Notre commission examine ce matin pour avis le projet de loi par lequel le Gouvernement nous demande l'autorisation de ratifier la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices – la commission des affaires étrangères se prononcera au fond cet après-midi. Derrière ce projet de loi très court se cache un instrument très complexe, dont je vais essayer de vous détailler le contenu – il me paraît important que vous le connaissiez tous.
Le projet BEPS (base erosion and profit shifting), lancé en 2013 à la suite d'un mandat donné par le G20 à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), vise à lutter contre les différentes formes d'évasion fiscale des entreprises qui conduisent à dissocier le lieu de réalisation des bénéfices de celui de leur imposition, et qui entraînent une perte de recettes d'impôt sur les bénéfices des sociétés à l'échelle mondiale, estimée par l'OCDE entre 100 et 240 milliards de dollars par an. À travers quinze actions qui embrassent l'ensemble des questions fiscales internationales modernes, le projet BEPS entend apporter une réponse aux pratiques fiscales dommageables et renforcer la justice fiscale mondiale. Rappelons qu'il ne concerne pas seulement les pays développés membres de l'OCDE mais associe également les pays en développement. Ainsi, l'Inde, le Brésil ou encore la Chine étaient assis à la table des négociations et font aujourd'hui partie de ce que l'on appelle le « cadre inclusif », lequel suit la mise en oeuvre des actions BEPS.
La quinzième et dernière action du projet BEPS consistait précisément en l'élaboration de cette convention multilatérale, outil juridique extrêmement innovant. Rappelons que les conventions fiscales bilatérales, dont l'objectif est d'éviter la double imposition des revenus, régissent les relations fiscales entre les États. Elles peuvent néanmoins présenter des lacunes et parfois être exploitées par des contribuables pour échapper à l'impôt. Même si un consensus s'est formé dans le cadre de ces négociations BEPS pour modifier ces conventions dans le sens d'une meilleure lutte contre l'évasion fiscale, la mise en oeuvre effective des mesures prendrait un temps considérable si chaque État devait renégocier ces conventions fiscales une par une. C'est pour cette raison qu'a été imaginé cet instrument juridique que je qualifiais d'innovant, car il accélère le processus de renégociation des conventions – pour la France, qui dispose de l'un des plus importants réseaux conventionnels au monde, l'intégration des mesures du projet BEPS aux conventions aurait pu prendre trente ans.
La solution à ce problème, c'est donc cette convention multilatérale qui fait l'objet du présent projet de loi. Signée à Paris le 7 juin 2017 après avoir été élaborée par un groupe de travail spécialisé réunissant une centaine de pays et organisations internationales, elle est un véritable accélérateur juridique, puisqu'elle va modifier plus de 1 200 conventions bilatérales de façon quasi instantanée. Le processus prend non plus des décennies, mais des semaines, ou quelques mois, et le réseau conventionnel mondial est enrichi de nouveaux outils opportuns.
La force de la convention multilatérale tient à son mécanisme et à son contenu. Elle réside également dans le nombre de ses participants : actuellement, pas moins de soixante-dix-huit États et territoires l'ont signée, parmi lesquels tous les États membres de l'Union européenne à l'exception de l'Estonie – mais nous espérons qu'elle rejoindra bientôt les signataires. La Chine, la Russie, l'Inde, le Brésil ont également rejoint l'instrument, comme plusieurs pays régulièrement qualifiés de paradis fiscaux tels l'île Maurice, le Panama, Singapour ou encore Jersey. Les États-Unis, qui ont pourtant participé aux négociations, sont un absent de marque, mais relativisons, car cette absence ne remet pas en cause l'efficacité pleine et entière de la convention multilatérale : d'une part, les conventions conclues par les États-Unis intègrent déjà souvent les outils de la convention multilatérale. D'autre part, les pratiques dommageables qui peuvent être celles des entreprises américaines tirent surtout parti du réseau conventionnel des pays membres de l'Union européenne, et pourront donc être quelque peu corrigées.
Ces éléments précisés, détaillons un peu le contenu de l'instrument.
La convention multilatérale « couvre » les conventions bilatérales que les pays notifient à l'OCDE, c'est-à-dire celles qu'ils souhaitent voir modifiées. La France a ainsi notifié quatre-vingt-huit des cent vingt conventions conclues avec des pays étrangers.
