Intervention de Alain Bergeret

Réunion du jeudi 24 mai 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Alain Bergeret, directeur de l'unité mixte de recherche épidémiologique et de surveillance Transport Travail Environnement (UMRESTTE) de l'Institut universitaire de médecine du travail de Lyon :

Je représente les enseignants hospitalo-universitaires de médecine et santé au travail. Nous sommes actuellement quarante-deux, plus ou moins répartis sur le territoire français, donc moins qu'en 2015, date à laquelle nous étions encore quarante-huit ; la diminution est franche et continue.

Notre rôle est de faire de l'enseignement, de la recherche et du soin, c'est-à-dire essentiellement, pour ce qui vous concerne, l'animation des trente-deux consultations de pathologies professionnelles réparties dans les différents centres hospitaliers universitaires (CHU) de France, qui reçoivent des patients susceptibles d'avoir des maladies d'origine professionnelle, le tout étant fédéré dans un réseau qui s'appelle le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles, lui-même coordonné par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES).

Je suis également là au titre de mes fonctions de président de la sous-section de médecine du travail du Conseil national des universités (CNU), qui est chargée des concours de nomination d'hospitalo-universitaires et des promotions. Enfin, je copréside pour l'instant le comité scientifique des appels d'offres de recherche de l'ANSES et, à ce titre, je vous dirai deux mots de la recherche.

La santé au travail est l'une des disciplines de la santé publique, dont je vous expliquerai pourquoi elle est un peu à part. Votre commission ayant pour but sinon d'éliminer tout au moins de diminuer les maladies professionnelles, il me semblait judicieux de commencer par dire qu'on n'était pas totalement certain d'avoir tous la même définition des maladies professionnelles. On s'appuie en effet le plus souvent sur les maladies professionnelles indemnisables, celles qui figurent dans les tableaux des maladies reconnues comme telles. Or, elles ne constituent pas l'ensemble des maladies dues au travail, mais seulement les pathologies admises par la réglementation. Partant, les statistiques qui sont fournies, qui ne concernent d'ailleurs pas l'intégralité des personnes qui travaillent, mais seulement les salariés du régime général et du régime agricole, sont très partielles : on n'a que peu de données sur les fonctionnaires et rien sur les maladies des artisans ou des auto-entrepreneurs. Par ailleurs, il s'agit de statistiques assurantielles, sans dimension sanitaire. Dans la mesure enfin où elles se fondent sur ces tableaux de maladies professionnelles, dont l'élaboration procède in fine d'un consensus social, elles ne permettent pas véritablement de se faire une idée précise des maladies d'origine professionnelle.

La plupart des maladies professionnelles modernes étant de surcroît d'origine plurifactorielle, la démarche scientifique s'appuie, pour approcher une définition adéquate, sur la notion de « fraction attribuable », c'est-à-dire la part qui peut revenir au travail, dans telle ou telle maladie : le cancer du poumon, le cancer du rein ou les maladies péri-articulaires. Pour les cancers au moins, nous pouvons nous appuyer sur les travaux d'organismes comme le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui est l'agence spécialisée de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ou sur les diverses académies et unités de recherche qui se sont penchées sur ces questions.

L'objectif principal de la recherche dans notre domaine est d'améliorer la prévention médicale, et il faut pour cela identifier les risques professionnels, c'est-à-dire déterminer leur nature, à quel endroit et quand ils surgissent, afin de les prévenir et, évidemment, de les indemniser. L'indemnisation a des vertus préventives puisqu'elle participe de l'identification des risques, ce qui sert aussi bien au corps médical qu'aux travailleurs et aux employeurs. Par ailleurs, dans la mesure où elle représente un coût qu'endossent les acteurs, elle incite également aux actions de prévention.

Pour avoir une vue du panorama de la recherche, vous pourrez vous référer au document que je vous ai communiqué et dans lequel ont été recensés en juin 2015, à la demande de l'INSERM, les thématiques et les axes de recherche des structures hospitalo-universitaires en médecine du travail. Dans ce champ de la recherche, on retrouve soit des équipes universitaires, soit, le plus souvent, des équipes mixtes réunissant des UFR médicales et des instituts de recherche comme l'INSERM, le CNRS ou encore l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (IFSTTAR), qui a succédé à l'INRETS et qui s'occupe des transports et l'aménagement des réseaux. Ces structures sont souvent associées à des agences sanitaires, comme l'ANSES, Santé publique France ou l'Institut national de sécurité et de recherche (INRS), l'institut de recherche de la sécurité sociale. J'ajoute que ce recensement de 2015 avait permis d'établir que les travaux de recherches menés dans ce cadre avait donné lieu, dans les cinq années précédentes, à trois cent vingt publications scientifiques.

La recherche hospitalo-universitaire sur la santé au travail s'intéresse aux pathologies et surtout aux pathologies cancéreuses. On travaille encore sur l'amiante et les liens éventuels qui pourraient exister entre l'exposition à l'amiante et certaines pathologies cancéreuses digestives ou certaines maladies respiratoires autres que le cancer du poumon, du larynx ou de la plèvre. Les maladies respiratoires sont au centre des recherches comme, évidemment, les maladies péri-articulaires et les troubles musculo-squelettiques. Enfin, plusieurs équipes travaillent plus spécifiquement sur les troubles psychologiques ou psychiatriques et la santé mentale. On le voit, le champ est large.

Ces travaux sont en général menés par de petites équipes, souvent en collaboration avec d'autres acteurs, notamment des épidémiologistes ou des toxicologues, issus d'établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST).

