Intervention de Christophe Alliot

Réunion du jeudi 21 juin 2018 à 9h30
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Christophe Alliot, co-fondateur du Bureau d'analyse sociétale pour une information citoyenne (Le Basic) :

Au sein de notre structure, je suis plutôt en charge de la production des études et de la recherche et développement. Mon collègue Sylvain est chargé de la communication, de faire en sorte que nos études nourrissent le débat public et touchent un public le plus large possible.

Comme vous l'avez dit, Le Basic est une structure qui se veut originale, à mi-chemin entre un bureau d'études et un organisme dédié à la pédagogie et à l'information des citoyens. Nous avons un objectif central : identifier les modes de production et de consommation durables, ceux qu'il faudrait questionner, et les alternatives qui semblent être à la hauteur des enjeux.

La plupart de nos études, notamment celle que nous avons réalisée pour l'ADEME, s'organisent autour de questions-clés. Comment se crée la valeur dans les secteurs d'activité ou dans les filières ? Comment se répartit cette valeur entre les acteurs de la chaîne ? Quels sont les impacts sociaux, environnementaux et sanitaires des modes de production et de consommation ? Nous avons effectué un travail de recherche particulier sur les coûts qui sont reportés sur la société. Il tend à répondre à la question suivante : comment rendre compte de la privatisation des gains ou des profits et, par la même occasion, du report des coûts sur une autre partie des acteurs ? Autrement dit : qui récupère les profits et qui en paye le prix ?

La plupart du temps, nous conduisons des méta-études. Dans un premier temps, nous répertorions tous les types de travaux sur le sujet, la littérature scientifique et les rapports publiés par les différentes institutions, les pouvoirs publics, les acteurs des différentes filières et ceux de la société civile. Nous croisons ces informations avec celles qui sont contenues dans les bases de données existantes : celles de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), du ministère de l'agriculture, de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Outre ce croisement d'analyses bibliographiques et de données quantitatives, nous réalisons des entretiens avec des experts.

Notre travail consiste donc essentiellement à lier le produit de ces différentes sources. Il nous arrive de travailler à la production de nouvelles connaissances mais, la plupart du temps, nos études sont un tissage de ces différentes données interdisciplinaires dont nous proposons une analyse. À date, nous travaillons principalement pour des acteurs de la société civile : des organisations non gouvernementales (ONG) françaises et étrangères, et, depuis plus récemment, des institutions comme l'ADEME. S'agissant de ce dernier travail, nous tenons à votre disposition les rapports qui nous permettront aussi de répondre aux questions précises que vous pourrez poser.

Pour l'ADEME, en particulier, notre travail consistait à recenser tous les travaux publiés sur la création de valeur et sa répartition dans la chaîne alimentaire française, plutôt que de produire de nouvelles connaissances. Notre champ était donc plutôt large et ambitieux, même si nous avons davantage ciblé des filières-phares comme celles du lait, de la viande, des céréales et des fruits et légumes. Nous avons porté un regard particulier sur la question de l'emploi, dans la mesure des données disponibles.

Petit préambule en lien avec le travail de votre commission : la majeure part de l'alimentation est désormais constituée de produits transformés ou industrialisés. C'est vrai pour la consommation hors du domicile et la tendance s'accentue dans la restauration. Du coup, notre rapport peut nourrir vos discussions et votre travail.

Des tendances de fond ressortent de la quasi-totalité des travaux.

Depuis les années 1970-1980, les consommateurs se sont de plus en plus tournés vers les supermarchés pour effectuer leurs achats, et cette tendance est très marquée en France. Plus de 80 % de ce qui est consommé à domicile vient de la grande distribution. Le phénomène s'accentue, puisque les grands groupes de distribution ouvrent aussi des magasins de proximité. Comme l'ont montré vos auditions, on note aussi une croissance de la part des produits transformés dans l'alimentation. Les repas « hors foyer » sont de plus en plus déterminés par des critères comme la rapidité et la fonctionnalité, ce qui a une autre conséquence : depuis une dizaine d'années, les études ont de plus en plus de mal à classer les consommateurs en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, de leur âge ou de leur groupe social, tant leur comportement se complexifie. Les gens mangent un peu de tout et peuvent avoir des pratiques contradictoires selon les moments de la journée ou de la semaine. Il est donc plus difficile qu'il y a une vingtaine d'années de décrypter ce qui est en train de se passer.