Pour qu'une convention bilatérale soit effectivement modifiée, il faut que les deux États parties aient non seulement signé la convention multilatérale, mais aussi qu'ils aient notifié chacun la convention bilatérale. À titre d'exemple, la convention franco-américaine ne sera pas modifiée puisque les États-Unis n'ont pas signé la convention multilatérale, pas plus que celle conclue entre la France et la Norvège dans la mesure où, si la France l'a notifiée, la Norvège ne l'a pas fait.
Compte tenu de ces conditions, qui ne font que traduire le principe de consentement des États, sur les quatre-vingt-huit conventions notifiées par la France, soixante-et-une, en l'état, seront effectivement couvertes par la convention multilatérale. Ce nombre devrait toutefois évoluer puisque d'autres pays la signeront bientôt et que la France va notifier de nouvelles conventions bilatérales – tel devrait être le cas de celle conclue avec le Panama, qui n'avait pas signé la convention multilatérale lorsque la France a notifié sa liste. Une fois qu'une convention bilatérale est couverte, elle va connaître différentes modifications apportées par la convention multilatérale. Il faut bien comprendre que celle-ci ne se substitue pas aux conventions bilatérales ; c'est un instrument « à côté » de chacun des conventions, et qui les modifie.
La convention multilatérale met en oeuvre quatre des quinze actions du projet BEPS.
L'action 2 vise à lutter contre les dispositifs hybrides, ces instruments qui permettent d'être imposé nulle part, voire de réduire son assiette dans un pays sans être imposé dans un autre. Ainsi, ce qui est considéré comme un dividende dans un pays peut être considéré comme la contrepartie d'un prêt dans un autre : le dividende se trouve alors exonéré de tout impôt tandis que les intérêts rémunérant le prêt sont déduits, aboutissant à une déduction sans imposition. Un schéma que vous trouverez dans mon rapport illustre ce type de montage.
La convention met également en oeuvre l'action 6 contre l'octroi d'avantages injustifiés, luttant contre les abus, notamment le treaty shopping, pratique qui consiste à jouer sur différentes conventions fiscales pour bénéficier indûment d'avantages.
L'action 7 vise l'évitement artificiel de l'établissement stable. J'ajoute que l'une des mesures concernant cette action, l'article 12 de la convention, permettra à l'avenir de lutter contre les montages du type de celui mis en oeuvre par Google, sur lequel le tribunal administratif de Paris s'est prononcé au mois de juillet 2017.
L'action 14 est destinée à améliorer le règlement des différends par la procédure amiable et l'arbitrage.
L'absence de mesures sur l'économie numérique a pu être regrettée. Cependant, plusieurs dispositions, tel l'article 12 que je viens de citer, permettent de résoudre certains problèmes. En outre, un rapport intermédiaire de l'OCDE montre l'absence de consensus sur la question. Pour certains États, il faut traiter à part l'économie du numérique ; pour d'autres, il faut appréhender la question d'un point de vue plus global. Les négociations se poursuivent, largement entraînées par l'Union européenne, qui a repris la main avec la taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires, les propositions de directive concernant une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés (ACIS) et de directive concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et les notions de « présence digitale significative » et d'« établissement stable virtuel ». Comme l'économie numérique ne fait pas l'objet d'un consensus, l'inscription de la question dans la convention multilatérale aurait pu tempérer l'entrain de certains pays et les dissuader de la signer.
La question des prix de transfert et de la création de valeur est également absente de la convention car elle ne fait pas non plus l'objet d'un consensus. Si la convention multilatérale répond à certains problèmes, elle ne règle donc pas tout. La mission d'information que préside notre collègue Jean-François Parigi et dont j'ai l'honneur d'être rapporteure abordera ces questions et essaiera d'apporter des solutions.
La convention multilatérale comporte une vingtaine d'articles de fond. Les États peuvent faire le choix de les retenir ou au contraire de les exclure de leurs conventions bilatérales, en émettant une réserve.
Trois de ces articles sont néanmoins des standards minimums obligatoires, c'est-à-dire qu'on les retrouvera dans toutes les conventions fiscales bilatérales conclues par les États qui ont souscrit à cet instrument : les articles 6 et 7 contre les abus – des clauses anti-abus générales très efficaces, qui permettent de refuser l'octroi d'avantages injustifiés – et l'article 16 sur l'amélioration des procédures amiables.
