La séance est ouverte à neuf heures trente.
Pour la première audition de la matinée, nous recevons MM. Christophe Alliot et Sylvain Ly, co-fondateurs du Bureau d'analyse sociétale pour une information citoyenne (Le Basic). Cette structure originale, à mi-chemin d'un think tank et d'un espace collaboratif, a été créée en 2013. Elle a adopté le statut de société coopérative d'intérêt collectif (SCIC).
Vous allez, messieurs, nous en dire plus sur la vocation et les travaux de la structure que vous animez. Sur internet, vos travaux sont décrits comme visant à analyser les modes de production et de consommation, à en évaluer les impacts environnementaux et les coûts sociétaux – les externalités négatives.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre car vous avez été chargés par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) d'une étude approfondie sur les enjeux économiques et sociaux d'une alimentation plus durable. Vous en avez livré les conclusions en plusieurs étapes, de juillet 2017 à mars 2018. Vos thématiques recoupent les nôtres et vos travaux peuvent ainsi nourrir notre réflexion. Nous cherchons à mieux appréhender les questions relatives à la valeur socio-économique et à la répartition d'une alimentation plus durable. Nous voudrions en mesurer les éventuelles conséquences sur l'emploi. Nous nous intéressons aussi aux coûts cachés que notre modèle alimentaire pourrait générer.
Dans vos travaux, vous concluez à la non-durabilité du système alimentaire français sur les plans sanitaire et environnemental ou en termes d'incidence économique et sociale. Quels sont les éléments qui vous ont conduit à dresser ce constat ? Quelles orientations de politique publique pourraient-elles être prises pour le remettre en cause ?
Messieurs, je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, puis nous passerons à un échange sous forme de questions et réponses. Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.
MM. Christophe Alliot et Sylvain Ly prêtent successivement serment
Au sein de notre structure, je suis plutôt en charge de la production des études et de la recherche et développement. Mon collègue Sylvain est chargé de la communication, de faire en sorte que nos études nourrissent le débat public et touchent un public le plus large possible.
Comme vous l'avez dit, Le Basic est une structure qui se veut originale, à mi-chemin entre un bureau d'études et un organisme dédié à la pédagogie et à l'information des citoyens. Nous avons un objectif central : identifier les modes de production et de consommation durables, ceux qu'il faudrait questionner, et les alternatives qui semblent être à la hauteur des enjeux.
La plupart de nos études, notamment celle que nous avons réalisée pour l'ADEME, s'organisent autour de questions-clés. Comment se crée la valeur dans les secteurs d'activité ou dans les filières ? Comment se répartit cette valeur entre les acteurs de la chaîne ? Quels sont les impacts sociaux, environnementaux et sanitaires des modes de production et de consommation ? Nous avons effectué un travail de recherche particulier sur les coûts qui sont reportés sur la société. Il tend à répondre à la question suivante : comment rendre compte de la privatisation des gains ou des profits et, par la même occasion, du report des coûts sur une autre partie des acteurs ? Autrement dit : qui récupère les profits et qui en paye le prix ?
La plupart du temps, nous conduisons des méta-études. Dans un premier temps, nous répertorions tous les types de travaux sur le sujet, la littérature scientifique et les rapports publiés par les différentes institutions, les pouvoirs publics, les acteurs des différentes filières et ceux de la société civile. Nous croisons ces informations avec celles qui sont contenues dans les bases de données existantes : celles de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), du ministère de l'agriculture, de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Outre ce croisement d'analyses bibliographiques et de données quantitatives, nous réalisons des entretiens avec des experts.
Notre travail consiste donc essentiellement à lier le produit de ces différentes sources. Il nous arrive de travailler à la production de nouvelles connaissances mais, la plupart du temps, nos études sont un tissage de ces différentes données interdisciplinaires dont nous proposons une analyse. À date, nous travaillons principalement pour des acteurs de la société civile : des organisations non gouvernementales (ONG) françaises et étrangères, et, depuis plus récemment, des institutions comme l'ADEME. S'agissant de ce dernier travail, nous tenons à votre disposition les rapports qui nous permettront aussi de répondre aux questions précises que vous pourrez poser.
