La commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires a entendu MM. Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib, consultants membres de l'association Global Chance.
Nous accueillons cet après-midi M. Bernard Laponche et M. Jean-Claude Zerbib. Ils représentent Global Chance, association créée en 1992 et qui rassemble une quarantaine de chercheurs, universitaires, ingénieurs et experts français. Se fondant sur le constat du changement climatique, de l'appauvrissement de la biodiversité, de la dégradation des sols, de la pollution des océans, de la raréfaction des ressources en eau, du risque de prolifération nucléaire et de l'accumulation de déchets radioactifs à très longue durée, Global Chance met les compétences scientifiques de ses membres au service d'une expertise multiple et contradictoire, très souvent mise en débat sur la place publique.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C'est, Messieurs, ce que je vous invite à faire avant de vous donner la parole.
(MM. Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib prêtent successivement serment).
Je vous remercie de nous recevoir. Je traiterai de la sûreté. Je vous ai transmis plusieurs notes, dont l'une porte sur la définition de la sûreté et de la sécurité ; ce n'est pas le sujet de fond mais peut-être y reviendra-t-on en parlant des réformes de gouvernance possibles et du rôle de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Au regard de ce qu'avancent souvent les entreprises du nucléaire, j'insisterai sur l'état assez inquiétant de la sûreté des 58 réacteurs nucléaires en fonctionnement. J'ai pris pour exemple un sujet souvent mentionné par M. Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN, celui des anomalies génériques. Il s'agit des défaillances éventuelles de certains appareils ou équipements que l'on retrouve sur plusieurs réacteurs ; comme ils sont tous du même modèle, l'anomalie que l'on découvre intéresse très souvent l'ensemble du parc.
J'ai voulu savoir combien d'anomalies génériques avaient été détectées entre novembre 2015 et mars 2018. Je me suis pour cela livré à une étude systématique, car si les anomalies génériques sont signalées par l'ASN, je n'en ai trouvé nulle part l'examen complet. La note que je vous ai adressée est assez inquiétante : on s'aperçoit que, pendant ces quelque deux années et demie, une dizaine de problèmes identiques étaient présents sur un grand nombre de réacteurs ; j'en ai dressé la liste dans ma note. Cela signifie que des équipements ne sont pas conformes et que si jamais l'un d'entre eux flanchait, cela pourrait entraîner des accidents plus ou moins graves. La gravité de chaque anomalie est notée zéro, 1 ou 2 selon l'échelle internationale de classement des événements nucléaires, dite échelle INES. Une anomalie générique classée de niveau 2 signifie que si l'équipement concerné est défaillant – si, par exemple, il n'y a plus l'accès à la source froide – on risque un accident grave ou majeur. Cette notation traduit donc un niveau de risque très élevé.
Incidemment, une note INES 2 signale quelque chose de potentiellement grave, mais l'échelle INES ne permet pas de mesurer la gravité de l'accident potentiel : elle ne mesure que la radioactivité qui a pu être absorbée par un travailleur ou par une population. Il y a probablement là quelque chose à revoir.
J'observe d'autre part que chaque anomalie est signalée une seule fois, quel que soit le nombre de réacteurs touchés. Par exemple, dans son rapport pour 2017, l'ASN fait état de 969 incidents dont dix anomalies génériques ; c'est l'anomalie générique qui compte, pas le nombre de réacteurs touchés, ce que je trouve anormal. Aussi ai-je recensé les réacteurs touchés par ces dix anomalies génériques. Ce faisant, j'ai découvert d'une part qu'aucun des 58 réacteurs n'a été exempt d'anomalie générique, d'autre part que si l'on considère le couple réacteur-anomalie – ce que j'appelle une situation – on trouve 214 situations dans lesquelles tous les réacteurs sont touchés. Le réacteur n° 2 de la centrale de Belleville présente ainsi sept anomalies génériques, un record assez considérable ; cinq réacteurs en présentent six et aucun réacteur zéro ou une seule. Celles des 214 situations qui sont liées aux anomalies de teneur en graphite des générateurs de vapeur n'ont pas de notation INES.
Sont recensées 10 situations INES zéro et 127 situations INES 1, ainsi que 48 situations INES 2, présentes dans 37 réacteurs nucléaires de 17 centrales. Ce sont des situations potentiellement graves, puisque si la pièce est défaillante, il se produit un accident grave ou majeur, comme le signale expressément l'ANS pour chaque signalement. Cette situation est assez peu connue, puisque, comme je vous l'ai dit, chaque anomalie générique n'est comptée qu'une fois. Or, le fait que 37 réacteurs présentent des anomalies de niveau 2 est d'autant plus inquiétant que certaines ont trait à des équipements ou à des appareils qui sont en exclusion de rupture, une notion tout à fait étonnante dans la sûreté nucléaire. L'exclusion de rupture attribuée à un équipement – la cuve, le générateur de vapeur, le circuit primaire ou le circuit secondaire – signifie que la probabilité de rupture de ces pièces est si faible que la rupture est réputée impossible. C'est unique dans la science de l'ingénieur.
Si EDF obtient une exclusion de rupture sur l'une de ces pièces – par exemple le circuit secondaire qui pose actuellement problème sur l'EPR – elle devra en contrepartie respecter des exigences plus fortes en matière de conception, de construction et de suivi.
Cette singularité a aussi pour conséquence que, si votre commission d'enquête demande à l'exploitant ou aux organismes de sûreté ce qu'il adviendrait en cas de rupture des générateurs de vapeur qui posent des problèmes ou si le couvercle de cuve défaillant de l'EPR se rompait, on lui dira que l'on ne peut répondre car il y a exclusion de rupture. Avec l'exclusion de rupture, on applique à la sûreté, c'est-à-dire au domaine civil, la même réponse que l'on fait pour le domaine militaire, dans lequel on vous dit que l'on ne peut vous répondre en raison du secret défense.
C'est tout à fait particulier et il est assez inadmissible de pouvoir considérer qu'il existe des situations que, par définition, on ne peut pas même envisager. Aurait-on constaté qu'il n'y a jamais de problèmes sur les appareils qui sont en exclusion de rupture que l'on pourrait se dire : « Bon, c'est comme ça »… Seulement, on s'aperçoit que des générateurs de vapeur et des couvercles de cuve sont défaillants alors qu'ils sont dits en exclusion de rupture. Une réflexion s'impose sur le fond : admet-on le principe de l'exclusion de rupture ? Et même si on l'admet, je pense qu'exploitants et organismes de sûreté doivent vous répondre si vous les interrogez sur les conséquences de la défaillance grave d'un des équipements considérés.
Vous êtes en train de nous dire que la défaillance de la cuve de l'EPR, par exemple, étant réputée inenvisageable, n'est pas envisagée, si bien qu'aucune procédure n'est prévue au cas où elle se produirait néanmoins ?
La réponse à la question : « Que se passe-t-il si un accident se produit là ? » sera : « Cet accident n'est pas possible ». Je me rappelle qu'un jour, le directeur d'une centrale a dit : « Un accident impossible vient de se produire. » Cette phrase extraordinaire correspond au raisonnement qui a mené à l'exclusion de rupture. L'accident ne pouvant pas se produire, il n'y a pas de calcul établissant ce qui se passe s'il se produit.
Sur quel critère se fait le classement d'un équipement ou d'une pièce en exclusion de rupture, et qui accorde ce classement ?
La demande est faite par EDF ou par Areva ; l'IRSN tranche et, dans certains cas, refuse. L'exclusion de rupture a ceci d'intéressant pour l'exploitant qu'elle lui évite de montrer ce qui se passe si l'accident se produit – puisque l'accident ne peut pas se produire ! En contrepartie de l'accord donné, l'ASN soumet la fabrication de l'équipement à des règles plus strictes que la règle normale. Cela s'applique actuellement aux soudures du circuit secondaire de l'EPR ; si vous posez des questions à leur sujet, on vous répondra qu'elles sont en exclusion de rupture parce que leur défaillance ne se peut pas. Manque de chance : 150 soudures doivent être examinées, et l'IRSN, dans une déclaration récente, indique que d'autres doivent l'être en d'autres points du circuit.
On pourrait édicter une règle selon laquelle, si l'exclusion de rupture est accordée, ce qui est à l'avantage de l'exploitant – sinon il ne la demanderait pas –, l'exigence doit être totale, et que si elle n'est pas respectée, la mise en service est refusée sans discussion.
