L'audition débute à quatorze heures.
Nous auditionnons aujourd'hui M. Jean-Pierre Bonin, conseiller maître honoraire de la Cour des comptes. La loi de financement de la sécurité sociale pour 1997 a institué des versements forfaitaires de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) au profit des autres branches de la sécurité sociale, et notamment de la branche maladie. Ce versement a vocation à être représentatif du coût indûment supporté par celle-ci du fait de la sous-déclaration des accidents ou maladies professionnelles. Une commission est donc chargée tous les trois ans de produire un rapport évaluant au mieux le coût de la sous-déclaration pour la branche maladie.
Vous assurez depuis deux exercices la présidence de cette commission. Son dernier rapport a été remis le 30 juin 2017. Le coût annuel de la sous-déclaration serait compris entre 800 millions et 1,5 milliard d'euros. C'est sur la base de vos travaux que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a maintenu à un milliard d'euros le versement annuel de la branche AT-MP à la branche maladie. Par ailleurs, la branche AT-MP prend en charge à hauteur de 883 millions d'euros l'indemnisation et le départ anticipé à la retraite des victimes de l'amiante.
Dans le cadre des réflexions que nous conduisons sur la meilleure façon de prendre en compte et de prévenir les maladies professionnelles, votre expertise nous sera précieuse.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Jean-Pierre Bonin prête serment.
Monsieur le président, je serai bref car vous avez bien résumé l'objet de cette commission. C'est un objet difficile car c'est tout sauf une science exacte. Il s'agit en fait d'additionner des hypothèses qui, toutes, comportent une marge d'erreur. Et comme tout statisticien le sait, les marges d'erreur peuvent s'annuler, se cumuler et même se multiplier. Dans ces conditions, on arrive à des résultats qui peuvent n'avoir rien à voir avec la réalité. En l'occurrence, on a trois problèmes successifs.
Le premier, non le moindre, est celui de la connaissance. Connaît-on exactement les maladies professionnelles ? Pour certaines, c'est une évidence. L'asbestose est une maladie liée à l'amiante – c'est sûr à 98 %. D'autres maladies sont beaucoup plus compliquées. Je pense notamment à tous les cancers d'origine professionnelle – qui représentent la moitié de la charge de la branche AT-MP –, tout simplement parce que ce sont des maladies ubiquitaires pouvant avoir plusieurs causes et que leur déclenchement n'est pas concomitant à l'exposition : il peut intervenir dix, quinze, voire vingt ans plus tard. Dans ces conditions, il n'est pas du tout évident de faire le lien entre maladie et travail.
Bien souvent, ça ne l'est pas pour la victime elle-même qui ne pense pas forcément à ce qui lui est arrivé. Si le médecin traitant – qui est chargé de faire la première déclaration de maladie professionnelle – y pense et en a le temps, il peut retracer le parcours du combattant du malade qui se présente devant lui et se demander si ce dernier n'a pas une maladie professionnelle. La plupart du temps, les médecins n'y pensent pas, ils n'ont pas le temps et n'ont pas forcément la formation nécessaire – les maladies professionnelles ayant été totalement ignorées pendant très longtemps – si bien qu'ils passent à côté. La maladie est alors identifiée comme un cancer sans qu'on sache exactement quelle est son origine.
Dans certains cas, les choses sont simples car le lien entre souffrance et profession est évident. C'est le cas des problèmes liés au rachis chez les gens qui manient des marteaux piqueurs. Lorsque le lien est évident, on fait des tableaux : une fois qu'un certain nombre de conditions sont réunies, on peut dire sans aucun doute que la maladie est d'origine professionnelle. En revanche, d'autres maladies – comme la surdité – peuvent certes être déclenchées par un environnement professionnel bruyant, mais pas seulement. Ce peut être aussi l'écoute d'une musique très bruyante à la maison et, comme plus les gens sont mal-entendants, plus ils augmentent le volume sonore, ce qui ne fait qu'aggraver la situation.
