Intervention de François Cochet

Réunion du jeudi 24 mai 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

François Cochet, président de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (FIRPS) :

Dans cette table ronde, je me sens un peu comme un intrus car la FIRPS n'a aucune prétention à être un organisme de recherche. Cependant, la recherche n'est pas étrangère à mon parcours : j'ai travaillé pendant trois ans au CNRS en économie, discipline peu évoquée jusqu'à présent et qui a pourtant son importance, et j'ai participé aux Assises nationales de la recherche en 1982 qui ont constitué un grand moment de rencontre entre le monde de la recherche et ce qu'on appelait alors la demande sociale. C'est cette demande sociale que je vais très modestement essayer de mettre en avant aujourd'hui.

Pour commencer, quelques mots sur la création de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux. À la suite des vagues de suicides à France Télécom et d'autres grandes entreprises, Xavier Darcos a lancé un plan de lutte contre le stress au travail et la question avait été posée au ministère du travail de savoir s'il fallait donner un label aux intervenants en risques psychosociaux. La réponse avait finalement été négative mais la profession, jugeant indispensable de réfléchir aux bonnes pratiques de prévention et d'intervention, a créé cette fédération, qui regroupe aujourd'hui une vingtaine de cabinets et 500 consultants spécialisés. Elle a la particularité tout à fait étrange de réunir en bonne intelligence des cabinets travaillant à la demande des directions des ressources humaines des entreprises et des cabinets agréés par les CHSCT, qui seront demain certifiés par les comités sociaux et économiques (CSE).

Nous n'avons pas produit de rapports de recherche mais nous avons élaboré des petits documents très opérationnels sur la prévention du suicide en entreprise, sur la prévention des risques psycho-sociaux lors des restructurations ou encore sur le bon usage des numéros verts, en mettant l'accent aussi bien sur la qualité et la prévention que sur la déontologie car il existe d'importants risques de dérives.

Je mets à part un document plus abouti portant sur le burn-out : disponible gratuitement sur notre site, il a déjà été téléchargé des milliers de fois, ce qui démontre qu'il y a une demande pour des repères stables. S'il y a un sujet sur lequel des inepties ont circulé, c'est bien le burn-out. Des enquêtes fantaisistes ont par exemple affirmé que 3 millions de Français en seraient victimes. Cela s'explique par les carences de la recherche.

Dans la suite de mon intervention, je vais essayer de refléter les besoins de nos clients, qui sont aussi bien des directeurs de ressources humaines que des CHSCT. Si l'on veut faire une politique de prévention utile, il faut commencer par documenter les risques. Si des progrès ont été accomplis en matière de prévention routière, c'est grâce aux analyses menées sur les causes de chaque accident de la route, avec les résultats que l'on connaît puisque le nombre de morts sur la route a été divisé par trois. En matière de santé au travail, nous sommes loin de tels progrès.

Les enjeux liés à la prévention des risques psychosociaux sont considérables : la compétitivité des entreprises – que je n'ai aucun état d'âme à placer en premier – ; l'équilibre des finances publiques, étant donné l'impact sur les comptes de la sécurité sociale ; le bien-être des salariés.

Le coût de la non-santé au travail appelle des recherches opérationnelles réalisées dans des délais rapides. Beaucoup d'entreprises sont prêtes à nouer des partenariats pour avancer sur ces questions.

Je prendrai l'exemple tout récent de l'entreprise Solvay. À la demande des médecins du travail de l'entreprise, un observatoire du surmenage a été mis en place, avec l'approbation de son directeur des ressources humaines (DRH), Jean-Christophe Sciberras, ancien président de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines. Cela a permis d'identifier 33 cas de burn-out en 2016. Ce résultat – qui peut apparaître simple – a quelque chose de révolutionnaire : à ma connaissance, c'est la première fois qu'une entreprise française recense les cas de burn-out. Les identifier n'a pas été compliqué : si les grandes enquêtes nationales ont du mal à s'accorder sur une définition, à l'échelle d'une entreprise, les cas d'épuisement professionnel apparaissent toujours clairement aux représentants du personnel comme à la direction.