L'existence de ces choix conduit à des modifications à géométrie variable d'une convention bilatérale à l'autre. Chaque État choisira ce qu'il veut voir appliquer. Pour qu'un article de la convention multilatérale s'applique à une convention couverte, il faut que les deux pays qu'elle lie aient fait le même choix, c'est-à-dire qu'aucune réserve n'ait été formulée par l'un d'eux – l'OCDE ayant organisé un speed meeting entre les différents États, pour qu'ils se mettent d'accord, les choix faits sont normalement assez cohérents.
D'autres subtilités peuvent avoir un impact sur l'application d'une mesure de la convention multilatérale mais je ne développe pas ce point. Tout figurera dans le rapport, et je pourrai y revenir si certains le souhaitent.
La France a retenu une application relativement large de la convention multilatérale en n'émettant de réserves que sur cinq articles parmi les vingt-et-un susceptibles d'en recevoir. Le détail du contenu de la convention et des choix français figurera dans le rapport, mais ces choix traduisent l'ambition et la cohérence de notre pays.
Notre ambition se manifeste ainsi à travers les choix faits pour les articles 6 et 7, certes normes minimales mais qui peuvent dans certaines hypothèses faire l'objet de limitations. La France a retenu une approche opportunément large, permettant au plus grand nombre possible de conventions d'être enrichies de stipulations affirmant l'objectif de lutte contre l'évasion fiscale et la double non-imposition, renforçant par là même l'application de la clause anti-abus de l'article 7 qui joue face aux montages à l'objet principalement fiscal.
Cette ambition est également illustrée par le choix d'appliquer l'article 9, qui porte sur l'imposition des sociétés à prépondérance immobilière et qui permet de faire échec aux schémas consistant à réduire artificiellement la part immobilière de la société avant d'en vendre des parts ou à échapper aux règles applicables en intercalant dans l'opération une société de personnes.
Cette ambition, enfin, peut être trouvée dans les choix étendus de la France en matière d'établissement stable : l'ensemble du bloc correspondant à cette notion a été retenu, notamment l'article 12 sur les accords de commissionnaires déjà mentionné – les fiscalistes invétérés que vous êtes, chers collègues, connaissent tous l'arrêt Zimmer du Conseil d'État qui empêchait de faire obstacle à ces montages. Tous les pays n'ont pas fait preuve de la même volonté, mais cet article va tout de même modifier, pour la France, trente des soixante-et-une conventions notifiées couvertes, dont celles conclues avec les Pays-Bas. La convention nous liant au Luxembourg, qui vient d'être conclue, va également intégrer ce dispositif. : le Luxembourg a en effet refusé de retenir l'article 12 mais a consenti à l'intégrer à la convention franco-luxembourgeoise dans le cadre de négociations bilatérales. Avec cet instrument, nous pourrons donc, dans le cadre des futures renégociations, nous appuyer sur des éléments qui ont fait consensus au niveau international et les inclure dans les prochaines conventions.
La France est en pointe dans le domaine de la lutte contre l'évasion fiscale. Notre droit national prévoit une palette d'outils robustes et nous jouons un rôle moteur dans de nombreuses initiatives, comme les récentes propositions européennes de taxation du numérique. Faire preuve de timidité aurait été contraire à la position européenne et internationale de la France, aurait brouillé le message qu'elle veut porter et nui à sa crédibilité. Si tout le monde se regarde en chiens de faïence et ne fait aucun choix, chacun attendant de savoir ce que feront les autres, on ne peut pas avancer. Cette ambition, susceptible de faire évoluer les États, pourra également inciter à la levée de réserves, notamment celle émise par l'Irlande sur l'article 12 relatif aux mesures visant à éviter artificiellement le statut d'établissement stable, comme le dispositif mis en place par Google.
Par ailleurs, la France n'a pas fait preuve de naïveté. Les articles retenus l'ont été parce qu'ils apportent un progrès ou qu'ils correspondent aux pratiques françaises. Les dispositifs n'apportant pas de progrès, susceptibles de porter atteinte à la sécurité juridique ou risquant d'être néfastes aux intérêts français, eux, n'ont pas été retenus. Cela explique, par exemple, la réserve sur l'article 3 relative aux entités transparentes, qui aurait posé des difficultés vis-à-vis des sociétés de personnes françaises – Gilles Carrez connaît très bien le sujet. Je rappelle que notre pays a exclu l'application de cinq articles.
