Je vous remercie de nous recevoir. Je traiterai de la sûreté. Je vous ai transmis plusieurs notes, dont l'une porte sur la définition de la sûreté et de la sécurité ; ce n'est pas le sujet de fond mais peut-être y reviendra-t-on en parlant des réformes de gouvernance possibles et du rôle de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Au regard de ce qu'avancent souvent les entreprises du nucléaire, j'insisterai sur l'état assez inquiétant de la sûreté des 58 réacteurs nucléaires en fonctionnement. J'ai pris pour exemple un sujet souvent mentionné par M. Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN, celui des anomalies génériques. Il s'agit des défaillances éventuelles de certains appareils ou équipements que l'on retrouve sur plusieurs réacteurs ; comme ils sont tous du même modèle, l'anomalie que l'on découvre intéresse très souvent l'ensemble du parc.
J'ai voulu savoir combien d'anomalies génériques avaient été détectées entre novembre 2015 et mars 2018. Je me suis pour cela livré à une étude systématique, car si les anomalies génériques sont signalées par l'ASN, je n'en ai trouvé nulle part l'examen complet. La note que je vous ai adressée est assez inquiétante : on s'aperçoit que, pendant ces quelque deux années et demie, une dizaine de problèmes identiques étaient présents sur un grand nombre de réacteurs ; j'en ai dressé la liste dans ma note. Cela signifie que des équipements ne sont pas conformes et que si jamais l'un d'entre eux flanchait, cela pourrait entraîner des accidents plus ou moins graves. La gravité de chaque anomalie est notée zéro, 1 ou 2 selon l'échelle internationale de classement des événements nucléaires, dite échelle INES. Une anomalie générique classée de niveau 2 signifie que si l'équipement concerné est défaillant – si, par exemple, il n'y a plus l'accès à la source froide – on risque un accident grave ou majeur. Cette notation traduit donc un niveau de risque très élevé.
Incidemment, une note INES 2 signale quelque chose de potentiellement grave, mais l'échelle INES ne permet pas de mesurer la gravité de l'accident potentiel : elle ne mesure que la radioactivité qui a pu être absorbée par un travailleur ou par une population. Il y a probablement là quelque chose à revoir.
J'observe d'autre part que chaque anomalie est signalée une seule fois, quel que soit le nombre de réacteurs touchés. Par exemple, dans son rapport pour 2017, l'ASN fait état de 969 incidents dont dix anomalies génériques ; c'est l'anomalie générique qui compte, pas le nombre de réacteurs touchés, ce que je trouve anormal. Aussi ai-je recensé les réacteurs touchés par ces dix anomalies génériques. Ce faisant, j'ai découvert d'une part qu'aucun des 58 réacteurs n'a été exempt d'anomalie générique, d'autre part que si l'on considère le couple réacteur-anomalie – ce que j'appelle une situation – on trouve 214 situations dans lesquelles tous les réacteurs sont touchés. Le réacteur n° 2 de la centrale de Belleville présente ainsi sept anomalies génériques, un record assez considérable ; cinq réacteurs en présentent six et aucun réacteur zéro ou une seule. Celles des 214 situations qui sont liées aux anomalies de teneur en graphite des générateurs de vapeur n'ont pas de notation INES.
Sont recensées 10 situations INES zéro et 127 situations INES 1, ainsi que 48 situations INES 2, présentes dans 37 réacteurs nucléaires de 17 centrales. Ce sont des situations potentiellement graves, puisque si la pièce est défaillante, il se produit un accident grave ou majeur, comme le signale expressément l'ANS pour chaque signalement. Cette situation est assez peu connue, puisque, comme je vous l'ai dit, chaque anomalie générique n'est comptée qu'une fois. Or, le fait que 37 réacteurs présentent des anomalies de niveau 2 est d'autant plus inquiétant que certaines ont trait à des équipements ou à des appareils qui sont en exclusion de rupture, une notion tout à fait étonnante dans la sûreté nucléaire. L'exclusion de rupture attribuée à un équipement – la cuve, le générateur de vapeur, le circuit primaire ou le circuit secondaire – signifie que la probabilité de rupture de ces pièces est si faible que la rupture est réputée impossible. C'est unique dans la science de l'ingénieur.
Si EDF obtient une exclusion de rupture sur l'une de ces pièces – par exemple le circuit secondaire qui pose actuellement problème sur l'EPR – elle devra en contrepartie respecter des exigences plus fortes en matière de conception, de construction et de suivi.
Cette singularité a aussi pour conséquence que, si votre commission d'enquête demande à l'exploitant ou aux organismes de sûreté ce qu'il adviendrait en cas de rupture des générateurs de vapeur qui posent des problèmes ou si le couvercle de cuve défaillant de l'EPR se rompait, on lui dira que l'on ne peut répondre car il y a exclusion de rupture. Avec l'exclusion de rupture, on applique à la sûreté, c'est-à-dire au domaine civil, la même réponse que l'on fait pour le domaine militaire, dans lequel on vous dit que l'on ne peut vous répondre en raison du secret défense.
C'est tout à fait particulier et il est assez inadmissible de pouvoir considérer qu'il existe des situations que, par définition, on ne peut pas même envisager. Aurait-on constaté qu'il n'y a jamais de problèmes sur les appareils qui sont en exclusion de rupture que l'on pourrait se dire : « Bon, c'est comme ça »… Seulement, on s'aperçoit que des générateurs de vapeur et des couvercles de cuve sont défaillants alors qu'ils sont dits en exclusion de rupture. Une réflexion s'impose sur le fond : admet-on le principe de l'exclusion de rupture ? Et même si on l'admet, je pense qu'exploitants et organismes de sûreté doivent vous répondre si vous les interrogez sur les conséquences de la défaillance grave d'un des équipements considérés.