– Monsieur le président, monsieur le vice-président, mesdames, messieurs les parlementaires, je vous remercie de nous accueillir ce matin. En préambule, je précise que je suis professeur de médecine, spécialiste des maladies infectieuses, et que je préside le CCNE depuis maintenant un an et demi.
Peu après ma nomination, j'ai découvert que la révision de la loi de bioéthique impliquait d'ouvrir une consultation citoyenne dans le courant de l'année 2018, dont la mise en oeuvre incombait au CCNE. Nous avons donc réfléchi à la mise en place d'un certain nombre d'outils, destinés à mobiliser nos concitoyens sur des sujets difficiles, qu'il s'agisse de sujets scientifiques complexes comme la génomique, les neurosciences ou la recherche sur l'embryon ou qu'il s'agisse de sujets clivants comme la fin de vie ou, bien sûr, l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation, l'AMP, aux femmes seules et aux couples de femmes.
Pour revenir à l'essence même du débat, nous nous situons dans un contexte très particulier où le législateur a prévu une révision de la loi bioéthique tous les sept à huit ans. Ce contexte constitue un moment privilégié de rencontre entre le politique, les « sachants » et le citoyen, dont la voix, il faut le reconnaître, est essentielle.
Pour la première fois, le CCNE s'est vu confier la mission de mettre en oeuvre et d'animer les États généraux de la bioéthique. Le législateur a souhaité dissocier le temps de l'élaboration de la loi, oeuvre d'un ou plusieurs ministères, d'un temps assez précieux qu'est celui de la tenue des États généraux. Je peux témoigner du fait que le CCNE a pu travailler sereinement, sans aucune pression ou contrainte politique, à une exception près : le timing. On nous a demandé que la consultation citoyenne prenne fin en juillet 2018, afin que le projet de loi puisse être déposé avant la fin de l'année et discuté au premier trimestre 2019.
Le CCNE s'est d'abord attaché à définir le périmètre des États généraux. Dans cette perspective, nous avons souhaité aborder des thèmes attendus, qui figuraient déjà dans les lois précédentes, des sujets nés des avancées de la science ou de la biotechnologie, mais aussi de nouvelles questions, en particulier les relations entre numérique ou intelligence artificielle et santé et celles entre santé et environnement.
Par ailleurs, nous avons hésité à intégrer dans ce périmètre deux sujets sociétaux, qui ne relèvent pas véritablement de la bioéthique : la fin de vie et la problématique « procréation et société ». Un débat a eu lieu au sein du CCNE pour savoir si nous devions inscrire ces thèmes à l'agenda. Finalement, nous avons décidé de débattre de ces sujets et nous l'assumons. Dans le contexte actuel, les États généraux de la bioéthique n'ayant lieu que tous les six ou sept ans, il nous semblait inévitable de discuter de questions qui intéressent non seulement la presse, peut-être trop d'ailleurs, mais aussi tous nos concitoyens.
Aussi se retrouve-t-on, aujourd'hui, avec toute une série de questionnements touchant à des sujets qui ne relèvent pourtant pas stricto sensu de la bioéthique et qui ne relèveront peut-être pas non plus de la future loi relative à la bioéthique.
Dès le début, la mise en place d'un débat citoyen sur des sujets si complexes et spécialisés m'est apparue comme extrêmement difficile, notamment parce que les outils habituels du débat public en France ne sont pas forcément adaptés à ce type de discussion.
Après en avoir défini le périmètre, le CCNE a créé quatre outils en vue des États généraux de la bioéthique.
Le premier a consisté à s'appuyer sur les espaces de réflexion éthique régionaux, qui ont été constitués après 2011 et qui ont porté le débat en région : plus de 270 débats se sont déroulés en métropole et outre-mer, sous des formes diverses. Je tenais personnellement à ce que la couverture soit la plus large possible pour que l'on puisse entendre nos concitoyens.
Le deuxième outil auquel nous avons recouru est un site internet, sur un modèle qui préexistait aux États généraux de la bioéthique. C'est un outil qui n'est pas forcément adapté mais dont on peut difficilement se passer en 2018 : personne n'aurait compris que les États généraux n'aient pas un site internet. En définitive, plusieurs centaines de milliers de personnes l'ont visité, dont 150 000 visiteurs uniques. Surtout, 65 000 propositions ont été récoltées. Ce site se voulait un site d'information utile à chacun. Il sera le dépositaire de tout ce qui s'est passé lors des États généraux. En effet, nous avons souhaité faire preuve de la plus grande clarté en restituant l'intégralité des débats et des auditions sur le site. En revanche, les limites d'un tel outil se voient clairement quand on s'aperçoit que 40 % des propositions ont porté sur l'AMP et son éventuelle ouverture à toutes les femmes.