Encore une fois, c'est pour les cancers à déclenchement lent et ayant des causes ubiquitaires que le problème de connaissance est le plus important. Parfois, on ne qualifiera pas la maladie de professionnelle parce qu'on ne peut pas en déterminer la cause. Je pense notamment aux problèmes pulmonaires de gens qui sont par ailleurs des fumeurs invétérés – ou qui l'ont été à un moment de leur vie –, la corrélation entre la tabagie et le cancer du poumon étant élevée.
Le deuxième problème est celui de la déclaration. Il est assez compliqué, pour plusieurs raisons. Première raison, que ce soit auprès du médecin traitant ou à l'hôpital, dès lors qu'on a affaire à une maladie professionnelle, on sort complètement du réseau habituel de traitement administratif de la maladie : on ne passe plus par la carte Vitale ; il faut faire une déclaration à part, sur des feuilles de soins à l'ancienne. La CGT insiste beaucoup sur cette question et je crois qu'elle n'a pas tort. Or je ne suis pas certain que refondre complètement le processus de la carte Vitale soit la priorité de mon collègue Nicolas Revel ni ne soit vraiment chose facile. Ces systèmes informatiques sont lourds et il faut bien mesurer les risques pris à vouloir les modifier, faute de quoi on s'expose à de jolies surprises. Si vous le voulez, je peux vous raconter l'accident industriel de la création du régime social des indépendants (RSI) – cela n'a aucun rapport avec ce qui nous occupe mais c'est un beau récit que je peux vous faire car je l'ai vécu de près. Par ailleurs, bien souvent, les médecins n'ont pas de réflexe de la déclaration et ne savent pas comment faire, car sur 100 personnes qui se présentent devant eux, il y a au maximum un ou deux cas de maladies d'origine professionnelle.
Les choses sont différentes pour les accidents du travail car ils se manifestent de façon évidente. Il y a sous-déclaration des petits « bobos », y compris par les salariés, qui s'en fichent complètement car ils ne toucheront pas de rente. Mais dès que l'accident a des conséquences plus graves, la relation causale est évidente et l'employeur ne peut pas ne pas le déclarer – ou alors l'entreprise qui tient à ne pas le faire doit payer très cher son salarié. Cela lui économisera peut-être des cotisations supplémentaires mais sinon, ce n'est pas une affaire.
Pour les maladies professionnelles, ce n'est pas au médecin du travail de faire la déclaration mais au salarié, c'est-à-dire, concrètement, au médecin traitant. Or, la relation entre les deux médecins ne se fait pas forcément simplement. Elle est plus facile quand le médecin du travail est implanté dans l'entreprise, mais quand il est rattaché à un service interentreprises, la connexion ne peut se faire que par l'intermédiaire de l'employeur et peut se perdre dans le dédale du service interentreprises. À supposer même que tous les acteurs soient de bonne volonté, la déclaration ne sera pas forcément faite – et s'ils ne sont pas de bonne volonté, elle ne le sera sûrement pas.
Enfin, la sous-déclaration peut résulter de la volonté du malade lui-même, notamment si son espérance de vie est limitée, auquel cas le versement d'une rente n'est pas un enjeu pour lui. Quelqu'un qui apprend qu'il a une bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et que ses perspectives de vie sont de quelques mois ou de quelques années, n'a pas pour principal souci de remplir des papiers.
Il n'y a pas eu au cours des trois dernières années d'évolution significative des causes de sous-déclaration et je ne pense pas qu'il y en aura beaucoup.
Le troisième problème est celui de la reconnaissance. Toutes les maladies susceptibles d'être d'origine professionnelle ne sont pas forcément reconnues comme telles car il faut que les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) établissent entre la maladie et la profession un lien direct et essentiel – ce qui est sujet à appréciation. Voilà pourquoi le coût annuel des sous-déclarations est compris entre 800 millions et 1,5 milliard d'euros : il repose sur de nombreuses estimations et hypothèses. Tel est le problème auquel la commission est confrontée.
Certaines problématiques sont plus particulières. Les tableaux de maladies professionnelles évoluent très lentement car le processus de reconnaissance lui-même est extrêmement lent et compliqué, dans la mesure où sont réunis autour de la table à la fois des spécialistes des maladies concernées, les organisations syndicales, les organisations patronales, la direction de la sécurité sociale et le ministère de la santé – qui, tous, ont des intérêts divergents.