L'ennui, c'est que, pour l'EPR en particulier, la pression économique et industrielle est telle qu'on accepte d'entrer dans une sorte de négociation. C'est ce qui s'est produit pour le couvercle de l'EPR : alors que l'équipement ne respecte ni l'exigence normale ni l'exigence supérieure liée à l'exclusion de rupture, finalement, ça passe. On entre donc dans un domaine gris de la réglementation, où l'on essayera de démontrer que cela passe néanmoins ; c'est ce qui a été accepté aussi pour les générateurs de vapeur. La preuve que cela pose problème est que l'ASN a demandé, pour les générateurs de vapeur existants dont elle autorise le fonctionnement, des mesures compensatoires destinées en particulier à éviter des chocs thermiques : la baisse de température doit être plus lente que prévu normalement lorsqu'un réacteur s'arrête, et remonter plus doucement lorsqu'on relance la réaction en chaîne. C'est la preuve qu'il y a un problème – alors que ces équipements sont en exclusion de rupture !
Fondamentalement, je ne comprends pas pourquoi cette notion a été acceptée. Considérer que la probabilité de rupture de la cuve est très faible, c'est une chose ; c'en est une autre d'étendre l'exclusion de rupture au générateur de vapeur, au circuit primaire, au circuit secondaire… Je crois que le pont du réacteur n° 2 de la centrale de Palluel était en exclusion de rupture, et il a rompu ; un « accident impossible » s'est donc produit… Il y a là une faiblesse dans la sûreté, une zone floue qui ne devrait pas exister. Si on accepte le principe de l'exclusion de rupture, il faut que, si la règle n'est pas respectée, l'exploitation soit automatiquement arrêtée. D'autre part, il n'est pas normal que si, comme je l'ai fait, un citoyen ou votre commission d'enquête demandant ce qui se passe si le fond du générateur de vapeur se brise, s'entende dire que l'on ne peut pas répondre parce que l'équipement est en exclusion de rupture.
Vous seriez donc plutôt favorable à ce que l'on supprime le principe de l'exclusion de rupture.
Oui, car il paraît tout à fait étonnant. Je n'ai pris conscience qu'assez récemment de l'application de cette notion extraordinaire, parce que cela n'est pas mis sur la table. J'en ai eu connaissance justement quand, ayant demandé ce qu'il adviendrait en cas de rupture du générateur, on m'a répondu que le calcul n'avait pas été fait en raison de l'exclusion de rupture. Je ne sais ce que l'on vous a dit au sujet des piscines de refroidissement des réacteurs ; comme il y a là un problème de sécurité, je suppose que l'on vous a opposé le secret défense. Or, il se trouve que le dénoyage d'une piscine est possible indépendamment d'une agression extérieure.
Ces piscines n'ont pas de vidange par le bas ; quand on veut les vider, on aspire l'eau. Or, on s'est rendu compte que, génériquement, l'eau de toutes les piscines des réacteurs pouvait être siphonnée en quelques heures.
Normalement, oui ; cela a été découvert il y a plusieurs mois.
Les anomalies génériques signalées sont de différentes sortes. Certaines sont des anomalies génériques de conception, ce qui est très grave parce que cela signifie que quelque chose ne fonctionne pas correctement depuis le début. Il y a aussi des anomalies génériques de construction – le générateur de vapeur a été mal construit par Creusot Loire ou Creusot Forge. Il y a encore des anomalies génériques de vieillissement, des tuyaux rouillés par exemple, ce qui veut dire que depuis un certain temps la pièce pouvait rompre. Quand on s'en aperçoit, on répare, mais il n'en reste pas moins que l'on a vécu des années avec cette anomalie, et que si l'on ne répare pas immédiatement, faute d'argent ou de temps, cela durera encore quelques mois ou quelques années.
Si vous demandez ce qu'il adviendrait si la piscine d'un réacteur se vidait, on vous dira, du point de vue de la sécurité, qu'il est évident que ce serait le fait d'une agression extérieure, et que l'on ne peut donc vous répondre. Mais puisque le dénoyage est possible, ou a été possible, sans agression extérieure, vous pouvez demander ce qui se passerait en ce cas. Je ne sais si l'on vous répondra alors « nous allons faire le calcul », ou si l'on vous donnera pour toute réponse qu'il y avait exclusion de rupture – ce que je jugerais anormal.
Dans combien de cas une anomalie générique a-t-elle été constatée sur une pièce en exclusion de rupture ?
J'ai répertorié 48 citations de niveau 2, s'appliquant à 37 réacteurs, ce qui signifie que certains de ces 37 réacteurs sont touchés par plusieurs anomalies génériques. Beaucoup concernent des équipements en exclusion de rupture ; j'en vérifierai le nombre.
Pour résumer vos propos, quand il existe une anomalie classée INES 2 sur un équipement en exclusion de rupture, l'ASN devrait ordonner l'arrêt de l'exploitation. Si, donc, 20 réacteurs sont dans cette situation, ils devraient normalement être arrêtés – mais nous devons produire de l'électricité.
Indépendamment de la production d'électricité, M. Pierre-Franck Chevet a très souvent parlé des anomalies génériques. Trente-sept réacteurs ont montré une anomalie générique de niveau 2, mais certaines ont peut-être été réparées ; je n'ai pas les moyens de le vérifier mais vous pouvez demander quel est l'état des lieux. Supposons que 25 réacteurs présentent toujours une anomalie générique de niveau 2 ; je considère que si la pièce ou le tuyau rouillé casse, l'ASN devrait dire : « Vous arrêtez le réacteur et vous réparez ». Peut-être ne met-on pas les 25 réacteurs à l'arrêt en même temps : on en arrête cinq et l'on donne trois mois pour réparer ce qui doit l'être, puis cinq autres pour trois mois, puis cinq autres pour trois mois encore, et en quelque temps, on a tout réparé. L'ASN l'a fait pour le Tricastin, imposant son arrêt et la réparation de la jetée avant le redémarrage ; ce jugement doit être appliqué de façon plus large que pour le seul cas du Tricastin, parce que le nombre d'anomalies génériques est considérable.
Elle le fait : sur chaque fiche figure un jugement de l'ASN. L'Autorité commence par dire : « C'est une anomalie INES 2 ». Ensuite, elle exige ou non la réparation, laquelle prend un certain temps. L'Autorité peut donner un délai de trois mois qui, en général, n'est pas respecté et devient un délai de six mois. Mais il y a eu des cas, à La Hague en particulier, où les exigences de l'ASN relatives à des bouts de plutonium n'ont jamais été respectées.
Je parlerai de la gestion des déchets radioactifs, qui a toujours été considérée dans le domaine nucléaire comme une question triviale et donc comme le parent pauvre du cycle nucléaire, depuis la mine jusqu'au retraitement du combustible. On s'occupait d'entreposer les déchets afin de réduire les risques pour les personnes qui travaillent alentour, et donc pour empêcher les nuisances immédiates, mais personne ne se préoccupait de savoir comment récupérer ces déchets une fois stockés là où ils étaient, comment les caractériser et encore moins comme les conditionner en conditionnement ultime. De nombreux déchets sont donc restés des années en l'état – dans deux cas au moins, pendant des décennies – ce qui a permis de ne découvrir que très tard la complexité et la quasi impossibilité de s'en débarrasser.
Prenons le cas des boues de la station de traitement des effluents de La Hague, dite station n°2, la première étant à Marcoule. À chaque fois que l'on a des effluents radioactifs, La Hague peut faire des rejets en mer synchrones avec les marées. Mais pour en rejeter le moins possible, on fait des traitements chimiques par lequel on parvient à extraire à peu près 95 % de la charge de ces effluents. Cinq pour cent sont donc rejetés en mer, et ce qui a co-précipité forme des boues que l'on a jusqu'à présent entreposées dans des silos. On a ainsi rempli 9 300 mètres cubes, soit 3 300 tonnes de boues qui sont tout sauf banales. On y trouve 97 kilos de plutonium, 37 kilos de neptunium – un émetteur alpha qui a une demi-vie de 2,1 millions d'années – et d'autres produits tels que l'américium ou le curium : tout ce que l'on trouve dans les combustibles irradiés s'y trouve en cocktail réduit. Á cela s'ajoutent tous les produits chimiques qui ont été utilisés pour faire la co-précipitation, et il y en a aussi un bouquet parce que les techniques ont changé au fil des ans. Tous ces produits ont sédimenté et ont été mal caractérisés et l'on essaye aujourd'hui d'en faire quelque chose.