Pour l'ADEME, en particulier, notre travail consistait à recenser tous les travaux publiés sur la création de valeur et sa répartition dans la chaîne alimentaire française, plutôt que de produire de nouvelles connaissances. Notre champ était donc plutôt large et ambitieux, même si nous avons davantage ciblé des filières-phares comme celles du lait, de la viande, des céréales et des fruits et légumes. Nous avons porté un regard particulier sur la question de l'emploi, dans la mesure des données disponibles.
Petit préambule en lien avec le travail de votre commission : la majeure part de l'alimentation est désormais constituée de produits transformés ou industrialisés. C'est vrai pour la consommation hors du domicile et la tendance s'accentue dans la restauration. Du coup, notre rapport peut nourrir vos discussions et votre travail.
Des tendances de fond ressortent de la quasi-totalité des travaux.
Depuis les années 1970-1980, les consommateurs se sont de plus en plus tournés vers les supermarchés pour effectuer leurs achats, et cette tendance est très marquée en France. Plus de 80 % de ce qui est consommé à domicile vient de la grande distribution. Le phénomène s'accentue, puisque les grands groupes de distribution ouvrent aussi des magasins de proximité. Comme l'ont montré vos auditions, on note aussi une croissance de la part des produits transformés dans l'alimentation. Les repas « hors foyer » sont de plus en plus déterminés par des critères comme la rapidité et la fonctionnalité, ce qui a une autre conséquence : depuis une dizaine d'années, les études ont de plus en plus de mal à classer les consommateurs en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, de leur âge ou de leur groupe social, tant leur comportement se complexifie. Les gens mangent un peu de tout et peuvent avoir des pratiques contradictoires selon les moments de la journée ou de la semaine. Il est donc plus difficile qu'il y a une vingtaine d'années de décrypter ce qui est en train de se passer.
Cela étant posé, nous restons dans un contexte où l'offre et la demande s'influencent mutuellement. Le consommateur pense, réfléchit et choisit. Ses choix orientent les pratiques et les stratégies des industriels, des distributeurs et des restaurateurs. Par l'offre qu'ils déploient, ceux-ci influencent à leur tour les consommateurs, notamment par le biais du marketing et des messages publicitaires.
Pour la consommation à domicile, des tendances fondamentales sont à l'oeuvre depuis une vingtaine d'années et elles ressortent dans toutes les études : massification de la production, internationalisation des approvisionnements, concentration à tous les maillons de la chaîne, importance croissante du marketing et de l'image de marque – qui déterminent la création de valeur en aval car elles permettent de vendre le produit plus cher – mais aussi de la recherche et de l'innovation.
Dans ce contexte, les produits transformés représenteraient environ les deux tiers du commerce des produits alimentaires en France. La concentration et l'internationalisation sont particulièrement visibles dans la grande distribution. Les six premières enseignes représentent 92 % de tout ce que l'on peut qualifier de distribution moderne, c'est-à-dire les ventes effectuées dans des commerces qui vont du magasin de proximité à l'hypermarché, et elles ont créé de puissantes centrales d'achat. Le mouvement de concentration perdure car, il y a encore quelques années, ces six enseignes ne totalisaient que… 85 % des ventes.
Le phénomène s'observe aussi dans la transformation alimentaire mais il est moins connu car masqué par l'existence d'un très grand nombre de très petites entreprises (TPE) qui emploient moins de neuf salariés. En réalité, 60 % du chiffre d'affaires et de la valeur ajoutée du secteur l'agroalimentaire est le fait de 2 % des entreprises, c'est-à-dire de quelques dizaines d'entreprises.
La production agricole s'est, elle aussi, industrialisée et concentrée. Elle a beaucoup investi dans la mécanisation pour accroître les rendements. C'est une trajectoire de long terme dont les effets sont assez connus : le nombre d'exploitations a été divisé par trois en trente ans et il continue à s'effondrer. Nous voyons bien ce mouvement qui part du consommateur au producteur.
Quels sont les effets sur la répartition de la valeur dans la chaîne de production ? L'étude la plus intéressante est un peu ancienne puisqu'elle remonte à 2009 mais elle n'a pas d'équivalent. Effectuée par un chercheur de l'INRA, elle retrace l'évolution des prix, corrigés de l'inflation, sur une tendance de long terme. Pour le consommateur, l'indice des prix est passé de 100 en 1978 à 90 environ en 2006. Son alimentation lui coûte donc un petit peu moins cher qu'il y a trente ans. Dans son dernier rapport, l'OFPM indiquait que le prix des produits alimentaires continuait à augmenter moins vite que l'inflation.