Cela étant posé, nous restons dans un contexte où l'offre et la demande s'influencent mutuellement. Le consommateur pense, réfléchit et choisit. Ses choix orientent les pratiques et les stratégies des industriels, des distributeurs et des restaurateurs. Par l'offre qu'ils déploient, ceux-ci influencent à leur tour les consommateurs, notamment par le biais du marketing et des messages publicitaires.

Pour la consommation à domicile, des tendances fondamentales sont à l'oeuvre depuis une vingtaine d'années et elles ressortent dans toutes les études : massification de la production, internationalisation des approvisionnements, concentration à tous les maillons de la chaîne, importance croissante du marketing et de l'image de marque – qui déterminent la création de valeur en aval car elles permettent de vendre le produit plus cher – mais aussi de la recherche et de l'innovation.

Dans ce contexte, les produits transformés représenteraient environ les deux tiers du commerce des produits alimentaires en France. La concentration et l'internationalisation sont particulièrement visibles dans la grande distribution. Les six premières enseignes représentent 92 % de tout ce que l'on peut qualifier de distribution moderne, c'est-à-dire les ventes effectuées dans des commerces qui vont du magasin de proximité à l'hypermarché, et elles ont créé de puissantes centrales d'achat. Le mouvement de concentration perdure car, il y a encore quelques années, ces six enseignes ne totalisaient que… 85 % des ventes.

Le phénomène s'observe aussi dans la transformation alimentaire mais il est moins connu car masqué par l'existence d'un très grand nombre de très petites entreprises (TPE) qui emploient moins de neuf salariés. En réalité, 60 % du chiffre d'affaires et de la valeur ajoutée du secteur l'agroalimentaire est le fait de 2 % des entreprises, c'est-à-dire de quelques dizaines d'entreprises.

La production agricole s'est, elle aussi, industrialisée et concentrée. Elle a beaucoup investi dans la mécanisation pour accroître les rendements. C'est une trajectoire de long terme dont les effets sont assez connus : le nombre d'exploitations a été divisé par trois en trente ans et il continue à s'effondrer. Nous voyons bien ce mouvement qui part du consommateur au producteur.

Quels sont les effets sur la répartition de la valeur dans la chaîne de production ? L'étude la plus intéressante est un peu ancienne puisqu'elle remonte à 2009 mais elle n'a pas d'équivalent. Effectuée par un chercheur de l'INRA, elle retrace l'évolution des prix, corrigés de l'inflation, sur une tendance de long terme. Pour le consommateur, l'indice des prix est passé de 100 en 1978 à 90 environ en 2006. Son alimentation lui coûte donc un petit peu moins cher qu'il y a trente ans. Dans son dernier rapport, l'OFPM indiquait que le prix des produits alimentaires continuait à augmenter moins vite que l'inflation.

Pour l'industrie, l'indice des prix se situe entre 60 et 80, c'est-à-dire que le pourcentage de baisse varie entre 20 % et 40 %. Depuis trente ans, les secteurs de la viande et du lait sont ceux qui ont le plus perdu dans l'histoire, ce qui n'étonnera personne. Du coup, les prix à la production agricole – corrigés de l'inflation – ont été divisés par deux, voire plus. Un effet de compression s'exerce depuis le consommateur vers le producteur. En raison de leur poids et de leur concentration, les distributeurs ont la capacité d'imposer leurs conditions à leurs fournisseurs et de maintenir une pression sur leurs coûts internes. Si leurs marges nettes sont faibles, ils peuvent dégager des profits grâce à la location d'espaces dans les centres commerciaux et le placement de leur trésorerie sur les marchés financiers. Ces produits financiers sont la clé de leur rentabilité.

Pour les consommateurs, ils jouent un rôle très important qui consiste à lisser les prix. À l'inverse, on constate une forte volatilité des prix dans les autres maillons de la chaîne : sensible au niveau industriel, elle est démultipliée au stade de la production. Du fait de l'intervention des distributeurs, les consommateurs ne ressentent pas cette volatilité.