On le sait, aucun de ces outils pris isolément ne permet de répondre aux questions posées. Seule une bonne articulation de ces instruments permet d'avoir une approche fine des enjeux.
Le troisième outil a consisté à organiser des auditions. Plus de 150 auditions – 52 précisément – ont été conduites : elles ont permis d'entendre les associations de patients, les sociétés savantes, les grands courants de pensée religieux, les start-up spécialisées dans l'intelligence artificielle, les grandes institutions françaises dans le domaine de la recherche et de la santé. Chacun a pu formuler des propositions en vue de la prochaine révision de la loi de bioéthique. Ces contributions serviront à structurer la pensée des membres du CCNE. Les auditions ont indirectement permis de recueillir l'expression de plusieurs millions de personnes : on peut considérer que les mutuelles françaises, pour prendre cet exemple, portent la voix de 31 millions de personnes.
Le quatrième et dernier outil est le comité citoyen. Nous nous sommes demandé s'il fallait mettre en place des jurys citoyens. Cette procédure assez lourde, très formatée, avait été utilisée dans le cadre des précédents états généraux. Le problème, c'est que les États généraux lancés cette année ont un périmètre très large et qu'il aurait fallu une dizaine de jurys citoyens différents. C'est pourquoi nous avons préféré créer un comité citoyen, dont quelques représentants sont présents ce matin.
Quid du résultat ? Évidemment, les membres du CCNE et moi-même ne sommes pas les meilleurs juges de la réussite ou non des États généraux de la bioéthique. Cela étant, un certain nombre d'éléments nous font penser qu'il s'agit, dans une certaine mesure, d'un succès, bien qu'il existe plusieurs « mais ».
Parmi les éléments positifs, nous pouvons nous féliciter d'un certain nombre de résultats même si, je l'ai dit, la bioéthique ne se décide pas sur la base de critères strictement quantitatifs. Entendons-nous bien : notre but n'était pas de faire du chiffre mais de pouvoir entendre un maximum d'arguments sur des sujets complexes. Pour autant, nous avons observé une véritable effervescence, en particulier dans les régions, au travers de débats ou d'ateliers, dont le tiers a mobilisé des jeunes, étudiants en droit, en médecine, élèves infirmiers, etc.
Nous pouvons également nous réjouir que la consultation ait abouti à une forme de consensus sur un socle de valeurs éthiques comme la gratuité du don, la non-marchandisation du corps, la possibilité, pour les populations les plus fragiles, d'accéder aux progrès technologiques et scientifiques, dont les sachants et les riches n'auraient pas l'exclusive. En tant que médecin, je note avec intérêt une telle évolution sur un certain nombre de grands principes éthiques partagés.
Peut-on pour autant parler d'éthique « à la française » ? Je ne sais pas mais, après tout, pourquoi pas ! À voir l'évolution sur ces sujets dans les pays anglo-saxons ou en Asie, il faut reconnaître que les particularités du système français en matière de couverture sociale et de santé sont « soutenues » par nos concitoyens.
Au nombre des éléments positifs, j'évoquerai également l'irruption inattendue d'une nouvelle thématique qui s'est imposée à nous : la place de l'humain, du citoyen dans le nouveau système de santé, au coeur de la médecine du futur. Ce sujet essentiel est venu s'ajouter aux trois grandes thématiques autour desquelles les États généraux étaient organisés : la procréation, la fin de vie et la génomique.
Nos concitoyens ont fait part de leur inquiétude par rapport au système de santé qui est en train de se mettre en place. Je pense en particulier à la question du consentement des patients au partage des données de santé dans le futur monde numérique.
J'ai eu du mal à l'admettre, mais nos concitoyens ont également exprimé des doutes à l'égard des scientifiques et des médecins, en raison de leurs prises de position ou de leurs liens d'intérêt. Jusqu'ici, contrairement aux pays anglo-saxons, nous avions échappé à la détérioration des relations entre patients et corps médical. Au travers des États généraux, il nous a été envoyé un signal d'alerte.
Enfin, nos concitoyens ont émis le souhait de faire partie de la gouvernance de cette médecine du futur : ils veulent se situer aux côtés de l'administration et des soignants et donner leur avis sur un certain nombre de grandes décisions.
De mon point de vue, l'apparition de cette question de la place de l'humain dans le débat est assez rassurante, parce qu'elle montre que les outils mis en place étaient assez ouverts pour permettre aux citoyens de s'exprimer largement.