Pour l'industrie, l'indice des prix se situe entre 60 et 80, c'est-à-dire que le pourcentage de baisse varie entre 20 % et 40 %. Depuis trente ans, les secteurs de la viande et du lait sont ceux qui ont le plus perdu dans l'histoire, ce qui n'étonnera personne. Du coup, les prix à la production agricole – corrigés de l'inflation – ont été divisés par deux, voire plus. Un effet de compression s'exerce depuis le consommateur vers le producteur. En raison de leur poids et de leur concentration, les distributeurs ont la capacité d'imposer leurs conditions à leurs fournisseurs et de maintenir une pression sur leurs coûts internes. Si leurs marges nettes sont faibles, ils peuvent dégager des profits grâce à la location d'espaces dans les centres commerciaux et le placement de leur trésorerie sur les marchés financiers. Ces produits financiers sont la clé de leur rentabilité.
Pour les consommateurs, ils jouent un rôle très important qui consiste à lisser les prix. À l'inverse, on constate une forte volatilité des prix dans les autres maillons de la chaîne : sensible au niveau industriel, elle est démultipliée au stade de la production. Du fait de l'intervention des distributeurs, les consommateurs ne ressentent pas cette volatilité.
En amont, les agriculteurs ne capteraient plus qu'environ 6 % de la valeur de notre alimentation, selon les derniers travaux de l'OFPM. C'est le ferment de cette tendance à la concentration et à l'internationalisation. Nous avons pris l'exemple de la brique de lait, qui nous semblait d'autant plus parlant que cette production suscite de nombreuses initiatives alternatives. Selon l'OFPM, entre 2001 et 2016, la marge brute des distributeurs a progressé de 100 % sur ce produit, alors qu'elle progressait de 50 % pour les industriels et qu'elle restait stable pour les agriculteurs. Sur ce produit emblématique, l'effet de démultiplication est très net. La situation se nuance en fonction du marketing, de la marque distributeur et autres.
Quels sont les impacts de ce système sur l'emploi ? La distribution et l'industrie agroalimentaire emploient beaucoup de main-d'oeuvre. On observe une poursuite de la tendance à la précarisation : la part des contrats à durée déterminée (CDD) et des emplois à temps partiel augmente. Les conditions de travail et les niveaux de rémunération sont inférieurs à la moyenne. Cette caractéristique est plus prononcée dans certains domaines comme la restauration rapide et le hard discount où l'intensité en emploi est d'ailleurs plus faible. Au passage, je signale que les tendances de la consommation à domicile se retrouvent dans la restauration, notamment en termes de concentration. En France, la restauration rapide pèse désormais plus lourd que la restauration traditionnelle et des enseignes comme Metro approvisionnement les restaurateurs en produits transformés. Quant à la population active agricole, elle a été divisée par cinq depuis la fin des années 1950 et elle continue à décroître fortement.
Sur le plan sanitaire, les travaux existants, notamment ceux qui sont produits par des institutions françaises, portent sur l'obésité, les problèmes de santé publique liés à l'alimentation, la pollution croissante de l'air et de l'eau. Ces effets néfastes ne signifient pas que les acteurs ne font rien pour les enrayer, à commencer par les agriculteurs, voire les industriels. L'intensification, la massification et la densification sur le territoire produisent des effets de plus en plus difficiles à juguler. La concentration de l'industrie laitière et de l'élevage dans l'ouest de la France illustre bien le phénomène.
Ce système génère des coûts cachés, encore peu appréhendés et pour lesquels on ne dispose que d'ordres de grandeur. Il y a deux ans, la direction générale du Trésor estimait le coût de l'obésité pour les finances publiques à plusieurs milliards d'euros par an. Des études européennes évaluent les coûts cachés des pesticides à plus de 120 milliards d'euros par an. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) a estimé à un montant compris entre 260 et 360 millions d'euros par an les dépenses à réaliser pendant les dix années à venir pour décontaminer les cours d'eau et traiter l'eau afin d'être en ligne avec la directive européenne. Concernant les insectes pollinisateurs, les actions à mener en services éco-systémiques s'élèveraient à un montant compris entre 2 milliards et 5 milliards d'euros. Nous n'en sommes qu'aux balbutiements en matière d'évaluation des coûts cachés, comme l'indiquait un rapport de l'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB), publié il y a un an et demi. Il reste du travail à faire.