L'IRSN a, le premier, souligné ce problème en 2009, étudiant ce que l'on pouvait faire de ces boues. Il a été décidé de les récupérer, de les assécher, d'en faire des petits cylindres et de les placer dans les conteneurs standard de déchets pour les conditionner comme on conditionne les déchets vitrifiés et les déchets compactés. Mais il y a un ennui : on ne peut les assécher totalement car il y a beaucoup de rayonnements alpha qui cassent les molécules d'eau et libèrent de l'hydrogène – et l'hydrogène, mélangé à l'air à 4 %, explose ou brûle spontanément. Aussi, pour l'instant, il n'y a pas d'accord sur la technique. On va les conditionner quand même, de manière provisoire, mais je ne sais pas comment ils vont s'en sortir, parce que ces déchets relèvent d'un stockage géologique. L'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) applique un arrêté selon lequel tout déchet dont l'activité est comprise entre 1 million et 1 milliard de becquerels par gramme doit faire l'objet d'un stockage géologique. En l'espèce, on est autour de 30 millions de becquerels par gramme ; il faudra donc stocker ces déchets en couches géologiques mais on ne va pas le faire pour l'instant. Certains des produits chimiques présents sont très agressifs, et il y a aussi du tributylphosphate (TBP), l'agent chélateur qui a permis d'extraire le plutonium. Mais comme il en est parti dans les effluents, il y en a dans les boues, et si on stocke tout cela en couche géologique profonde et que de l'eau arrive, le TBP risque de mobiliser à nouveau le plutonium et d'en faciliter la diffusion. Pour ces raisons, il est vraisemblable que l'on n'acceptera pas ce mode de stockage. C'est l'exemple de la complexité d'un déchet que l'on n'a pas voulu étudier et que l'on a sur les bras sans savoir comment régler la question.
Le deuxième problème est celui du silo situé au nord-ouest du site de La Hague. On y mettait des déchets technologiques résultant du retraitement des combustibles graphite-gaz. On coupait les deux extrémités d'une sorte de cylindre pour que l'acide nitrique attaque le combustible, et l'on jetait à la fois ces embouts métalliques et la chemise de graphite dans ce qui était un stockage à sec. Un jour, le feu pris dans ce graphite. Il est très difficile que le graphite prenne feu, mais quand il a pris, il est très difficile de l'éteindre. La seule solution possible a été de noyer la fosse avec 1 400 mètres cubes d'eau et, depuis le 6 janvier 1981, il y a toujours cette piscine dans un stockage à sec.
En 2005, l'ASN a demandé la reprise de ces déchets ; sa demande est restée sans réponse. En 2010, l'Autorité a fait un calendrier précisant les étapes exigées et leur calendrier ; constatant en avril 2013 qu'il ne s'était toujours rien passé, elle a mis Areva en demeure de mettre au moins en place les moyens de surveiller l'étanchéité de cette fosse qui n'avait pas été prévue pour un stockage humide, car elle contient du strontium 90, lequel file très vite dans la terre. L'ASN veut au moins savoir si de l'eau sort sous cette fosse ; sa demande est restée sans effet : le rapport 2017 de l'Autorité indique qu'une inspection menée en juin 2016 a montré que tout était resté en l'état. Je crois savoir que l'on a commencé à construire une cellule de reprise, mais, pendant 37 ans, sept directeurs du site successifs se sont passé cette patate chaude et elle est toujours là.
Voilà pour ces deux situations, mais il est bien d'autres cas où l'on a des déchets, que l'on met dans un coin, couvre d'eau, de béton ou de je sais quoi d'autre pour que les personnels qui travaillent sur le site ne soient pas irradiés, et que l'on oublie.
Un mot aussi sur les piscines d'entreposage de La Hague. Plus de 9 700 tonnes de combustible irradié y ont été stockées depuis sept ou huit ans. Si l'on prend pour unité de compte le coeur d'un réacteur en calculant un coeur hypothétique pondéré de 34 900 mégawatts, on obtient un tonnage. On se rend alors compte qu'il y a l'équivalent de 117 coeurs dans ces quatre piscines, soit 1,06 fois la valeur des coeurs qui sont dans les 58 réacteurs des 19 centrales nucléaires d'EDF – à la fois le coeur en place et ceux qui ont été déchargés dans les piscines –, de surcroît dans un tout petit espace comparé à celui qu'occupent les 19 centrales réparties dans la France entière.
Même si on le demandait, on ne pourrait bunkeriser ces piscines parce qu'il n'est plus possible de couler du béton au-dessus de quatre piscines contenant 9 700 tonnes de combustible irradié. Quand ces piscines ont été conçues, dans les années 1980, bien avant, donc, les attentats du 11 septembre 2001, on n'a pas posé aux ingénieurs concepteurs le problème du risque de malveillance grave. Si on le leur avait signalé, ils auraient trouvé une solution. Ils en ont trouvé une pour contrer le risque que poserait un séisme : en un tel cas, il faut éviter que des déchets de structures tombent dans la piscine, endommageant la piscine elle-même ou le combustible ; ils ont donc imaginé une structure métallique recouverte de tôles qui, si elles tombent, ne feront pas de gros dégâts. On ne peut pas leur jeter la pierre, si j'ose dire, si le problème d'un acte de malveillance commis par lancer de roquette ou de bombe ne leur a pas été posé.
Je vous parlerai enfin du plutonium. Entre 2008 et 2011, il y avait en moyenne 37,2 tonnes de plutonium « sur l'étagère », stocké sous forme de dioxyde de plutonium dans un système bunkerisé. La consigne était jusqu'à présent de limiter la production de plutonium strictement au besoin, qui est de faire du combustible MOX ; mais depuis 2011, la production de plutonium a augmenté de 19 %. J'ignore pourquoi – peut-être est-ce la nouvelle méthode pour dégager les piscines d'EDF ou celle de La Hague – mais cela pose un problème. Dans les bilans relatifs à La Hague, vous aurez beaucoup de mal à trouver les données relatives au plutonium. J'ai tenté de les rassembler dans le document que j'ai rédigé à votre intention. Vous y lirez qu'il y a notamment des combustibles MOX « rebutés ». Tout crayon de combustible fabriqué par l'usine Melox qui ne répond pas aux normes de qualité n'est pas accepté ; en ce cas, on réunit deux de ces pastilles d'oxyde mixte plutonium-uranium dans un tube, et de ces tubes on fait un « assemblage rebuté ». Ces assemblages représentent aujourd'hui quelque 270 tonnes, toutes immergées dans la première piscine de La Hague.
Autrement dit, le plutonium part de La Hague vers Marcoule pour fabriquer du MOX puis revient à La Hague.
Les crayons rebutés sont regroupés et repartent en effet à La Hague parce qu'ils sont chauds. Un fer à repasser développe un kilowattheure ; un seul assemblage moyen de crayons rebutés développe 463 kilowattheures – et l'on en est à plus de 270 tonnes. La chaleur dégagée est donc intense et, l'usine Melox n'étant pas équipée pour gérer ces déchets rebutés, les renvoie à La Hague où ils sont entreposés dans la première piscine. Ces combustibles neufs sont les plus dangereux du point de vue du risque de criticité parce qu'ils ont la teneur en plutonium la plus élevée.
Tout cela me conduit à vous dire que, même si cela disparaît parfois des évaluations, il y a plus de 50 tonnes de plutonium à La Hague. Si, demain, les réacteurs que l'on a prévus pour brûler le plutonium ne sont pas au rendez-vous, que fera-t-on de ce matériau ? Il n'y a pas de plan B pour le plutonium si, dans vingt ou trente ans, on n'a pas une solution à ce sujet.
On pense qu'en fabriquant du MOX, on brûle du plutonium. C'est exact, mais on en brûle à peu près 23 %, ce qui n'est pas énorme. Et non seulement n'est-il pas entièrement brûlé mais, en raison de la fabrication massive de plutonium 241 au cours de cette opération, il y a 27 % d'activité radioactive de plus dans le combustible usé qu'il n'y en a dans le combustible neuf. Loin d'avoir diminué, l'activité en plutonium a augmenté.
