Je suis enseignante-chercheuse en épidémiologie et biostatistiques à l'École des hautes études en santé publique et je collabore avec le GISCOP depuis longtemps. J'ai donc pu, au cours des dernières années, effectuer plusieurs exploitations statistiques des différentes bases de données issues du dispositif, qui constituent un matériau de recherche original.
Tous les résultats que je vais vous présenter brièvement ici sont issus de ces analyses quantitatives. Elles sont conduites en lien étroit avec mes collègues qualitativistes, ce qui est indispensable car, si l'on veut connaître les modes de production des risques professionnels, une approche mixte conjuguant sciences humaines et sociales d'une part, et sciences biomédicales et sciences quantitatives de type épidémiologique d'autre part, est absolument nécessaire.
Mon collègue vient de vous présenter les grandes lignes du tableau de bord qui montrent que les patients sur lesquels s'est appuyée l'enquête sont fréquemment multi-exposés. Outre les différences observées entre hommes et femmes, on constate également de très fortes inégalités d'exposition et de multi-expositions entre catégories socio-professionnelles, résultat que confirme aujourd'hui l'enquête « Surveillance médicale de l'exposition aux risques professionnels » (SUMER), pour les expositions contemporaines. Par ailleurs, on parle souvent de la multi-exposition, mais il s'agit en fait de multi-expositions diverses. En effet, à partir des données de l'enquête analysées au niveau du poste de travail, nous avons mis en évidence une petite dizaine de cocktails différents, qui peuvent être propres à certains secteurs d'activité ou, au contraire, plus ubiquitaires – je précise ici que l'expertise collective sur laquelle repose l'évaluation des expositions s'appuie sur une liste ouverte d'une cinquantaine de cancérogènes avérés ou probables, tels qu'évalués par les instances scientifiques internationales.
Mais, si au lieu de prendre un instantané des postes de travail, on prend en compte l'inscription de ces postes dans les parcours professionnels, on s'aperçoit que les parcours multi-exposés sont extrêmement divers. On observe ainsi que des hommes et des femmes ont été durablement multi-exposés tout au long de leur parcours professionnel, tandis que d'autres l'ont été plutôt en début ou en seconde moitié de parcours, avec des combinaisons de cocktail parfois variées. Il semble donc extrêmement périlleux d'attribuer la maladie d'un patient qui a eu ce type de parcours heurté à un et un seul cancérogène, comme c'est le cas dans le système des tableaux sur lequel reviendra ma collègue Anne Marchand.
Un second enseignement de cette enquête est que ces phénomènes de multiexposition sont aussi à mettre en relation avec la précarisation professionnelle qui est à l'oeuvre depuis les années 1990. En nous fondant sur quatre dimensions décrivant les parcours professionnels, c'est-à-dire la continuité de l'emploi, la stabilité du parcours, la mobilité dans l'échelle des qualifications et la polyvalence de l'activité, nous avons pu dégager un groupe de patients dont les parcours étaient doublement précarisés, parce qu'ils pouvaient s'apparenter à des carrières d'intérimaires et parce qu'il s'agissait également des parcours les plus fortement multi-exposés.
Ce type de parcours se retrouve également dans la population générale, puisque nous avons pu reproduire cette classification statistique sur l'enquête « Santé et itinéraire professionnel » (SIP), en collaboration avec la DREES. Or – et c'est là le troisième enseignement que je souhaitais partager –, nous observons précisément que les patients ayant eu les parcours les plus instables ont également les plus grandes difficultés à obtenir une reconnaissance en maladie professionnelle, une fois leur déclaration faite. Ces difficultés sont également plus importantes lorsque, s'agissant du cancer du poumon, sur lequel nous avons le plus de données, le ou la patiente n'a pas été exposé plus de dix ans à l'amiante et qu'il ou elle a fumé. Or les études épidémiologiques abondent depuis longtemps, qui montrent les interactions – qu'on appelle des effets de synergie – entre les expositions à l'amiante notamment et au tabac. On peut donc s'attrister du fait que les connaissances accumulées en toxicologie comme en épidémiologie soient si peu mises en pratique dans l'examen des liens entre maladie et exposition professionnelle.
Pour finir ce rapide panorama que nous compléterons par l'envoi d'un document présentant les principaux chiffres sur lesquels s'appuie notre propos, nous observons une autre inégalité, structurelle, qui s'inscrit dans la durée et concerne les femmes. Si leurs postes de travail, comme leurs parcours, sont effectivement moins souvent exposés et multi-exposés que ceux des hommes, nous avons pu observer que les nombreux mécanismes qui concourent à l'invisibilisation des liens entre travail et cancer chez les hommes sont renforcés chez les femmes par un certain nombre de biais dans la construction des connaissances, biais que nous appelons biais de genre. Ces biais, qui se traduisent en particulier par une moindre inclusion des types d'emplois occupés par les femmes et les femmes elles-mêmes dans les enquêtes épidémiologiques portant sur les liens entre travail et cancer, conduisent à s'interroger sur l'effectivité de la prévention les concernant : comment prévenir en effet ce que l'on ne connaît pas ? Il contribue également à forger les difficultés particulières que rencontrent les femmes dans l'accès au droit à réparation.