Rapporté à l'effectif total de l'entreprise – 6 500 personnes en France et en Belgique –, le ratio est d'une personne sur deux cent. Sur une carrière de quarante ans, en extrapolant, on aboutit à 20 % des effectifs. En proportion de la population active française, cela donnerait 125 000 cas par an, ce qui est une estimation assez proche de celles auxquelles nous sommes parvenus. Aucune étude sérieuse n'a été menée pour évaluer le coût d'un cas d'un burn-out. Intuitivement, je dirai qu'il s'élève à 50 000 euros. Si l'on multiplie cette somme par 125 000, cela fait 6,25 milliards d'euros à l'échelle de la France. Sur ce point, il y a un manque criant de données alors qu'elles sont essentielles.

La dernière enquête de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail sur les risques psycho-sociaux a produit des résultats intéressants. Elle montre des progrès dans la prévention de ces risques, mais dans certains domaines seulement. En matière de soutien social – l'une des grandes catégories utilisées dans le rapport Gollac –, il y a eu des améliorations qu'on peut mettre au crédit des directeurs des ressources humaines, sous la pression des CHSCT. À l'inverse, on observe une dégradation continue pour certains risques, comme le manque d'autonomie au travail, ce qui renvoie à l'organisation et à la stratégie des entreprises. Tant que les directions d'entreprise ou les directeurs de production ne seront pas mobilisés, il n'y aura pas d'autres progrès.

Pour les mobiliser, il existe plusieurs leviers.

Historiquement, le risque pénal a pu inspirer des craintes, mais il est désormais tenu sous contrôle par les DRH. Il n'est du reste pas souhaitable que la peur du gendarme soit le principal moteur de la prévention.

Il y a – innovation récente – le comité social et économique. Si j'en crois les propos qu'a tenus Mme Pénicaud pour le promouvoir, le CSE permettra de débattre dans une même instance des questions de santé au travail et des questions de stratégie de l'entreprise. Je ne suis pas sûr que cela soit très réaliste, mais suivons la ministre sur ce terrain. Cela voudra dire que demain, les représentants du personnel poseront des questions portant sur la santé au travail ou la prévention des risques psycho-sociaux non plus au directeur des ressources humaines mais au dirigeant de la société.

Toutefois, un autre levier me semble nécessaire : l'évaluation du coût de la non-santé au travail. Même les DRH les plus motivés peinent à convaincre les dirigeants d'améliorer la santé au travail car ils ont des difficultés à démontrer que le bien-être des salariés permet de rapporter plus d'argent et d'augmenter l'efficacité globale. Je ne suis pas cynique mais, pour aller plus loin, il faut absolument des arguments de ce type. Tant que les dirigeants ne seront pas convaincus que l'entreprise sera plus efficace si elle mène une meilleure politique de prévention, les progrès se feront attendre. Cela suppose d'avancer sur le terrain économique et sociologique, notamment à travers des études monographiques. Beaucoup d'entreprises sont prêtes à ouvrir leurs données.

La FIRPS a proposé de mettre en place un collège d'expertise sur les coûts de la non-santé au travail sur le modèle du rapport Gollac, qui a apporté une contribution décisive pour un coût dérisoire pour l'État. Il a déblayé le terrain et, désormais, les questions liées à l'élaboration de définitions et de catégories sont derrière nous. Voilà qui permet d'avancer avec des personnes de bonne volonté.

Cela suppose toutefois de résoudre quelques problèmes de méthode. Il faut poser la question de François Perroux : les coûts pour qui ? Prenons le cas d'un salarié victime de burn-out. Une partie des coûts pèsera sur lui : sa carrière sera compromise, il devra acquitter des restes à charge. Une autre partie reposera sur la protection sociale : l'évaluation de ces coûts devrait être assez facile mais cela suppose une ouverture contrôlée des bases de données et des moyens financiers, donc de faire sauter quelques verrous, même si la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) a commencé à travailler sur ce sujet. Enfin, une troisième partie relève des entreprises, mais ces coûts sont assez compliqués à établir car ils sont mutualisés avec la sécurité sociale. Que le burn-out ait un coût élevé pour l'entreprise n'est pas toujours une évidence. Dans le cas de Solvay, M. Sciberras nous confirmera sans doute que les trente-trois victimes n'étaient certainement pas des salariés inutiles qui ne faisaient rien, bien au contraire puisque le burn-out affecte souvent des personnes très engagées dans la marche de l'entreprise et porteurs d'enjeux majeurs.

S'il y a un minimum de volonté politique, quelques avancées rapides peuvent être faites et elles sont nécessaires aussi bien pour les salariés que pour les dirigeants d'entreprise.

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