Si l'on ajoute à ces équipes hospitalo-universitaires trois à quatre équipes de l'INSERM qui travaillent sur les pathologies et les risques professionnels, peut-on considérer que l'on dispose d'un réseau et de moyens suffisants ? Probablement pas, en particulier pour ce qui concerne la formation des acteurs de terrain.

Depuis une douzaine, voire une quinzaine d'années, la recherche en santé au travail est essentiellement financée par l'ANSES, à qui les ministères de la recherche, du travail, de l'environnement mais aussi l'Institut national du cancer (INCa) ont confié le soin de lancer, chaque année, un appel d'offres pour des projets de recherche sur le travail et l'environnement, les deux domaines étant de plus en plus liés.

Cet appel d'offres, assorti d'axes prioritaires définis par les financeurs, auquel on peut également ajouter un appel d'offres sur les risques liés aux radiofréquences, représente tous les ans une enveloppe d'environ 2 millions d'euros, à laquelle sont éligibles les équipes de recherche françaises et les équipes internationales si toutefois elles incluent des chercheurs français. Il s'agit d'un appel d'offres assez sélectif, puisque, cette année, on comptait un peu plus de trois cents lettres d'intention et quatre-vingt-dix projets présélectionnés. La sélection finale ne se fera qu'en juillet, mais il est rare que la proportion de projets jugés finançables et susceptibles d'entrer dans l'enveloppe dépasse un tiers.

D'autres appels d'offres, lancés par des associations, notamment de lutte contre le cancer, ne s'intéressent pas uniquement aux risques professionnels mais aussi à la question du maintien dans l'emploi, ce qui participe de la prévention tertiaire.

Si les financements sont « courts », il faut néanmoins souligner le fait que le vivier de chercheurs n'est pas non plus illimité et je ne suis pas du tout certain qu'il se trouve pléthore d'autres équipes de recherche capables de lancer d'autres projets dans le domaine de la santé au travail.

J'en viens à présent à la prévention. En tant qu'enseignants de médecine, nous sommes en première ligne pour former les acteurs de la santé au travail.

C'est une matière totalement absente du premier cycle des études médicales et assez peu abordée dans le second cycle : elle représente huit à douze heures d'enseignement sur l'ensemble du cursus, ce qui n'est pas beaucoup. Ça l'est d'autant moins que, sur ce quota, un nombre d'heures non négligeable doit être consacré à l'approche réglementaire des maladies professionnelles et des accidents du travail – ce qui est l'un des aspects les plus rébarbatifs de la discipline mais indispensable à la future pratique des étudiants en médecine. Dans ces conditions, l'étude des risques professionnels eux-mêmes est réduite à la portion congrue.

On note cependant quelques améliorations. Ainsi, des étudiants de deuxième cycle sont désormais accueillis dans les services de pathologie professionnelle des CHU, mais leur nombre reste une goutte d'eau par rapport au nombre total des étudiants accueillis dans les CHU. Par ailleurs, c'est encore au stade embryonnaire mais des étudiants hospitaliers sont également accueillis désormais dans les services de santé au travail interentreprises.

En ce qui concerne le troisième cycle de médecine générale et les futurs médecins généralistes, qui sont souvent aux avant-postes pour déceler les maladies professionnelles, il existe, ou non, selon les universités, des modules de formation spécifiques. Cela étant, les futurs médecins savent que c'est un sujet qu'ils auront besoin de maîtriser et ils font en sorte de s'informer.

Quant aux internes qui effectuent leur spécialisation, il faut savoir que près de la moitié des places en médecine du travail offertes à l'issue du concours ne sont pas pourvues, le déficit étant encore plus important dans le nord que dans le sud. Il faut dire que la médecine du travail est une discipline mal connue et assez mal cotée. Dans la mesure où la médecine préventive est assez peu abordée lors des premiers cycles, les futurs internes ne se précipitent pas sur les spécialités en santé publique.

En revanche, ceux qui choisissent cette spécialité sont motivés et s'investissent de manière efficace sur le terrain.

Les besoins démographiques restent néanmoins supérieurs à l'offre, en renfort de laquelle on peut cependant compter sur l'apport de filières complémentaires – je pense notamment aux médecins décidant une réorientation professionnelle. Mais le manque de médecins du travail reste criant.

Le problème se retrouve au niveau de formateurs, dont le nombre est également en chute libre. Cela s'explique par le fait que, dans les différentes UFR de médecine comme dans les CHU, priorité est le plus souvent donnée aux disciplines de soins plutôt qu'aux disciplines comme les nôtres, dont l'accroche avec le CHU est assez faible et dont la rentabilité, au sens de la tarification à l'activité (T2A), est très inférieure à celle des disciplines classiques – et je ne parle pas ici de rentabilité globale, car nous apportons, malgré tout, des financements, du fait de nos missions d'intérêt général.

De plus, face à un cursus honorum difficile et aléatoire, la perspective d'une situation stable dans l'industrie ou dans un service interentreprises est beaucoup plus attrayante pour les jeunes, ce qui accroît le déficit de candidats à des postes hospitalo-universitaires.

J'en finirai par quelques mots sur la place de la médecine du travail dans la santé publique. Elle est un peu à part des autres domaines, dans la mesure où elle est pilotée par le ministère du travail et les partenaires sociaux, qui n'appréhendent pas la santé au travail au travers du prisme sanitaire mais par le biais de la réparation, voire de la démographie, du fait du manque de médecins du travail. Or je ne suis pas le seul à penser qu'il serait opportun de revoir ce pilotage, pour y intégrer les acteurs de la santé.

À cette question du pilotage est liée celle de la visibilité de notre discipline, sur laquelle je nourris quelques inquiétudes, a fortiori depuis qu'il a été annoncé que la direction Santé au travail de Santé publique France devait être démantelée.

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