Nous nous sommes donc intéressés à l'alimentation plus durable et à sa capacité de changer les choses. Pour définir cette alimentation plus durable, nous avons retenu certains indicateurs et cinq initiatives : l'agriculture biologique, les circuits courts de proximité, le commerce équitable origine France, les appellations d'origine protégée (AOP) notamment pour les fromages, les projets alimentaires territoriaux (PAT), qui se développent en France sous l'égide des collectivités locales. Cette analyse ne manque pas d'intérêt, même si nous avons disposé d'un peu moins d'informations, d'objectivations et de données quantifiées que pour nos travaux sur l'alimentation française. Il y a moins d'études à date et, pour l'instant, nos instituts statistiques regardent un peu moins ces choses-là.
On constate une tendance, une dynamique importante qui répond à une demande des consommateurs, même s'il y a toujours des décalages entre l'intention et l'acte. C'est quelque chose de fort. Les consommateurs sont dans une recherche de sens et leur demande, complexe, s'organise autour de quelques enjeux clés : la santé, le climat, la rémunération des producteurs.
Ces initiatives se caractérisent par des prix plus élevés à tous les maillons de la chaîne. Pour l'instant, le prix de production à l'unité est plus important pour diverses raisons : économies d'échelle plus faibles que dans le système classique ; localisation de producteurs dans des zones les plus défavorisées ou, en tout cas, particulières. Les prix ne reflètent pas seulement ces surcoûts. Ils traduisent aussi une différenciation, une qualité particulière qui est reconnue par le consommateur et par les différents maillons de la chaîne.
Dans ces conditions, la répartition de la valeur est-elle plus équitable ? En fait, ce n'est pas forcément le cas. Elle peut être assez significativement différente, et on pourrait la qualifier de beaucoup plus équilibrée. En y regardant de plus près, quand la répartition de la valeur paraît plus équilibrée, cela tient principalement à un changement de structure et de gouvernance dans la chaîne : moins de maillons ; des démarches d'intégration verticale, notamment des agriculteurs ; une transparence ou des systèmes de fixation des prix en fonction des coûts de production. Comme on l'a vu encore l'été dernier, même dans ces initiatives durables, il peut y avoir une amplification des marges en aval, à l'instar de ce qui se passe dans le système conventionnel.
Quel est l'impact de ces alternatives ? Pour l'évaluer, nous sommes un peu limités par l'insuffisance d'informations objectivées, documentées, quantifiées. Nous observons des tendances qui sont encore très qualitatives. Nous constatons notamment une tendance à l'amélioration du contenu des emplois : ils sont reterritorialisés ; ils correspondent à des métiers qui resurgissent et qui sont réinvestis. Ces observations sont intéressantes mais elles restent à étayer par des données chiffrées pour pouvoir les comparer au reste du panorama d'agriculture française. Nous remarquons aussi une intensité en emplois plus importante et une baisse des impacts environnementaux. Il faut cependant noter que cette baisse des impacts environnementaux est indirecte, hormis dans quelques cas très concrets comme l'interdiction de l'usage des pesticides en agriculture biologique. La baisse indirecte provient, par exemple, d'un système de production adopté pour les AOP, qui peut être plus favorable à l'environnement sans que cela soit stipulé comme tel dans le cahier des charges. Les acteurs travaillent à mieux poser ces éléments.
Quant à la baisse des coûts cachés, elle n'est pas objectivée. C'est un peu la conclusion de notre étude pour l'ADEME. Dans le système conventionnel comme dans les initiatives plus durables, il y a un lien intrinsèque avec la dynamique économique. Qui crée la valeur ? Qui la capte ? Qui arrive à vivre de son travail et à investir dans des systèmes moins polluants et moins précaires ?