Votre expertise est telle qu'elle invite les questions. Nous nous interrogeons sur la sûreté globale de nos installations et vous nous avez parlé à ce sujet des anomalies génériques et de la gestion des déchets. Se pose aussi la question de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) à venir. On nous dit que l'énergie nucléaire peut être une source d'appoint aux énergies renouvelables, qui sont intermittentes et l'on nous a répété, lorsque nous sommes allés visiter le site de Gravelines, que, lors des creux de production d'énergie éolienne ou solaire, les centrales nucléaires peuvent prendre le relais en remontant la production. Ce seront des épisodes réguliers, puisque la production d'énergies renouvelables fluctue en permanence. Ces baisses et ces reprises répétées de production d'énergie nucléaire ont-elles été envisagées du point de vue de la sûreté des réacteurs, alors qu'il faut normalement un certain temps pour faire remonter la production ou la diminuer ?
C'est très curieux en effet car, jusqu'à présent, il était notoire que la flexibilité était très mauvaise pour les réacteurs nucléaires. Il y a des risques de choc thermique en cas de changements de température assez brusques, comme il s'en produira s'il faut s'adapter à la variabilité des énergies renouvelables. Le risque est particulièrement élevé si les réacteurs concernés sont ceux pour lesquels ont été exigées des mesures compensatoires. Par exemple, il faut prendre garde, quand les générateurs de vapeur sont défaillants, de monter et de descendre doucement en puissance. La production d'énergie nucléaire devait fonctionner en base et ne devait pas être soumise à des changements de puissance fréquents, en raison, précisément, du risque que présente l'accumulation des chocs thermiques pour le circuit primaire.
Depuis peu, EDF dit que cela ne pose aucun problème ; c'est très surprenant et votre commission doit interroger l'IRSN sur cette flexibilité dite possible depuis un an ou deux alors qu'auparavant il n'en était aucunement question. Le sujet est très sérieux. Or, les discussions au sujet du nucléaire dans la PPE sont assez ahurissantes : la sûreté nucléaire n'existe pas. Les discussions portent sur les coûts comparés des renouvelables et du nucléaire et sur les scénarios de demande d'électricité, des questions de caractère essentiellement économiques tout à fait importantes, mais on part du principe que tout cela fonctionne parfaitement – d'où la flexibilité. On dit : « L'idéal, c'est la combinaison entre les renouvelables et le nucléaire, et la somme des deux va s'harmoniser excellemment ». La sûreté n'intervenant pas dans la réflexion, personne ne pose la question que vous posez, à laquelle, actuellement, il n'y a pas de réponse. Vous devez demander à l'IRSN, fermement et de toute urgence, comment le directeur d'EDF peut, de débat en débat dans le cadre de la PPE, expliquer tranquillement, alors qu'il n'y a pas d'étude sérieuse à ce sujet, que des changements de puissance fréquents ne posent aucun problème, ce qui étonne tout le monde étant donné tout ce qui était dit précédemment sur le vieillissement et le nombre de chocs thermiques admis pour les cuves.
Nous nous penchons sur les moyens de l'ASN et sa capacité à agir. Vous nous avez dit qu'à de certains moments l'Autorité constate des anomalies graves mais ne va pas plus loin. Comment améliorer son fonctionnement ?
Voyons le système existant. Un incident se produit, ou une demande d'exclusion de rupture est faite. Il faut analyser la chose. L'ASN s'en empare et pose la question à l'IRSN qui étudie la question – cela peut durer plusieurs mois – et donne son jugement. Avant de revenir à l'ASN, l'analyse passe par le filtre des groupes d'experts. On parle peu de ces groupes d'experts, qui sont très « homogènes » avec le milieu nucléaire : beaucoup d'entre eux viennent d'EDF, du CEA, de l'ASN. Je considère, comme je l'ai écrit dans une note sur la sûreté que je vous ai transmise il y a un certain temps, que ces groupes d'experts jouent le rôle de juges entre EDF et l'IRSN. C'est en fonction du jugement de ces groupes à mon avis très conservateurs – au sens de favorables à l'exploitant – que l'ASN prend sa décision. Hormis quelques rares experts indépendants – Yves Marignac, Monique Sené, Jean-Claude Autret – les experts sont issus du milieu nucléaire. On pourrait se passer des groupes d'experts : l'ASN demanderait l'avis de l'IRSN et prendrait sa décision. La composition de ces groupes qui doivent prétendument exprimer un jugement extérieur plus indépendant n'est, à mon avis, pas assez diverse, et j'ai plusieurs exemples de jugements par groupes d'experts faits « à la louche ».
Parler de la proportion d'experts indépendants dans ces groupes, c'est poser la question générale de l'expertise indépendante sur le nucléaire en France, laquelle n'existe pratiquement pas. Elle est le fait de quelques personnes, dont quelques retraités qui ont les moyens d'intervenir, mais il n'y a pas de gens qui en feraient leur métier. Pourquoi cela ? Parce que celui qui intervient sur cette question de manière critique n'a plus de contrats avec qui que ce soit. Le Parlement doit donc s'interroger sur les moyens de susciter une expertise indépendante, laquelle doit être rémunérée. M. Yves Marignac, expert indépendant dans les groupes d'experts de l'ASN, n'est pas rémunéré, ce qui est totalement anormal puisqu'il consacre à cette tâche le quart de son temps, l'analyse de ces énormes dossiers, faite sérieusement, représentant un travail considérable. On comprend pourquoi les experts indépendants sont des retraités d'un âge canonique. Je n'ai rien contre les experts vieillissants, mais cette situation est anormale. Il faut susciter des experts indépendants, car personne à l'Université non plus qu'au CNRS ne portera un jugement critique sur tel aspect ou tel autre, parce qu'il aura des problèmes. Il y a donc un sérieux problème d'expertise indépendante.
Le CEA ? Allons ! Jean-Claude Zerbib et moi-même en venons, et c'est le temple du nucléaire. En Angleterre, des universités, telle celle du Sussex, sont très critiques par rapport au nucléaire et font des études reconnues. C'est aussi le cas en Allemagne et aux États-Unis. La situation que j'ai décrite est particulière à la France ; il peut sembler mystérieux que tous les économistes français soient pro-nucléaires, mais si vous voulez financer des thèses… La question de l'expertise indépendante est, pour moi, la plus importante.
Ensuite, puisque vous avez adopté comme définition de la sécurité et de la sûreté la référence de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et non celle du droit français, il faut être raisonnable et clarifier la position de l'ASN. Comme cela vaut dans les pays étrangers qui suivent la référence de l'AIEA, on doit poser l'obligation qu'une partie de la sécurité nucléaire soit traitée par l'Autorité de sûreté. Si une piscine reçoit un projectile, l'ASN n'a pas à se préoccuper de savoir qui a envoyé ce projectile, ni même de sa nature : l'élément clé est qu'un événement, qui peut être un attentat, a eu lieu, provoquant le dénoyage, et l'ASN doit vous dire, et nous dire, quelles sont les mesures de sûreté à prendre pour remédier à cet accident. Les deux concepts de sûreté et de sécurité se rejoignant in fine, on ne peut les séparer de façon artificielle en fonction de la cause de l'accident, en parlant de sûreté quand les causes sont techniques – qu'elles relèvent de défauts de conception, de lacunes dans l'exploitation ou d'une gestion fautive – et de sécurité quand il y a agression malveillante. L'accident est le même qu'il soit dû à un acte malveillant, à un avion qui tombe, à une explosion, à la teneur en carbone, et l'ASN doit être en mesure de vous décrire ce qui se passe si la cuve casse, quelle que soit la cause de la rupture.
Autre chose. On a vu l'importance de l'échelle INES dans le jugement des anomalies génériques ; il faudrait, de la même manière, une échelle des accidents potentiels. L'accident du Blayais a été extrêmement important par ses suites possibles – si l'eau était montée d'un mètre supplémentaire, il y aurait eu au Blayais l'équivalent de l'accident de Fukushima. C'était donc un accident potentiellement majeur, mais comme il n'y a eu aucun dégagement de radioactivité, il a sans doute été classé comme incident de faible gravité dans l'échelle INES. Il faudrait un classement des incidents tenant compte du risque potentiel qu'ils présentent et non, seulement, du fait qu'il y ait eu ou non des émissions radioactives.
Estimez-vous suffisants les contrôles de déchets qui sortent du site pour être traités ? Si vous les jugez insuffisants, comment proposeriez-vous de les renforcer ?