En amont, les agriculteurs ne capteraient plus qu'environ 6 % de la valeur de notre alimentation, selon les derniers travaux de l'OFPM. C'est le ferment de cette tendance à la concentration et à l'internationalisation. Nous avons pris l'exemple de la brique de lait, qui nous semblait d'autant plus parlant que cette production suscite de nombreuses initiatives alternatives. Selon l'OFPM, entre 2001 et 2016, la marge brute des distributeurs a progressé de 100 % sur ce produit, alors qu'elle progressait de 50 % pour les industriels et qu'elle restait stable pour les agriculteurs. Sur ce produit emblématique, l'effet de démultiplication est très net. La situation se nuance en fonction du marketing, de la marque distributeur et autres.

Quels sont les impacts de ce système sur l'emploi ? La distribution et l'industrie agroalimentaire emploient beaucoup de main-d'oeuvre. On observe une poursuite de la tendance à la précarisation : la part des contrats à durée déterminée (CDD) et des emplois à temps partiel augmente. Les conditions de travail et les niveaux de rémunération sont inférieurs à la moyenne. Cette caractéristique est plus prononcée dans certains domaines comme la restauration rapide et le hard discount où l'intensité en emploi est d'ailleurs plus faible. Au passage, je signale que les tendances de la consommation à domicile se retrouvent dans la restauration, notamment en termes de concentration. En France, la restauration rapide pèse désormais plus lourd que la restauration traditionnelle et des enseignes comme Metro approvisionnement les restaurateurs en produits transformés. Quant à la population active agricole, elle a été divisée par cinq depuis la fin des années 1950 et elle continue à décroître fortement.

Sur le plan sanitaire, les travaux existants, notamment ceux qui sont produits par des institutions françaises, portent sur l'obésité, les problèmes de santé publique liés à l'alimentation, la pollution croissante de l'air et de l'eau. Ces effets néfastes ne signifient pas que les acteurs ne font rien pour les enrayer, à commencer par les agriculteurs, voire les industriels. L'intensification, la massification et la densification sur le territoire produisent des effets de plus en plus difficiles à juguler. La concentration de l'industrie laitière et de l'élevage dans l'ouest de la France illustre bien le phénomène.

Ce système génère des coûts cachés, encore peu appréhendés et pour lesquels on ne dispose que d'ordres de grandeur. Il y a deux ans, la direction générale du Trésor estimait le coût de l'obésité pour les finances publiques à plusieurs milliards d'euros par an. Des études européennes évaluent les coûts cachés des pesticides à plus de 120 milliards d'euros par an. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) a estimé à un montant compris entre 260 et 360 millions d'euros par an les dépenses à réaliser pendant les dix années à venir pour décontaminer les cours d'eau et traiter l'eau afin d'être en ligne avec la directive européenne. Concernant les insectes pollinisateurs, les actions à mener en services éco-systémiques s'élèveraient à un montant compris entre 2 milliards et 5 milliards d'euros. Nous n'en sommes qu'aux balbutiements en matière d'évaluation des coûts cachés, comme l'indiquait un rapport de l'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB), publié il y a un an et demi. Il reste du travail à faire.

Nous nous sommes donc intéressés à l'alimentation plus durable et à sa capacité de changer les choses. Pour définir cette alimentation plus durable, nous avons retenu certains indicateurs et cinq initiatives : l'agriculture biologique, les circuits courts de proximité, le commerce équitable origine France, les appellations d'origine protégée (AOP) notamment pour les fromages, les projets alimentaires territoriaux (PAT), qui se développent en France sous l'égide des collectivités locales. Cette analyse ne manque pas d'intérêt, même si nous avons disposé d'un peu moins d'informations, d'objectivations et de données quantifiées que pour nos travaux sur l'alimentation française. Il y a moins d'études à date et, pour l'instant, nos instituts statistiques regardent un peu moins ces choses-là.