Le système d'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles est conçu, depuis sa création en 1898, pour être autofinancé et, de fait, il l'est. D'un côté, les employeurs, qui paient les cotisations, ont intérêt à ce que leurs charges n'augmentent pas trop, donc à ce que les critères de reconnaissance soient le plus stricts possible. De l'autre, les organisations syndicales ont plutôt tendance à aller dans l'autre sens. Il se déroule donc une négociation socio-technico-politique extrêmement obscure, qui souvent n'aboutit pas. Ou alors elle aboutit à des « je te cède sur ceci et tu me cèdes sur cela ».
Les tableaux de maladies professionnelles n'évoluent donc pas vite. Il existe un nombre considérable de tableaux, dont les trois quarts ne servent jamais à rien. Seule une douzaine ou une quinzaine d'entre eux servent vraiment ; les autres sont anecdotiques. J'ai connu un ami de mon père qui était vernisseur au tampon et qui avait contracté une maladie. Cet homme avait une trogne d'alcoolique absolument extraordinaire, mais ne buvait que de l'eau. En revanche, il respirait à pleins poumons de l'alcool de vernis à longueur de journée, dans un endroit qui ne devait pas être trop aéré pour éviter que les poussières tombent sur le vernis. Aujourd'hui, le tableau correspondant à cette maladie existe, sauf qu'il n'y a quasiment plus de vernisseurs au tampon ! Les rares qui subsistent, en restauration, chez les antiquaires, mettent les protections adéquates. Voilà donc un tableau désuet : il existe toujours et existera peut-être en l'an 2050, mais il ne sert plus à rien. Il y en a beaucoup d'autres comme cela. À l'inverse, de nouvelles maladies peuvent apparaître qui, pour l'instant, n'ont pas donné lieu à des tableaux de maladies professionnelles.
Ajoutez à cela un phénomène que j'ai observé avec stupéfaction : chaque pays a ses traditions. En Allemagne, la dermatose est une maladie professionnelle très reconnue. En France, elle ne l'est pas, même pour les paysans qui manient à pleines mains des choses qui ne doivent pas leur arranger le cuir. Au fond, cela fait partie du métier et ne les préoccupe pas. À l'inverse, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont une spécialité française. À croire que les Allemands ne manient pas de charge lourde et n'utilisent pas de marteau piqueur. En réalité, ce sont des différences culturelles. Il y a peut-être d'autres causes mais cet aspect joue considérablement.
Enfin, certaines maladies, telles que les troubles psychosociaux, sont irréductibles à des tableaux. Pour les inscrire sur des tableaux, il faudrait d'abord les caractériser de façon très précise. Les TMS sont une dénomination générale, mais il y en une quinzaine ou une trentaine, touchant l'épaule, le canal carpien, le rachis lombaire etc. Les troubles psychosociaux sont eux aussi une catégorie générique, mais ils posent en plus un problème de lien direct et essentiel avec le travail qu'il faut pouvoir démontrer. Ils sont probablement une maladie plurifactorielle. Qui plus est, mettre de l'argent pour des gens qui sont cassés, parfois durablement, par de tels troubles, c'est bien mais l'essentiel est de prévenir ces troubles ou de les détecter précocement plutôt que de se mettre à indemniser les types quand ils sont complètement hors d'état de faire quoi que ce soit.
Dès lors, c'est toute une politique de santé au travail qu'il faut définir, en sachant que parfois, le management se fonde sur ces troubles. Il peut y avoir management par la terreur mais la plupart du temps, ce n'est pas de cela qu'il s'agit : simplement, on ne se rend pas compte que quelqu'un est en train de perdre pied. C'est donc une question d'organisation de la vigilance. Certains petits chefs se satisfont beaucoup des troubles psychosociaux de leurs subordonnés, à l'insu de l'encadrement supérieur. Puis tout d'un coup, l'encadrement supérieur s'aperçoit qu'il y a des suicides ou de grosses difficultés et tombe des nues parce qu'évidemment il ne s'en était pas préoccupé, puisque personne ne lui en avait parlé. De façon générale, la prévention est préférable à toute sorte de réparation même si celle-ci est indispensable. Et faire un tableau de maladies professionnelles pour les troubles psychosociaux me paraît compliqué. Vos prédécesseurs ici même avaient fait un travail sur le burn-out. Ils ont constaté qu'on ne pouvait pas définir cette notion. Évidemment, faire un tableau sur le burn-out alors qu'on ne peut pas le définir n'est pas à la portée de tout le monde.