Á ma connaissance sont uniquement évalués les déchets vitrifiés et compactés. La Hague dit avoir mis au point une technique nouvelle mais je n'en sais pas davantage. Il y a des portiques de détection aux portes des centres d'études nucléaires, si bien que l'entrée d'une source radioactive est détectée à des niveaux relativement bas, mais je ne sais pas ce qu'il en est pour les centrales.
Absolument, parce qu'il faudra trouver un devenir à ce déchet. Il est arrivé, à Saclay, que du radium soit détecté dans un réveille-matin ou dans d'anciens paratonnerres. Mais, encore une fois, j'ignore les pratiques suivies dans les centrales.
Quelle opinion avez-vous sur la proposition de construire une grande piscine centralisée à Belleville-sur-Loire ? Pensez-vous que le problème des déchets, que l'on nous promet de régler depuis des dizaines d'années sans y parvenir, pourrait provoquer la fin de la filière nucléaire ?
S'agissant des experts indépendants, il est manifeste qu'en France une poignée de personnes seulement ont une expertise aussi poussée que la vôtre. Vous avez évoqué leur vieillissement ainsi que le problème de la rémunération des experts indépendants ; quelles pistes de réforme sont possibles pour garantir et développer une recherche critique sur le nucléaire dans les formations universitaires ?
Lors de sa visite en France, l'ancien Premier ministre du Japon Naoto Kan a dit qu'il s'en voulait de l'extrême naïveté qui l'avait conduit à croire l'autorité de sûreté nucléaire japonaise indépendante. Il nous a raconté comment, quand il demandait quelle serait l'évolution de la situation dans diverses hypothèses, on lui répondait systématiquement que cela ne se produirait pas, au point qu'il a été contraint de se rendre sur place pour parler en personne au directeur de la centrale. Il nous a rapporté une scène ubuesque : l'électricité est coupée, les routes le sont aussi, il faut un générateur pour faire repartir le circuit de refroidissement, on met un temps interminable à l'envoyer et quand il arrive enfin – à 22 heures alors que la catastrophe a eu lieu à 14 heures – il n'est pas adapté à l'équipement… Quel regard portez-vous sur la préparation à un accident ou à un problème de sécurité sur les installations nucléaires en général ?
Pour ce qui est des déchets, on se rend compte qu'il faut entièrement repenser le système nucléaire français, fondé sur les réacteurs graphite-gaz puis sur les réacteurs à eau et sur un cycle du combustible dont, très rapidement, d'abord pour des besoins militaires puis pour le surgénérateur, le retraitement a été la clé de voûte.
Donc, on retraite, on produit du plutonium pour le surgénérateur et cela ne fonctionne pas, et l'on fabrique du MOX, lequel ennuie tout le monde, EDF compris, car cela ne présente aucun intérêt. EDF ne le dit jamais, ou jamais ouvertement, mais il est de notoriété publique que ce combustible est très compliqué à fabriquer et à manier, qu'il est très chaud, qu'il faut des chargements différents… L'autre aberration consiste à dire que l'on va en finir avec le MOX dans les réacteurs de 900 mégawatts et le mettre dans les réacteurs de 1 300 mégawatts. C'est ahurissant : cela suppose de modifier l'usine Melox, cela pose des problèmes pratiques et industriels, il y a des risques de sûreté, la criticité est plus élevée, mais le Gouvernement continue de dire qu'il est stratégique de poursuivre la fabrication de MOX. C'est incompréhensible.
Au cours de l'une des auditions que vous avez tenues, vous avez posé la question de l'utilité de cette fabrication. Il y a d'un côté La Hague avec ses quatre piscines, ses problèmes de plutonium, ses silos, et les évaporations dont Jean-Claude Zerbib pourrait vous entretenir jusqu'à la nuit, de l'autre le mythe du surgénérateur, dont on sait très bien qu'il ne présente aucun intérêt parce qu'il sera extrêmement cher et très dangereux – M. Chevet a dit que la combinaison plutonium-sodium est ce que l'on peut trouver de plus stupide pour faire de l'électricité. La première réponse à votre question est donc qu'il faut rediscuter de ce système. Il y a probablement une querelle cachée entre une croyance du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) fondée sur l'avenir des surgénérateurs et EDF qui, ayant déjà du mal à se débrouiller avec l'EPR, n'a à mon avis aucune envie de faire ni Astrid, ni la suite.
Cela a des conséquences pour les déchets. Le retraitement devient une exception française dans le monde occidental : le Royaume-Uni va l'arrêter, au Japon il ne démarrera jamais puisque, depuis vingt-cinq ans, il est retardé d'année en année – et encore les Japonais y pensent-ils pour d'autres raisons que le plaisir du site du nucléaire civil – et ni les Américains, ni les Allemands, ni les Suédois, ni les Coréens ne le pratiquent.
L'hypothèse de la piscine de Belleville est probablement liée à cette question cruciale. Que va-t-on faire du MOX venu d'un peu partout ? Continue-t-on d'en fabriquer ou non ? La manière dont on répond à cette question entraîne des conséquences très différentes. Si l'on ne continue pas, peut-être n'est-il pas nécessaire de construire cette énorme piscine. Et à quoi sert d'envoyer le combustible ordinaire à La Hague pour en faire ce fameux MOX qui, je l'ai dit, ne présente aucun intérêt, qui n'est pas recyclé mais stocké, qui est beaucoup plus dangereux après le traitement qu'il ne l'était au départ et qui, dans l'ensemble du circuit, n'économise que 20 % de plutonium en quantité mais accroît la teneur de radioactivité ? Arrêtons cela ! Pourquoi, pour une fois, ne pas faire comme les autres ? Ce n'est pas nécessairement imbécile, surtout si l'on se penche sur l'« excellence française » tant vantée.
L'excellence française sur les réacteurs a été grandiose, mais nous avons pris la licence américaine : les réacteurs français sont des réacteurs Westhinghouse, sauf l'EPR, dont on connaît le remarquable succès technique. Pour ce qui est de l'enrichissement de l'uranium, on a choisi la technique de la diffusion gazeuse, qui a coûté très cher puisqu'il a fallu construire Tricastin pour l'alimenter en électricité puis, il y a quelques années, on est passé à la technologie des centrifugeuses hollandaises ; exit, alors, l'enrichissement français. Enfin, l'autre exception française d'excellence, c'est le retraitement, qui aboutit à l'impasse actuelle ; arrêtons cela, ce qui nous libérera de l'hypothèque MOX qui n'a d'intérêt pour personne, si ce n'est, peut-être, de faire vivre Orano quelques années de plus. Alors on stockera en piscine dans le bâtiment du réacteur, ce qui pose la question de la protection, ou non, du bâtiment réacteur ; et on passera ensuite au stockage à sec des combustibles irradiés, la solution de plus en plus pratiquée aux États-Unis, dans des conteneurs fabriqués en particulier par Areva.
Nous avons demandé à l'IRSN une note récapitulant les avantages et les inconvénients de l'entreposage à sec, car nos questions sur ce point restent sans réponse. Cette fois, nous aurons des informations à ce sujet.
Il est indiqué sur le site, accessible au public, de la NRC, la commission de réglementation nucléaire des États-Unis, qu'en 2009, 23 % du tonnage américain de combustibles irradiés étaient placés dans des conteneurs – des castors – assurant un stockage à sec horizontal ou vertical. Sachant qu'il s'agit de 23 % de 66 000 tonnes, on voit que l'on n'en est pas au stade de l'expérimentation.
Parce que, vous dit-on, « il faut continuer le cycle du plutonium ».
Des combustibles sont expédiés à La Hague où ils sont retraités et où on fait du plutonium ; on ne va pas ajouter à ce processus une étape d'entreposage à sec ! Il faut choisir, et tant la grande piscine que le retraitement imposent de s'interroger sur la sécurité. Tous ces transports de plutonium d'un peu partout vers les piscines de La Hague sont hallucinants ; on sait très bien que c'est un danger majeur mais on ne peut pas faire grand-chose. Il faut arrêter les frais.
L'expertise indépendante suppose une volonté politique, c'est-à-dire que l'on y consacre des fonds. Á chaque fois que l'on m'a proposé de faire partie d'un conseil quelconque, j'ai posé la question de la rémunération, car j'étais indépendant, j'avais un bureau d'études avec lequel je gagnais ma vie, je n'étais ni fonctionnaire, ni salarié d'EDF ou du CEA. J'ai même été nommé à un Conseil supérieur par le Président de la République ; j'en étais le seul membre, sur cinquante, venu du secteur privé indépendant. J'ai posé la question de ma rémunération lors de la première séance au président, qui m'a répondu que j'avais tout à fait raison mais que ce n'était pas possible. Et je suis parti.