On constate une tendance, une dynamique importante qui répond à une demande des consommateurs, même s'il y a toujours des décalages entre l'intention et l'acte. C'est quelque chose de fort. Les consommateurs sont dans une recherche de sens et leur demande, complexe, s'organise autour de quelques enjeux clés : la santé, le climat, la rémunération des producteurs.

Ces initiatives se caractérisent par des prix plus élevés à tous les maillons de la chaîne. Pour l'instant, le prix de production à l'unité est plus important pour diverses raisons : économies d'échelle plus faibles que dans le système classique ; localisation de producteurs dans des zones les plus défavorisées ou, en tout cas, particulières. Les prix ne reflètent pas seulement ces surcoûts. Ils traduisent aussi une différenciation, une qualité particulière qui est reconnue par le consommateur et par les différents maillons de la chaîne.

Dans ces conditions, la répartition de la valeur est-elle plus équitable ? En fait, ce n'est pas forcément le cas. Elle peut être assez significativement différente, et on pourrait la qualifier de beaucoup plus équilibrée. En y regardant de plus près, quand la répartition de la valeur paraît plus équilibrée, cela tient principalement à un changement de structure et de gouvernance dans la chaîne : moins de maillons ; des démarches d'intégration verticale, notamment des agriculteurs ; une transparence ou des systèmes de fixation des prix en fonction des coûts de production. Comme on l'a vu encore l'été dernier, même dans ces initiatives durables, il peut y avoir une amplification des marges en aval, à l'instar de ce qui se passe dans le système conventionnel.

Quel est l'impact de ces alternatives ? Pour l'évaluer, nous sommes un peu limités par l'insuffisance d'informations objectivées, documentées, quantifiées. Nous observons des tendances qui sont encore très qualitatives. Nous constatons notamment une tendance à l'amélioration du contenu des emplois : ils sont reterritorialisés ; ils correspondent à des métiers qui resurgissent et qui sont réinvestis. Ces observations sont intéressantes mais elles restent à étayer par des données chiffrées pour pouvoir les comparer au reste du panorama d'agriculture française. Nous remarquons aussi une intensité en emplois plus importante et une baisse des impacts environnementaux. Il faut cependant noter que cette baisse des impacts environnementaux est indirecte, hormis dans quelques cas très concrets comme l'interdiction de l'usage des pesticides en agriculture biologique. La baisse indirecte provient, par exemple, d'un système de production adopté pour les AOP, qui peut être plus favorable à l'environnement sans que cela soit stipulé comme tel dans le cahier des charges. Les acteurs travaillent à mieux poser ces éléments.

Quant à la baisse des coûts cachés, elle n'est pas objectivée. C'est un peu la conclusion de notre étude pour l'ADEME. Dans le système conventionnel comme dans les initiatives plus durables, il y a un lien intrinsèque avec la dynamique économique. Qui crée la valeur ? Qui la capte ? Qui arrive à vivre de son travail et à investir dans des systèmes moins polluants et moins précaires ?

Ce lien fondamental étant posé, il nous manque encore des données pour mieux l'objectiver, surtout en ce qui concerne les initiatives plus durables. Nous n'avons pas encore vraiment les moyens de faire la différence entre des initiatives qui vont se rapprocher du système conventionnel tout en y apportant des améliorations à la marge, et celles qui changeraient vraiment la donne, même si elles sont encore à petite échelle. Nous avons besoin d'un référentiel qui évite la complexité et se concentre sur les enjeux majeurs de société : le climat, la pollution de l'air, les ressources en eau, la rémunération décente des agriculteurs et des travailleurs, la précarité, la lutte contre les inégalités, la biodiversité. Dotés de ce référentiel, nous pourrions mesurer les impacts et ne pas contenter de déclarations de moyens.

L'INRA mais aussi l'Institut de l'élevage et d'autres institutions essaient de mettre cela en place. Actuellement, ils ne disposent pas forcément des moyens nécessaires pour rendre compte des effets de ces initiatives à long terme. Quels sont les résultats ? Sont-ils insuffisants ? Si c'est le cas, quelle en est la cause ? Comment y remédier ? Comment soutenir ou orienter différemment ces initiatives dans le cadre institutionnel ? Voilà des questions encore en suspens.

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