J'évoquerai maintenant les nuances, les fameux « mais ».
Nous nous sommes aperçus que des « groupes », déjà engagés dans la réflexion, s'étaient emparé des deux sujets sociétaux dont j'ai parlé tout à l'heure : la fin de vie et l'AMP. C'est évidemment une bonne chose qu'ils aient pu s'exprimer, mais leur participation très majoritaire à la consultation, sur le site internet notamment, limite l'intérêt des contributions ainsi recueillies.
S'agissant de la thématique « procréation et société », nombreuses sont les personnes qui, certainement influencées par les médias, ont souhaité parler de l'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou aux couples de femmes. C'est un vrai sujet, sur lequel émergent quelques points de convergence : en effet, tout le monde s'accorde sur l'importance de l'enfant, sur une conception extensive de la famille. En revanche, deux blocs ont continué de s'opposer : ceux qui sont favorables à l'extension de la procréation assistée et ceux qui s'y opposent.
La discussion a permis d'aborder d'autres sujets très importants comme l'accès aux origines et l'anonymat du don. L'affirmation du don anonyme et gratuit constitue un dogme qui s'est imposé en France il y a plusieurs décennies. Nos concitoyens restent notamment attachés à la gratuité. Cependant, nous sommes confrontés aujourd'hui à un phénomène nouveau : l'accroissement de la demande d'autonomie dans les décisions d'ordre éthique ; ainsi, de plus en plus de jeunes adultes nés de dons de sperme souhaitent avoir accès à leurs origines.
Cela renvoie à une évolution sociétale : voilà une trentaine d'années, une majorité de familles avaient tendance à garder le secret vis-à-vis de l'enfant ; plus récemment, elles lui annonçaient l'existence d'un père biologique à un âge assez avancé ; désormais, elles lui révèlent la vérité dès l'adolescence. Le dogme se heurte à ce besoin d'accès aux origines.
Il faut également évoquer l'innovation technologique majeure que sont les banques de données, comme celle des Mormons à Salt Lake City. On met en ligne de plus en plus de banques de données génétiques avec du séquençage à haut débit, phénomène qui est en train de révolutionner complètement la génomique. Aujourd'hui, on peut se faire séquencer pour 1 500 dollars. De jeunes start-up sont en mesure de faire une analyse phylogénétique de votre séquençage et de trouver des séquences proches de la vôtre aux quatre coins du monde.
Voilà un débat intéressant pour la future loi sur la bioéthique : faut-il faire évoluer un dogme bien établi, compte tenu du désir individuel d'accès aux origines qui se manifeste aujourd'hui et de cette révolution technologique ?
En matière de procréation, une dernière question a émergé autour de l'autoconservation et de la cryoconservation des ovocytes.
S'agissant de la fin de vie, la problématique est différente car nous y serons tous confrontés un jour ou l'autre. Un relatif consensus se dégage autour de quatre idées.
Tout d'abord, la fin de vie ne se déroule pas comme elle le devrait dans un grand pays comme le nôtre. On peut faire mieux ! C'est le constat dressé par les familles, les citoyens.
Ensuite, la problématique de la fin de vie touche essentiellement les personnes du quatrième âge, ce que ne doit pas masquer quelques cas médiatiques très douloureux pour les familles et les patients eux-mêmes. Ce sujet rejoint d'ailleurs l'actualité et la situation des personnes qui vivent dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, les EHPAD.
En outre, les auditions l'ont montré, la récente loi Claeys-Leonetti sur la fin de vie n'est pas suffisamment connue et appliquée, ni par les citoyens, malgré les droits qu'elle leur accorde, ni par les professionnels de santé. Le degré de connaissance et l'application de cette loi sont très hétérogènes selon les régions, les hôpitaux et au sein même d'un hôpital.
Enfin, les moyens alloués aux services ou aux unités de soins palliatifs sont insuffisants.
Les désaccords restants opposent ceux qui souhaitent, au nom de l'autonomie et du libre choix, décider des modalités de leur fin de vie et, donc, s'orienter vers le suicide assisté ou l'euthanasie, à ceux qui, au contraire, pensent que régler les quatre problèmes dont je viens de parler permettra de trouver une solution pour plus de 98 % des cas, pour peu que l'on y consacre suffisamment de moyens.
Certaines thématiques ont eu moins de succès, notamment la thématique « santé-environnement », probablement parce que les personnes concernées par les questions de bioéthique ne sont pas celles qui s'intéressent à ce sujet.
Cet exercice de démocratie sanitaire nous est en tout cas apparu comme très important dans le cadre du débat qui ne manquera pas de s'ouvrir dans les prochains mois.