Je distingue dans le titre de la commission d'enquête deux volets, qui, traduits dans notre jargon, seraient ceux de la reconnaissance et de la prévention. La mission des experts CHSCT – experts CSE demain – a été créée en 1982, sur un souhait cher à Jean Auroux, qui était que « l'entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ». Depuis, nous avons contribué modestement à cette tâche, d'autant que des experts institutionnels font déjà très bien leur travail et que le nombre de nos expertises n'est pas gigantesque. Cependant, nous avons réussi à mettre en lumière un certain nombre d'angles morts dans les dispositifs des entreprises. Nous regrettons que notre travail ne soit pas toujours valorisé et pris en compte. Nous avons fait des recommandations, dans le cadre de la mission « Santé au travail » Lecocq-Dupuis-Forest, sur la façon de prendre en compte nos travaux. Nous sommes dans une situation assez particulière, celle d'une veille sur les évolutions du travail et sur ses conséquences, très en amont des services institutionnels, qui, pour prendre la mesure des problèmes, ont besoin de temps, de statistiques, etc. Nous sommes en lien direct avec les entreprises et les représentants des salariés, notre niveau d'alerte est donc rapide, et les exemples sont nombreux. Nous pourrions gagner beaucoup de temps pour des prises en charge et des actions de prévention si nos recommandations étaient prises à leur juste valeur. Notre travail consiste à sélectionner des connaissances disponibles dans la littérature et à les confronter avec la réalité des situations : nous constatons des angles morts, des éléments invisibles – pas toujours, mais très souvent. Notre mission est d'observer et de mettre en relation des événements.
Je vais d'abord vous parler d'un train qui n'arrive pas à l'heure, puis d'un autre qui arrive à l'heure. Dans une industrie manufacturière, qui utilise pour la production de caoutchouc un « mix » de procédés anciens et de haute technologie, l'employeur propose une réorganisation et consulte donc le CHSCT. Tout doit aller très vite, pour que dans deux mois les équipes puissent passer d'une organisation en 4 fois 8 ou 5 fois 8 à une organisation en 2 fois 12 heures. Cette entreprise présente, assez classiquement, un personnel vieillissant et compte près de 15 % d'inaptitude au travail, principalement des lombalgies. Elle a asséché son bassin d'emploi, puisque les salariés parcourent 50 à 60 km pour se rendre au travail. Cela dit, nous savons, grâce à la littérature, que certaines expositions à des produits chimiques n'ont pas le même effet en fonction de l'état de fatigue, de l'horaire, etc. S'ajoutent des problématiques d'accidents : certains salariés seraient obligés, après 12 heures de travail, de conduire une heure pour rentrer chez eux, puisque le service de car a été supprimé il y a cinq ou six ans. Ce banal risque routier ne sera pas compensé par la limitation de la vitesse à 80 kilomètres par heure sur les routes ! Par ailleurs, je précise que ce passage en 2 fois 12 heures permettait d'échapper au processus de reconnaissance de la pénibilité : il impliquait la fin des équipes alternantes, du travail posté, et ainsi de suite. Ce cas nous montre la coexistence d'un mode d'organisation dont on sait qu'il est néfaste pour les employés et d'un employeur qui respecte toutes les réglementations. Nous ne sommes pas inspecteurs du travail, mais ce fait nous semble poser problème. Il est donc nécessaire d'observer les évolutions du monde du travail et de faire remonter très rapidement les problèmes. C'est bien la rapidité des évolutions qui pose problème.
Je prendrai un autre exemple, celui d'un train qui arrive à l'heure. Un important industriel de l'eau trouve de nouveaux débouchés à l'international et de nouveaux produits. Les contraintes environnementales sont importantes, sa population a vieilli et présente un taux d'inaptitude de près de 20 %. Il doit réorganiser son entreprise pour créer de nouvelles lignes de production, selon de nouveaux processus d'embouteillage. Cet industriel aborde la question différemment : il travaille avec son CHSCT un an à l'avance, travaille avec les experts et les représentants des salariés. L'obsession de l'industriel est que les accidents du travail ou un taux plus important d'absentéisme ne se transforment en incident de production. Il déploie donc les moyens nécessaires pour obtenir un bon niveau de production. Nous glorifions toujours ceux qui vont très vite, mais je pense qu'il faudrait valoriser ceux qui savent prendre leur temps. La question de la prévention, souvent, demande du temps. La logique du CSE a plutôt été de réduire les consultations : certaines raisons sont légitimes, mais a été oublié le fait que, malgré la souplesse des processus industriels, les modifier demande de prendre du temps et d'écouter les salariés. Nous avons beaucoup travaillé avec cet industriel sur la question des meilleures compétences, du type de formation, de la localisation des postes, etc.
Le message que je souhaite transmettre est que les représentants du personnel sont un élément essentiel dans la production et la productivité. Il faut savoir leur accorder une meilleure place dans la prise en compte de la prévention. Deuxièmement, il faut prendre le temps nécessaire pour la prévention et pour faire émerger la conscience des risques nouveaux – nous pourrions être intarissables sur ce sujet.