Je vous remercie pour cet exposé riche d'informations qui pose bien les problèmes. Vous avez aussi abordé en fin de propos l'enjeu majeur de la prévention.
Je vous remercie pour votre exposé. Vous avez souligné tout à l'heure la dimension culturelle de la reconnaissance d'un certain nombre de maladies professionnelles. J'ai le sentiment que la plus ou moins grande facilité de la reconnaissance est aussi la conséquence des combats qui ont été menés par les salariés malades pour se faire indemniser. Sans doute ces combats n'ont-ils pas été les mêmes selon les pays mais cela ne veut pas forcément dire – vous l'avez souligné à votre façon – que ces maladies existent ou n'existent pas selon le côté du Rhin duquel on se situe.
Dans le domaine de l'industrie, auquel s'intéresse spécifiquement notre commission, des particularités vous sont-elles apparues dans le cadre des travaux que vous avez effectués ?
Dans l'industrie, il y a probablement plus qu'ailleurs une prise de conscience de la part des employeurs. D'abord, parce qu'en ce qui concerne les accidents du travail – mais aussi certaines maladies professionnelles –, le risque existe de la faute inexcusable de l'employeur. Ce risque n'est pas très agréable pour celui qui le subit. Les employeurs ont donc intérêt à faire attention. Les organisations professionnelles le rappellent souvent. Ensuite, les organisations syndicales ont été très vigilantes dans l'industrie depuis de nombreuses années. Elles se sont battues et sont arrivées à des résultats. D'autant qu'il s'agit de domaines où, contrairement à ce qu'on peut voir dans les téléfilms, les employeurs eux-mêmes font attention, non seulement pour préserver la réputation de leur entreprise mais aussi parce qu'ils ne tiennent pas à ce qu'on parle d'eux dans la presse en termes défavorables – sans compter les possibilités de mise en cause personnelle.
En revanche, il y a des malins qui ont développé des stratégies d'évitement. Dans le rapport que nous avons publié en 2014, une analyse très approfondie a été faite des industries pétrolières situées autour de l'étang de Berre. Il est clair que les principaux employeurs s'y étaient délestés sur des sous-traitants, qui eux-mêmes se délestaient sur des intérimaires, des travaux les plus dégoûtants et les plus dangereux – tels que le curage des cuves. Imaginez ce qu'on respire quand on cure une cuve à mazout : ce sont des inhalations fort désagréables et aux conséquences potentiellement très graves. Aucun employé de l'entreprise ne fait cela : on le confie à l'homme qui le confie à l'homme… Et l'homme en question vient d'on ne sait où, parfois dans une situation plus ou moins régulière. Il ne fait que passer sur le chantier. Il sera bien incapable, dans dix ou quinze ans, de dire qu'il a accompli ce genre de tâche – si toutefois, il est encore en France à ce moment-là. C'est une stratégie d'évitement.
Ce n'est donc pas parce qu'une entreprise semble clean qu'elle l'est vraiment… Il se peut tout simplement qu'elle se décharge sur d'autres du risque professionnel. C'était particulièrement frappant – et généralisé – lors de l'étude que j'ai réalisée en 2012 dans les entreprises industrielles situées autour de l'étang de Berre. Je ne suis pas sûr que les choses se soient beaucoup améliorées depuis, et de nouvelles dispositions législative ou réglementaire n'y changeront pas grand chose.
Le problème est général. Je suis membre de la commission des infractions fiscales. On voit régulièrement arriver de pauvres bougres – souvent propriétaires d'une entreprise de construction ou de travaux publics – qui n'ont pas payé la TVA et l'impôt sur les sociétés. En réalité, les conditions dans lesquelles ils ont passé des marchés avec leurs donneurs d'ordres sont telles que, par construction, leur entreprise n'est pas viable sans fraude fiscale et sociale… Dans ces cas de figure, il faut pouvoir mettre en cause le donneur d'ordres, en établissant qu'il est conscient des conséquences de ses demandes. Ce n'est donc pas simple. À mon sens, c'est le principal chantier dans l'industrie.