Cela ne vaut pas que pour le nucléaire : si l'on invite quelqu'un à participer aux travaux d'une instance, il faut le rémunérer. Quand on proposera à des gens d'entrer dans un comité d'experts, la fonction étant rémunérée, alors, peut-être, des professeurs d'université se diront qu'ils sont de bons métallurgistes ou de bons physiciens des particules, que cela les intéresse d'étudier la sûreté nucléaire et ils postuleront lors de l'appel à candidatures lancé par l'ASN. Aussi longtemps que ce travail ne sera pas payé, les seules réponses viendront de quelques militants qui ont un peu de temps, mais ils sont peu nombreux, ou de quelques retraités. La volonté politique de renforcer l'expertise indépendante se traduit ainsi pour commencer. D'autre part, les appels d'offres devront porter sur des questions que l'on ne pose pour le moment qu'à l'IRSN et auxquelles d'autres organismes pourraient répondre – le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), par exemple ; si c'est payé, je pense qu'il y aura des manifestations d'intérêt. L'expertise indépendante est donc pour beaucoup une histoire de gros sous.
Apparemment, l'autorité de sûreté japonaise était nulle, et directement sous la férule des compagnies d'électricité, dont Tepco. Mais la théorie selon laquelle un accident ne se produirait pas a été la doctrine en France pendant quarante ans ; très récemment seulement, André-Claude Lacoste puis Pierre-Franck Chevet ont dit qu'un accident du type de celui de Fukushima est possible en France. C'était une révolution, mais cela n'a ému personne, si bien que, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, dans l'esprit dominant et en particulier dans les discussions relatives à la PPE, on continue de considérer que cela n'arrivera pas : la sûreté n'est jamais évoquée, seules sont discutées des questions économiques. On peut, à juste titre, se moquer de l'autorité de sûreté japonaise, mais la mentalité des dirigeants français n'est pas très éloignée de celle qui prévalait au Japon : cela n'arrivera pas, quoi que dise le président de l'ASN. Or, étant donné l'accumulation des anomalies génériques, des autres incidents – il n'y a pas une semaine sans qu'aient lieu trois ou quatre arrêts de centrales en raison d'incidents divers – et des difficultés financières d'EDF et d'Orano, je considère que nous sommes dans une zone de risque majeur.
Pensez-vous que le grand carénage suffira à permettre que des centrales produisent au-delà de quarante ans, comme le dit EDF ?
La réponse est évidemment « non », puisque ce n'est pas son objectif. Le grand carénage, c'est le moyen de répondre aux exigences formulées à partir de la troisième visite décennale pour aller à quarante ans, en tenant compte des mesures post-Fukushima. Changer un générateur de vapeur améliorera la sûreté et cela servira pour la suite, mais les exigences de l'ASN ne sont aucunement incluses dans le grand carénage. Singulièrement, rien n'est prévu au sujet des piscines. Peut-être qu'un jour quelqu'un dira : « La commission d'enquête parlementaire nous a fait comprendre qu'il y a un risque de sécurité majeur et que l'on ne peut laisser les piscines en l'état, puisque l'on sait qu'en cas de chute d'un avion gros porteur se produira une catastrophe du type de celle de Fukushima ». Peut-être aurez-vous l'influence suffisante pour obtenir que l'on fasse quelque chose au sujet des piscines. L'ASN a dit que, pour passer les quarante ans, les réacteurs existants devront être améliorés de façon à respecter les principes de sûreté définis pour l'EPR. L'un de ces principes, c'est la bunkérisation des piscines ; soit on fait la même chose, soit on trouve une autre solution, mais pour faire face au risque de sécurité et respecter les exigences de l'ASN, on ne peut en aucune manière laisser les piscines en l'état. On ne peut dire que l'on applique les mêmes normes de sûreté que pour l'EPR mais ne rien faire ! On peut ne pas bunkériser, mais en ce cas EDF doit proposer d'autres systèmes.
D'autre part, il n'est pas prévu d'installer de récupérateurs de corium lors du grand carénage. L'accident grave n'a pas été pris en compte dans la conception des 58 réacteurs français actuels – non plus que dans l'EPR – si bien qu'il n'y a pas de parade. On fait donc toutes sortes de choses pour qu'il ne se produise pas, mais il n'y a pas de sûreté intrinsèque. S'il y a perte de refroidissement, il y a fusion du coeur ; s'ensuit soit une explosion, et c'est Fukushima, soit le percement du radier, et c'est Three Miles Island « amélioré ». Pour l'EPR, on prévoit maintenant d'installer un récupérateur de corium – à lire les documents techniques, on peut s'interroger sur le point de savoir si le dispositif fonctionnerait, mais admettons-le – et l'on nous dit qu'il faut l'équivalent sur les réacteurs existants. EDF travaille actuellement à proposer une solution, dont on ne sait pas ce qu'elle est et dont il y a peu de chance qu'elle soit gratuite. Quoi qu'il en soit, c'est une obligation.
Je vous ai donné deux exemples, mais quatre améliorations fondamentales pour allonger la vie des réacteurs ne figurent pas dans le grand carénage, et je ne sais pas combien il y faudra de milliards d'euros supplémentaires.
Le cycle du combustible est à repenser, nous avez-vous dit. Selon EDF, un équilibre est atteint : on fabrique le MOX nécessaire aux 24 réacteurs qui peuvent l'utiliser et on est dans un régime stable, dans lequel 10 % de l'électricité nucléaire serait produite grâce au MOX. On pourrait donc penser que ce cycle fonctionne de manière cohérente. Pourriez-vous préciser, en fonction des différents scénarios envisagés, à partir de quel moment se produit le point de rupture qui oblige à repenser complètement le cycle du combustible ? Privilégier l'EPR, qui n'est pas conçu pour utiliser du MOX, est-ce sous-entendre l'arrêt de cette production ? Si l'on allonge la durée d'exploitation des réacteurs d'anciennes générations, à quel moment faudra-t-il décider que le point d'inflexion est atteint et qu'il faut se reposer la question du cycle du combustible MOX ?
On aurait dû se poser la question depuis longtemps. Le système est peut-être équilibré mais il est idiot puisque le MOX n'est pas recyclé, si bien qu'on le stocke sans savoir qu'en faire. Peut-on se satisfaire d'un système équilibré mais idiot et continuer de la sorte pendant cent sept ans ? Je vous l'ai dit, à la fin du recyclage, on se trouve avec du MOX irradié extrêmement chaud, dont la radioactivité a augmenté, et donc très dangereux. Non seulement on n'a rien gagné mais la situation est plutôt pire que si on n'avait rien fait. L'utilisation du MOX par EDF est très compliquée en raison de sa température très élevée et de sa forte radioactivité, et tout cela coûte très cher. Vous avez raison, c'est cohérent, mais si c'est cher, ne sert à rien, n'améliore rien et oblige à des transports dans tous les sens qui eux aussi sont dangereux, pourquoi continuer même si c'est à peu près équilibré ?
J'appelle votre attention sur une incohérence. Dans les derniers documents de l'Andra, il est prévu que le retraitement du MOX se fera dans quarante ans – quand tous ceux qui écrivent ces sottises ne seront plus là pour nous expliquer pourquoi ils se sont trompés. En réalité, tous les MOX ne seront pas retraités. Les seuls qui l'ont été sont ceux à propos desquels la COGEMA s'était engagée : 72 tonnes ont été retraitées, dont 5 tonnes pour la Suisse et le reste pour l'Allemagne. L'opération pose des problèmes compliqués et coûte cher, ce pourquoi on ne retraitera pas le MOX : il ira directement au Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).
Mais pour ajouter le MOX aux autres déchets stockés par Cigéo à la même température que ces autres déchets, il faudrait attendre 170 ans. Pour ne pas attendre aussi longtemps, on l'entreposera dans des alvéoles – c'est l'appellation des modules de stockage. Dans chaque alvéole, on place quatre combustibles classiques que l'on ne souhaite pas retraiter ; si c'est du MOX, on ne pourra en stocker qu'un, qui prendra donc la place de quatre autres. On ne voit pas la rationalité de tout cela : on fabrique du MOX, on sait que ce faisant on diminue très faiblement la quantité de plutonium et que l'on crée neuf fois plus de déchets à long terme que n'en crée un combustible classique. C'est une aberration du point de vue de la gestion des déchets et je ne comprends pas que l'on puisse continuer ainsi.