Je reviens sur les inquiétudes que certains choix français ont pu soulever, notamment au Sénat et dans la presse. Pourraient-ils se révéler contraires aux intérêts de la France et de ses entreprises ? Selon moi, ces inquiétudes relèvent plus de l'intuition, dans la mesure où ceux qui les ont formulées ne les ont étayées d'aucun élément chiffré. Elles s'estompent même à l'issue d'une analyse approfondie du dispositif de la convention, des stipulations existantes dans les conventions bilatérales et des commentaires produits par l'OCDE qui accompagnent chaque article.
Elles n'en auront pas moins permis de mettre sur la table la question de l'évaluation des choix français en matière de fiscalité internationale. Le Gouvernement devrait à cet égard produire d'ici à la séance publique des éléments d'analyse à l'appui de ses choix, notamment en ce qui concerne l'article 14, portant sur les fractionnements de contrats, qui a beaucoup fait parler de lui. Je pense que c'est indispensable, et rappelle que s'il est loisible de lever à tout moment une réserve formulée, le choix d'appliquer un article est irréversible. Notre pays a jusqu'au dépôt de son instrument de ratification auprès de l'OCDE pour arrêter ses derniers arbitrages – c'est pour cela que nos débats sont importants –, et je considère que si un article était de nature à créer un risque pour la France, notre pays devrait pouvoir émettre une réserve par prudence, quitte à la lever ensuite : il ne sert à rien de se tirer une balle dans le pied.
Autre point de vigilance : la sécurité juridique. Vous comprendrez que cet instrument est très compliqué et il s'agira de l'interpréter. Le Gouvernement s'est engagé à prendre plusieurs initiatives pour garantir la lisibilité et l'intelligibilité des conventions bilatérales modifiées. C'est indispensable, mais je pense, personnellement, que nous pourrions peut-être aller plus loin. J'invite ainsi à une réflexion sur l'opportunité de rendre opposables les versions consolidées des conventions modifiées.
La question de la sécurité juridique doit aussi se traduire par une formation optimale des agents de notre administration, pour garantir à la convention une mise en oeuvre dans les meilleures conditions possibles.
J'aborde enfin l'information du Parlement. Je déplore un peu le caractère insuffisant de l'étude d'impact, d'une vingtaine de pages pour un instrument extrêmement complexe, soit la même longueur que l'étude d'impact d'une convention bilatérale. Le contenu de la convention multilatérale et l'explication des choix de la France sont relativement succincts, et plusieurs éléments pourtant essentiels font défaut, notamment le nombre de conventions conclues par notre pays qui seront effectivement modifiées par l'instrument – ce nombre, je le rappelle, est en l'état de soixante-et-un. De la même manière, rien n'est dit sur les modifications effectives de chacune des conventions couvertes. Je me suis permis de faire le travail et le rapport contiendra en annexe le détail des modifications apportées à chacune des soixante-et-une conventions – cela représente un travail de titan.
Plus généralement, il me semble nécessaire que le Gouvernement nous indique régulièrement les évolutions apportées à la convention multilatérale, qu'il s'agisse de la levée éventuelle de réserves ou de la couverture de nouvelles conventions bilatérales. Une information une fois par an est utile mais insuffisante ; des communications régulières devant les commissions des finances et des affaires étrangères sont indispensables pour que nous puissions bien suivre la mise en oeuvre de la convention, que nous sachions quelle est l'étendue des modifications qu'elle entraînera et comment celles-ci seront appliquées. Peut-être avons-nous fait un pas gigantesque en adoptant cette convention et en négociant ces dispositifs anti-abus, mais c'est la mise en oeuvre qui importera plus.
Nonobstant les réserves que je viens d'exprimer, cette convention multilatérale est une très bonne chose. C'est pourquoi je demande à notre commission de se prononcer en faveur de l'adoption de ce projet de loi. Elle ne règle cependant pas tout, il reste beaucoup à faire, mais je pense que nous sommes tous mobilisés.