Une autre difficulté doit être soulignée : les règles de sécurité existent, mais ne sont pas toujours respectées. Je fais régulièrement mes courses à Fontainebleau, où des ouvriers étaient récemment en train de finir les travaux de la place du marché. L'un des ouvriers travaillait à la ponceuse afin d'égaliser les pierres posées. Il y avait une poussière d'enfer, mais l'ouvrier n'avait évidemment pas de masque. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m'a répondu qu'on lui en avait donné un, mais qu'il était insupportable ! S'il travaille dans ces conditions pendant deux ans, la silicose est garantie sur facture ! Qui est responsable dans ce cas ? Le chef de chantier ne peut pas surveiller les ouvriers en permanence. Certains équipements de protection individuelle sont tels qu'ils ne sont pas ou sont difficilement supportables… Ainsi, à Bruxelles, lors des opérations de désamiantage de l'immeuble Berlaymont, les ouvriers travaillaient une demi-heure sous scaphandre puis sortaient car ils suaient très rapidement à grosses gouttes. Comme pour les opérations de Jussieu à la même époque, l'Union européenne avait les moyens et les ouvriers ne risquaient rien, mais cela n'enlève rien à la pénibilité du port de ces équipements de protection individuelle.
Dans mon rapport de 2014, je faisais état de certains accords passés dans l'industrie pour améliorer la sécurité au travail, notamment dans le secteur du bois et dans les garages. À ma connaissance, ces conventions pluriannuelles n'ont pas été renouvelées. Il faudrait se préoccuper de savoir pourquoi. Je n'ai pas posé la question aux intéressés tout simplement car je ne les avais pas sous la main et n'avais pas la possibilité de les convoquer.
Par ailleurs, vous avez sans doute connaissance du troisième plan « Santé au travail » (PST3). J'ai discuté avec ses rédacteurs alors qu'il venait tout juste d'être signé. Il est très beau sur le papier, mais maintenant, il faut passer aux travaux pratiques et entrer dans le concret, ce qui est plus compliqué. Il ne faut pas non plus oublier que ceux qui négocient ces documents sont les représentants des professions. La mise en musique dans les entreprises est une autre affaire, car chacun voit midi à sa porte et freine souvent la mise en oeuvre !
Vous avez évoqué la sous-traitance et la manière dont elle est parfois utilisée. Disposez-vous d'une estimation de la proportion qu'elle représente dans le volume global des sous-déclarations ? Comment agir contre ces phénomènes ? Cela fait partie des interrogations auxquelles nous devrons répondre.
Comment mieux établir le lien entre la maladie et la reconnaissance ? Vous avez indiqué au début de votre propos que seuls 10 % des cancers supposément d'origine professionnelle sont reconnus comme tels. C'est relativement peu. Comment progresser ? L'enjeu n'est pas seulement lié aux indemnisations, mais aussi à la prévention.
Je ne saurais pas répondre à votre première question et je pense que personne n'en a la moindre idée…
Pour mettre en cause les donneurs d'ordres en matière pénale, il faut prouver l'intentionnalité de leurs actions. Si l'on se place d'un point de vue civil – à mon avis, ce serait beaucoup plus astucieux –, alors leur responsabilité peut être mise en cause simplement au regard d'éléments objectifs comme la présence sur le lieu de travail et l'exposition au risque.
Pour répondre à votre troisième question, il faut modifier le code de la sécurité sociale. En l'état du droit, pour qu'une pathologie soit reconnue comme maladie professionnelle, il faut que les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) en décident ainsi. Or, tout le monde l'a relevé, ces instances ont des pratiques très différentes d'une région à une autre. Il conviendrait donc de modifier le code pour créer une instance d'appel qui unifierait la jurisprudence, sur le modèle de ce que fait la Cour de cassation. Évidemment, cela ralentirait sans doute la procédure, mais cela permettrait d'établir des règles de jurisprudence.
