sera pas forcément faite – et s'ils ne sont pas de bonne volonté, elle ne le sera sûrement pas.
Enfin, la sous-déclaration peut résulter de la volonté du malade lui-même, notamment si son espérance de vie est limitée, auquel cas le versement d'une rente n'est pas un enjeu pour lui. Quelqu'un qui apprend qu'il a une bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et que ses perspectives de vie sont de quelques mois ou de quelques années, n'a pas pour principal souci de remplir des papiers.
Il n'y a pas eu au cours des trois dernières années d'évolution significative des causes de sous-déclaration et je ne pense pas qu'il y en aura beaucoup.
Le troisième problème est celui de la reconnaissance. Toutes les maladies susceptibles d'être d'origine professionnelle ne sont pas forcément reconnues comme telles car il faut que les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) établissent entre la maladie et la profession un lien direct et essentiel – ce qui est sujet à appréciation. Voilà pourquoi le coût annuel des sous-déclarations est compris entre 800 millions et 1,5 milliard d'euros : il repose sur de nombreuses estimations et hypothèses. Tel est le problème auquel la commission est confrontée.
Certaines problématiques sont plus particulières. Les tableaux de maladies professionnelles évoluent très lentement car le processus de reconnaissance lui-même est extrêmement lent et compliqué, dans la mesure où sont réunis autour de la table à la fois des spécialistes des maladies concernées, les organisations syndicales, les organisations patronales, la direction de la sécurité sociale et le ministère de la santé – qui, tous, ont des intérêts divergents.
Le système d'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles est conçu, depuis sa création en 1898, pour être autofinancé et, de fait, il l'est. D'un côté, les employeurs, qui paient les cotisations, ont intérêt à ce que leurs charges n'augmentent pas trop, donc à ce que les critères de reconnaissance soient le plus stricts possible. De l'autre, les organisations syndicales ont plutôt tendance à aller dans l'autre sens. Il se déroule donc une négociation socio-technico-politique extrêmement obscure, qui souvent n'aboutit pas. Ou alors elle aboutit à des « je te cède sur ceci et tu me cèdes sur cela ».
Les tableaux de maladies professionnelles n'évoluent donc pas vite. Il existe un nombre considérable de tableaux, dont les trois quarts ne servent jamais à rien. Seule une douzaine ou une quinzaine d'entre eux servent vraiment ; les autres sont anecdotiques. J'ai connu un ami de mon père qui était vernisseur au tampon et qui avait contracté une maladie. Cet homme avait une trogne d'alcoolique absolument extraordinaire, mais ne buvait que de l'eau. En revanche, il respirait à pleins poumons de l'alcool de vernis à longueur de journée, dans un endroit qui ne devait pas être trop aéré pour éviter que les poussières tombent sur le vernis. Aujourd'hui, le tableau correspondant à cette maladie existe, sauf qu'il n'y a quasiment plus de vernisseurs au tampon ! Les rares qui subsistent, en restauration, chez les antiquaires, mettent les protections adéquates. Voilà donc un tableau désuet : il existe toujours et existera peut-être en l'an 2050, mais il ne sert plus à rien. Il y en a beaucoup d'autres comme cela. À l'inverse, de nouvelles maladies peuvent apparaître qui, pour l'instant, n'ont pas donné lieu à des tableaux de maladies professionnelles.
Ajoutez à cela un phénomène que j'ai observé avec stupéfaction : chaque pays a ses traditions. En Allemagne, la dermatose est une maladie professionnelle très reconnue. En France, elle ne l'est pas, même pour les paysans qui manient à pleines mains des choses qui ne doivent pas leur arranger le cuir. Au fond, cela fait partie du métier et ne les préoccupe pas. À l'inverse, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont une spécialité française. À croire que les Allemands ne manient pas de charge lourde et n'utilisent pas de marteau piqueur. En réalité, ce sont des différences culturelles. Il y a peut-être d'autres causes mais cet aspect joue considérablement.
Enfin, certaines maladies, telles que les troubles psychosociaux, sont irréductibles à des tableaux. Pour les inscrire sur des tableaux, il faudrait d'abord les caractériser de façon très précise. Les TMS sont une dénomination générale, mais il y en une quinzaine ou une trentaine, touchant l'épaule, le canal carpien, le rachis lombaire etc. Les troubles psychosociaux sont eux aussi une catégorie générique, mais ils posent en plus un problème de lien direct et essentiel avec le travail qu'il faut pouvoir démontrer. Ils sont probablement une maladie plurifactorielle. Qui plus est, mettre de l'argent pour des gens qui sont cassés, parfois durablement, par de tels troubles, c'est bien mais l'essentiel est de prévenir ces troubles ou de les détecter précocement plutôt que de se mettre à indemniser les types quand ils sont complètement hors d'état de faire quoi que ce soit.
Dès lors, c'est toute une politique de santé au travail qu'il faut définir, en sachant que parfois, le management se fonde sur ces troubles. Il peut y avoir management par la terreur mais la plupart du temps, ce n'est pas de cela qu'il s'agit : simplement, on ne se rend pas compte que quelqu'un est en train de perdre pied. C'est donc une question d'organisation de la vigilance. Certains petits chefs se satisfont beaucoup des troubles psychosociaux de leurs subordonnés, à l'insu de l'encadrement supérieur. Puis tout d'un coup, l'encadrement supérieur s'aperçoit qu'il y a des suicides ou de grosses difficultés et tombe des nues parce qu'évidemment il ne s'en était pas préoccupé, puisque personne ne lui en avait parlé. De façon générale, la prévention est préférable à toute sorte de réparation même si celle-ci est indispensable. Et faire un tableau de maladies professionnelles pour les troubles psychosociaux me paraît compliqué. Vos prédécesseurs ici même avaient fait un travail sur le burn-out. Ils ont constaté qu'on ne pouvait pas définir cette notion. Évidemment, faire un tableau sur le burn-out alors qu'on ne peut pas le définir n'est pas à la portée de tout le monde.