Présidence de M. Paul Christophe
Je vous salue, messieurs, et vous prie de bien vouloir excuser mon absence au début de l'audition.
Le ministre de la transition écologique et solidaire que vous avez interrogé, monsieur le président, sur la pertinence du retraitement en pointant des contradictions et des aberrations, avait répondu que la réponse était dans la question –soulignant ainsi qu'il n'y avait effectivement pas lieu de continuer.
Puisque l'on admet maintenant que ce qui s'est produit à Fukushima pourrait se produire en France, la commission d'enquête ne devrait-elle pas se pencher aussi sur les coûts d'un accident nucléaire grave ? Le coût de l'accident de Fukushima est évalué à quelque 170 milliards d'euros. Yannick Rousselet, de Greenpeace, nous a dit qu'il en coûterait environ un milliard d'euros par piscine si on voulait les bunkeriser. Pour recapitaliser Areva et EDF, l'État avait donné 9 milliards d'euros en 2016. Á Bure, un milliard d'euros a déjà été dépensé pour favoriser l'acceptabilité sociale du projet, et il faudrait aussi estimer combien coûtent les gendarmes régulièrement déployés. Quant au grand carénage, il coûtera 100 milliards d'euros. Les centrales vieillissant et le grand carénage n'empêchant pas ce vieillissement, la potentialité d'un accident se renforce au fil du temps. Dans ce contexte, notre réflexion doit aussi porter sur le coût de l'amélioration de la sûreté et de la sécurité – autant d'argent qui n'ira pas au développement des énergies renouvelables.
Cet aspect de la question sera abordé dans le rapport. Nous avons reçu la Cour des comptes qui nous a donné quelques éléments à ce sujet, et nous avons demandé aux opérateurs de nous dire à quel stade ils en sont de la mise en oeuvre des obligations de sûreté décidées à la suite de l'accident de Fukushima et quel est leur coût. Nous nous sommes aussi intéressés aux provisions pour démantèlement et en cas d'accident, et nous avons entendu nos collègues belges à ce sujet. Pour le président Paul Christophe comme pour moi, ces questions entrent dans le périmètre des travaux de la commission d'enquête, même si toutes nos questions n'auront pas de réponse et même si une autre commission d'enquête s'est penchée, en 2013, sur le coût de la filière nucléaire et la durée d'exploitation des réacteurs – travaux dont nous pourrons nous inspirer et où nous pouvons trouver des informations utiles, qu'il faudra compléter.
EDF nous dit que l'on ne peut connaître le coût d'un démantèlement puisqu'aucun n'a eu lieu sinon celui, catastrophique, de la centrale de Brennilis. Expliquant que déterminer un coût réel est compliqué car il faut déduire du coût brut les provisions en fonction d'une série de facteurs variables : époque des travaux, taux d'amortissement, etc. EDF, au terme d'études complexes, avance un montant compris entre 350 et 500 millions d'euros au maximum. La Cour des comptes et moi-même en parallèle, avons fait la seule chose que nous pouvions faire : des comparaisons internationales. En Allemagne, E.ON évalue à 1,2 milliard d'euros le démantèlement d'un réacteur de 1 000 mégawatts comparable aux réacteurs français ; le coût du démantèlement des réacteurs 2 et 3 de la centrale de San Onofre est estimé à 1,5 milliard d'euros par réacteur. Autrement dit, les provisions d'EDF sont nettement insuffisantes.
L'ennui c'est, qu'en matière de coûts, personne n'arbitre. Personne ne dit à EDF de doubler ou de tripler ses provisions pour démantèlement. Il en va de même pour les déchets, et la comédie de Cigéo, en matière financière, est extraordinaire. L'Andra, au terme d'études compliquées et d'un débat qui ne l'était pas moins, avance finalement, après de premières évaluations très inférieures, un coût estimé de 35 milliards d'euros, dont l'ASN dit que c'est un minimum et que le décompte final sera sûrement supérieur ; EDF évalue la chose à 20 milliards d'euros puisque c'est eux qui doivent payer. Et comme une loi hallucinante établit que le coût de Cigéo est fixé par le Gouvernement, ce qui est invraisemblable, le Gouvernement décide que le coût sera de 25 milliards d'euros. Pour le démantèlement comme pour Cigéo, la provision devrait au minimum être doublée. Et si EDF évalue à 46 milliards d'euros le coût du grand carénage jusqu'à 2025, la Cour des comptes, qui va au-delà pour prendre en considération le grand carénage dans son ensemble, l'évalue pour sa part à 100 milliards d'euros.
Je ne peux arbitrer entre la Cour des comptes et je ne sais qui, mais je souligne que subsiste une interrogation monumentale sur les coûts, avec des sous-estimations prouvées dans certains cas. Ce qui manque, c'est une autorité habilitée à dire que cela n'est pas correct.
Le Parlement doit se doter d'une instance capable de se prononcer sur ces sujets d'une importance considérable pour le pays. C'est une très bonne chose de créer des missions d'information et des commissions d'enquête, mais elles sont ponctuelles et se dissolvent après avoir rendu leur rapport, lequel reste souvent sans effet – ainsi du rapport sur le démantèlement, qui établissait pourtant que la provision devrait être doublée. Le Parlement doit se doter d'une équipe, avec des experts indépendants rémunérés. Aux États-Unis, les parlementaires peuvent marquer à la culotte l'exécutif et l'administration. Je considère comme une recommandation fondamentale que les chambres du Parlement disposent de l'expertise de gens qui étudient ces questions de façon professionnelle, sans devoir entendre en permanence le discours selon lequel le nucléaire est formidable. C'est flagrant au sujet des coûts ; d'ailleurs, la Cour des comptes commence une étude sur le retraitement du plutonium en MOX.
C'est une bonne chose, mais il est rageant que cette étude soit menée sans lien avec l'actualité politique, si bien que le rapport de la Cour sera publié après que nous aurons dû faire des choix au sujet de la PPE. C'est le fonctionnement de l'administration française…
Ce que nous avons appris du Japon, c'est que le préambule de la réflexion doit être que la catastrophe arrivera pour l'anticiper et s'y préparer.
L'IRSN a estimé dans un premier temps à 4 000 milliards d'euros le coût d'un accident, le revoyant ensuite à la baisse et l'estimant compris dans une fourchette de 500 à 1 000 milliards d'euros. Aussi, même si l'on s'y prépare, peut-être faut-il envisager, monsieur le président, que cela coûterait très cher.
Vous avez exprimé des doutes sur le récupérateur de corium. Pourtant, l'IRSN a émis en 2015 un avis dans lequel il jugeait l'équipement satisfaisant. Quelles sont vos craintes ?
Elles tiennent à la simple lecture des demandes d'autorisations de l'EPR, un document que vous pouvez vous procurer. Un chapitre explique le fonctionnement du récupérateur de corium. Ces explications sont en même temps très compliquées et d'une précision surprenante sur le déroulement, à la seconde près, des événements. Je doute que l'on puisse décrire de façon millimétrique le comportement des différents éléments du corium – un amas épouvantable composé de matériaux très divers et de morceaux de réacteurs – si se produit un accident qui a pour conséquence la fusion du coeur et éventuellement une explosion de vapeur d'eau ou d'hydrogène. Dire que tout cela va s'écouler gentiment me paraît hasardeux, mais je n'ai pas les moyens de pousser l'analyse plus avant.
Nous irons à La Hague et à Flamanville dans les prochains jours. J'ai eu l'occasion de me rendre dans le récupérateur de corium de Flamanville. Ce n'est qu'une pièce avec un petit couloir, mais la place manque pour l'installer sur d'autres sites.
Si l'on accepte d'allonger à quarante ans la durée de l'exploitation sans que la question du corium ait été réglée, cela signifie que tout est permis. Il ne faut pas dire à l'avance qu'il y aura des exigences puis expliquer ensuite que c'est trop compliqué et trop cher et qu'en conséquence on les abandonne.
Il nous a été dit ce matin que l'étiage de certains fleuves comme la Loire pourrait un jour poser problème, mais que cela n'est pas pris en considération. Avez-vous le sentiment que les aléas dus au changement climatique sont suffisamment pris en compte ? D'autre part, dans les notes que vous nous avez adressées, vous critiquez la sûreté de Cigéo ; pourriez-vous expliciter ces critiques ?