Une autre modification pourrait répondre à votre demande. En l'état du droit, pour faire reconnaître une maladie professionnelle ne figurant pas dans les tableaux du code de la sécurité sociale, il faut établir un lien « direct et essentiel » entre la maladie et les causes professionnelles supposées de celle-ci. Ces deux termes sont-ils pertinents ?
Je voulais revenir sur la question des risques psychosociaux dans l'industrie : disposez-vous d'études spécifiques ? Avez-vous connaissance de travaux ou d'informations partagés avec d'autres organismes scientifiques européens sur l'étude de ces risques ? Vous disiez qu'il était compliqué de faire le lien, de réparer ou d'inscrire ces risques dans les tableaux de maladies professionnelles. Mais pour faire de la prévention, il faut identifier la relation de cause à effet.
Je vous remercie pour cet exposé qui montre bien la complexité des maladies professionnelles et qui laisse un peu perplexe tous ceux qui voudraient trouver des solutions. Vous avez parlé des sous-déclarations. On peut éventuellement comprendre le phénomène quand l'obligation de déclaration pèse sur les entreprises, avec des médecins du travail compétents pour plusieurs entreprises et que des employeurs peuvent être mis en cause. Mais les sous-déclarations de la part des malades eux-mêmes ou de leurs ayants droit m'interpellent plus. Quand l'espérance de vie est très faible – comme vous l'avez mentionné précédemment – quelle est l'ampleur de ce phénomène, que le malade soit toujours en activité ou retraité, ou que ses ayants droit se chargent de la déclaration ?
Les responsabilités juridiques des chefs d'entreprise en cas d'accident du travail sont claires. En revanche, pouvez-vous nous éclairer sur la responsabilité des salariés lorsqu'ils refusent les mesures de protection, comme dans l'exemple que vous avez évoqué ?
À ma connaissance, il n'y a pas d'études spécifiques concernant les risques psychosociaux dans l'industrie, mais je pense que vous trouverez toutes les références des études en la matière dans le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les risques psychosociaux, qui avait fait le tour de la question. Elle en avait certainement fait l'inventaire – cela ne veut pas dire qu'elle avait fait une riche moisson. J'avais d'ailleurs été auditionné par cette mission.
La sous-déclaration des maladies, notamment par les personnes elles-mêmes, est un phénomène très complexe. Les personnes qui sont concernées et s'en préoccupent doivent se poser les bonnes questions : dois-je choisir l'invalidité, ce qui signifie une gestion par l'assurance maladie puis une retraite « classique » ? Ou dois-je choisir la rente viagère liée à ma maladie professionnelle ? Une partie des informations nécessaires manque pour effectuer cet arbitrage au moment où les personnes devraient faire leur déclaration : elles ne savent pas quel serait le taux de reconnaissance et donc quel serait le taux et le montant de la rente viagère. Cela explique pourquoi les gens hésitent à lancer les dés…
Le problème est réel. Peut-être conviendrait-il d'aménager le dispositif afin de faire en sorte que les malades choisissent en connaissance de cause : il faudrait qu'ils sachent quel serait leur taux d'invalidité à l'issue de la consolidation.
Je ne peux pas vous répondre sur la responsabilité des salariés lorsqu'ils ne portent pas leurs équipements individuels de protection. À l'heure actuelle, elle relève uniquement des relations du travail : la responsabilité du travailleur est engagée uniquement par rapport à son employeur. À ma connaissance, cela n'a pas de d'incidence sur la reconnaissance de la maladie professionnelle. Je ne vois pas comment on indiquerait que le malade a contracté la maladie professionnelle volontairement…
Vous avez souligné qu'il est très important de privilégier la prévention des maladies professionnelles. Ne faudrait-il pas prévoir deux tableaux, un premier listant les maladies pouvant avoir un lien avec l'activité professionnelle et un autre pour celles qui, dans un second temps, nécessitent une réparation, en coupant le lien direct entre réparation et reconnaissance ? Cela permettrait aussi de mieux financer ceux qui nécessitent les réparations les plus lourdes.
Pour que les personnes qui souffrent de pathologies professionnelles obtiennent une juste reconnaissance, et alors qu'il est compliqué d'entrer dans les entreprises pour gérer la forme d'inconscience – ou d'irresponsabilité – des salariés qui ne se protègent pas, je vous rejoins : il faut renforcer les CRRMP. Leur fonctionnement actuel est hétérogène au niveau national. Vous avez raison : il nous manque une jurisprudence permettant, comme le fait la Cour de cassation, de diffuser des barèmes communs. Cette idée vous est-elle personnelle ?
Vous estimez que la reconnaissance est un processus long et compliqué. À votre avis, certaines maladies professionnelles ne sont-elles pas reconnues alors qu'elles devraient l'être, du fait de ce processus long et compliqué ?
Vous avez beaucoup parlé de la santé au travail. J'ai rédigé plusieurs rapports sur les plans « Santé au travail ». Quel est le lien entre votre commission et ces plans, gérés par le Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT).
Madame Rist, je ne comprends pas totalement votre question. Depuis sa création à l'époque d'Alexandre Millerand, en 1898, le système des arrêts de travail et maladies professionnelles (AT-MP) a toujours lié réparation et reconnaissance, d'abord pour les accidents du travail, puis pour les maladies professionnelles. Cela n'aurait pas de sens de reconnaître une maladie professionnelle sans l'indemniser. Par ailleurs, prévoir une procédure en deux temps peut se concevoir, mais ce n'est pas de nature à accélérer la décision. Je n'en vois pas vraiment l'utilité.
M. Viry, je ne suis le porte-parole de personne. Tout le monde pourra vous le dire, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) s'efforce, à coup de circulaires ou d'appels téléphoniques, d'améliorer l'homogénéité des décisions des CRRMP. Mais elle y arrive difficilement, du fait des traditions locales. Ainsi, les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) de Bastia et d'Ajaccio, pourtant récentes car créées après la bi-départementalisation, ont chacune leurs traditions, non pas tant en matière de reconnaissance de maladies professionnelles que de traitement des dossiers. Le seul outil d'harmonisation serait une instance de régulation supérieure, qui aurait autorité pour casser les décisions prises par les CRRMP et pour en prendre d'autres. Ce n'est pas simple, d'autant que les tribunaux des affaires de sécurité sociale sont compétents en cas de différend. Si vous n'avez jamais assisté à une audience au sein de ces tribunaux, je vous le conseille : c'est instructif…
Y a-t-il des maladies professionnelles non reconnues ? Non, car dès que l'on suppose qu'une maladie professionnelle pourrait être reconnue, on fait appel au CRRMP. Il évalue alors le « lien direct et essentiel » entre la pathologie et le travail, pour toute maladie non listée dans les tableaux. Vous pourriez faire appel au CRRMP pour un panaris – même s'il rejetterait probablement votre dossier ! Pour certaines maladies, le lien est évident : ainsi des cancers, mais également des risques psychosociaux, en grand nombre. Ces derniers représentaient la moitié du « chiffre d'affaires » des CRRMP en 2015 et les demandes continuent à augmenter très fortement.
Monsieur Vercamer, j'ai simplement entendu parler des plans « Santé au travail » parce que le ministère du travail est représenté dans la commission que je préside. Il nous a exposé ces dispositifs. Le bilan du deuxième plan n'est pas formidable. Le troisième est intéressant, car il est le fruit d'un accord entre partenaires sociaux et son angle d'attaque m'a paru novateur. Mais, comme je le disais tout à l'heure, il faut désormais passer aux travaux pratiques et c'est une autre affaire !
L'audition s'achève à quinze heures.
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Membres présents ou excusés
Réunion du mercredi 28 mars 2018 à 14 h 00
Présents. – Mme Delphine Bagarry, M. Julien Borowczyk, M. Bertrand Bouyx, Mme Danielle Brulebois, M. Pierre Dharréville, Mme Nathalie Elimas, M. Régis Juanico, Mme Charlotte Lecocq, M. Frédéric Reiss, Mme Stéphanie Rist, M. Francis Vercamer, M. Stéphane Viry
Excusée. – Mme Hélène Vainqueur-Christophe