Il est exact que dans tout ce que l'on fait actuellement dans le nucléaire, on considère que tout va bien et qu'aucun changement de climat important n'est prévisible. Il est pourtant très probable qu'à l'échéance de quelques dizaines d'années, les réacteurs situés sur les fleuves ne seront plus admissibles du fait de l'augmentation de la température de l'eau et de la baisse de son niveau mais, à ma connaissance, ce n'est pas réellement pris en considération. Je n'en sais pas plus. Reste la mer, mais des inondations pourraient se produire en raison de la multiplication des tempêtes. Je ne peux comprendre qu'on laisse fonctionner la centrale du Blayais avec les vins de Bordeaux juste à côté, mais il s'agit là d'autre chose que du changement climatique.
Le problème de sûreté de Cigéo se pose essentiellement pendant la période d'exploitation. La sûreté est une affaire extrêmement compliquée sur un site qui comprend deux installations nucléaires de base – une en surface et une au fond. Au fond, il y a des risques d'incendie, d'inondation, d'explosion d'hydrogène, tous problèmes extrêmement compliqués à résoudre parce que c'est en souterrain. La question fondamentale, à laquelle il n'y a pas de réponse actuellement, est de savoir comment récupérer un collier déficient ; il y a de fortes probabilités qu'on ne puisse le faire. Pour ces raisons, le dossier de sûreté de Cigéo est actuellement très mauvais. On connaît, à ce sujet, les positions de l'IRSN et de l'ASN et il y a aussi le jugement par les pairs, un travail réalisé par les régulateurs européens à la demande de l'ASN et coordonné par l'AIEA. Il vous faudrait auditionner Bertrand Thuillier, l'expert le plus compétent en ce domaine, ou consulter l'article qu'il a écrit dans L'Encyclopédie de l'énergie sur le projet Cigéo, dans lequel il analyse très bien ce problème de sûreté. Pour ma part, je vous ai adressé la note que Benjamin Dessus et moi-même avons écrite au sujet de la consultation de l'ASN. M. Pierre-Franck Chevet a évoqué le problème de la sécurité de Cigéo. Le chantier, qui durera entre cent et cent vingt ans, concerne une surface considérable ; il y aura un chantier de construction, des transports de matières radioactives, des stockages en profondeur et, surtout, un système d'aération dont la panne serait terrible, puisque la seule panne d'aération admissible est une panne qui ne dure pas plus d'une semaine. Or, sur cent vingt ans, on peut assez facilement imaginer des causes de pannes de ventilation et le sabotage des bouches d'aération paraît relativement facile.
Si l'on compare l'option de l'enfouissement en profondeur et celle du stockage en subsurface, la seconde ne présente-t-elle pas aussi de sérieux inconvénients, notamment le dégazage dans l'atmosphère et de plus grandes difficultés de sécurisation ?
Pendant un certain temps, les discussions et les décisions successives ont tendu vers une seule solution, l'enfouissement géologique profond. De grandes objections se sont manifestées, d'évidence assez récemment puisque l'on a eu connaissance il y a peu du dossier de sûreté : les problèmes de sûreté, les problèmes de sécurité et le non-respect d'une demande parlementaire très importante, la réversibilité, puisque l'enfouissement en profondeur en couche argileuse rend la réversibilité impossible. On peut essayer de récupérer des colis pendant un an ou quelques années au début, mais tout le monde reconnaît que très vite, cela n'est plus possible. Une décision du Parlement a-t-elle un sens ? Apparemment, non.
Alors que cette solution avait en somme été imposée par une série de décisions successives, il avait été demandé dès les débats publics, y compris par M. Chanteguet, votre prédécesseur, madame la rapporteure, à la présidence de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, que l'on étudie la possibilité du stockage à sec en subsurface. Je crois qu'il n'a pas eu de réponse mais, en raison des difficultés maintenant avérées de sûreté et de réversibilité en cas d'enfouissement en couche géologique profonde, le stockage à sec en subsurface est désormais considéré comme une alternative, ce qui n'est déjà pas mal. Il s'agit maintenant de comparer les deux options, comme le demandait la loi de 1991, ce qui n'a jamais été fait.
Pourtant, le stockage à sec se pratique aux États-Unis et en Allemagne, en particulier à l'aide de conteneurs fabriqués par Areva. Faisons au moins un stockage à sec en subsurface, qui n'est pas très compliqué et qui est considéré aux États-Unis comme très sûr car, pour le coup, on peut améliorer la sécurité avec des portes blindées et d'autres dispositifs. Cela étant, c'est une alternative, mais ce n'est pas une alternative de même niveau. Cigéo prétend proposer une solution définitive ; on peut s'interroger sur le fait de savoir si tout cela va tenir et s'il n'y aura pas de ruissellement. Mais le stockage en subsurface peut durer, lui, quelques centaines d'années. Et ensuite ?
Soit le nucléaire continue et il n'y aura aucun problème pour contrôler un stockage en subsurface, ce que l'on devrait dire aux promoteurs de Cigéo. Orano, le CEA et EDF sont plutôt partisans de la poursuite du nucléaire ; si c'est le cas, on pourra très bien surveiller les déchets sans forcément les enfouir et, donc, trouver éventuellement une solution pour simplifier les choses. Ces gens-là devraient en toute logique être opposés à Cigéo, mais ils veulent cacher la poussière sous le tapis.
Si le nucléaire s'arrêtait, il faudrait surveiller le stockage en subsurface pendant un certain temps et le contrôler, comme on sait que l'on doit contrôler les stockages actuels de déchets radioactifs pendant au moins trois cents ans à Morvilliers et à Soulaines. Pendant trois cents ans, on peut stocker en subsurface et poursuivre la recherche au CNRS et au CEA, pour voir si l'on ne peut pas pratiquer différemment et réduire le problème des déchets afin de ne pas léguer aux générations futures ces quantités de radioactivité dont on ne sait que faire. En résumé, il y a d'un côté stockage en subsurface et recherche, d'un autre côté enfouissement profond – et dans le second cas la recherche n'a plus de sens puisque l'on a enfoui.
Je reviens un instant sur les piscines de refroidissement. Si l'on envisage le stockage à sec, c'est que l'on craint des actes de malveillance. Mais on peut encore protéger les flancs des piscines qui ne sont pas protégées par des bâtiments. Plus précisément, les piscines sont entourées de bâtiments sauf sur un côté parce qu'Areva a toujours rêvé qu'on en construise une autre à cet emplacement, si bien que le champ est dégagé et qu'un flanc de la piscine n'est pas protégé. On pourrait le protéger par un mur, de manière qu'il ne soit plus visible depuis un parking, par exemple. Pour la majorité des piscines d'EDF, la piscine se trouve derrière un mur en parpaings classique. Cela signifie que si quelqu'un tire avec un bazooka, il touchera à coup sûr la piscine – et tous les calculs de l'IRSN montrent qu'un trou de 10 centimètres est imparable : on ne peut plus intervenir. Á La Hague, il y avait une solution en cas de trou au fond de la piscine, parce qu'il y a un sous-sol ; si le sous-sol était étanche, on pourrait, en cas de percement, apporter de l'eau pour remplir le sous-sol et la piscine. Il y a donc des possibilités d'agir, au lieu de se perdre en arguties comme l'a fait le directeur d'Orano en vous disant qu'il y a un mur de béton, puis qu'il y en a deux. Á ma connaissance, il y a quatre faces à une piscine, si bien que même deux murs ne suffisent pas. Pour en avoir le coeur net, il suffit de demander à un architecte de lire les plans d'Areva : vous saurez si le mur est épais de 30 centimètres ou d'un mètre.
Merci, messieurs, pour ces éclaircissements et pour vos documents, qui sont une mine d'informations.
Je vous remercie à mon tour pour votre disponibilité, les précisions que vous nous avez apportées et les notes que vous nous avez adressées.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 31 mai 2018 à 14 h 30 :
Présents. – M. Philippe Bolo, M. Paul Christophe, Mme Sonia Krimi, Mme Mathilde Panot, Mme Barbara Pompili, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Isabelle Rauch, M. Hervé Saulignac, M. Jean-Marc Zulesi.
Excusés. –Mme Bérangère Abba, M. Grégory Galbadon.