Ce lien fondamental étant posé, il nous manque encore des données pour mieux l'objectiver, surtout en ce qui concerne les initiatives plus durables. Nous n'avons pas encore vraiment les moyens de faire la différence entre des initiatives qui vont se rapprocher du système conventionnel tout en y apportant des améliorations à la marge, et celles qui changeraient vraiment la donne, même si elles sont encore à petite échelle. Nous avons besoin d'un référentiel qui évite la complexité et se concentre sur les enjeux majeurs de société : le climat, la pollution de l'air, les ressources en eau, la rémunération décente des agriculteurs et des travailleurs, la précarité, la lutte contre les inégalités, la biodiversité. Dotés de ce référentiel, nous pourrions mesurer les impacts et ne pas contenter de déclarations de moyens.
L'INRA mais aussi l'Institut de l'élevage et d'autres institutions essaient de mettre cela en place. Actuellement, ils ne disposent pas forcément des moyens nécessaires pour rendre compte des effets de ces initiatives à long terme. Quels sont les résultats ? Sont-ils insuffisants ? Si c'est le cas, quelle en est la cause ? Comment y remédier ? Comment soutenir ou orienter différemment ces initiatives dans le cadre institutionnel ? Voilà des questions encore en suspens.
Merci pour votre présentation longue et complète. Elle a répondu à de nombreuses questions que j'avais en tête, notamment en ce qui concerne les externalités négatives. Hélas, vous nous avez expliqué que vous manquiez de données objectivées sur le sujet. C'est embêtant, dans la mesure où l'intégration de ces coûts cachés dans notre modèle permettrait de passer un point de basculement.
Notre modèle n'est pas durable, dites-vous. Au travers de votre travail pour l'ADEME, vous avez mis en exergue une concentration qui continue, des comportements alimentaires visiblement déstructurés. Vous expliquez aussi qu'il n'y a pas de marqueurs sociaux de comportement dans la population et que le panorama est un peu brouillé.
Ce système va-t-il aller vers un paroxysme de concentration à partir duquel il va complètement s'effondrer ? Est-ce une hypothèse que vous émettez ? Pensez-vous plutôt que la demande peut influencer l'offre jusqu'à faire basculer le système vers autre chose, vers ces alternatives dont vous parlez ? J'ai bien conscience que ma question est très large mais, à défaut de données objectivées, je suis en peine de vous en poser de plus précises. J'ai lu le rapport de l'ITAB sur les externalités où se dessinent quelques approches et quelques éléments de réflexion. Malgré tout, on ne peut pas détailler le prix à la caisse d'une carotte « conventionnelle » et celui d'une carotte « bio ». Qu'est-ce qui est compté et qu'est-ce qui ne l'est pas ?
La question de l'effondrement du système se pose. Nous nous la sommes posée lors de l'examen du texte sur l'agriculture et l'alimentation. Comment faire en sorte que les agriculteurs aient des revenus décents ? Certains agriculteurs, dans la pratique, sont malheureusement allés jusqu'à l'effondrement : ils arrêtent le métier, parfois dans des conditions tragiques. Notre modèle alimentaire suscite aussi des questions. Vous avez cité un chiffre qui m'avait aussi marqué : les agriculteurs ne captent plus qu'environ 6 % de la valeur de notre alimentation. N'est-ce pas le signe que nous sommes au bout du modèle ? Quand les gens qui produisent notre alimentation ne captent que 6 % de sa valeur, c'est qu'il y a sans doute des dysfonctionnements.
Les externalités sont, effectivement, un sujet complexe. Au-delà du chiffre, il y a la manière dont il est calculé. Il y a débat sur la manière de tenir compte du réchauffement climatique ou de la pollution de l'eau. Pour notre part, nous avons décidé de tracer notre route en nous appuyant essentiellement sur des coûts réels.
On essaie, par exemple, de retenir des coûts avérés qui reposent sur la société à différents niveaux – collectivités, Nation. Dans un calcul d'externalités, on peut projeter des coûts et retenir des évaluations contingentes ou des consentements à payer en faisant des sondages. Quel prix seriez-vous prêt à payer pour enlever telle nuisance ? Pour notre part, nous essayons d'éviter cela et de ne prendre en compte que des coûts sonnants et trébuchants. Nous cherchons ensuite à comparer ces coûts sociétaux avec la création de valeur. À partir des ratios obtenus, nous comparons différents modèles de production et de consommation.
Le système va-t-il aller jusqu'à l'effondrement ? Cette question a été soulevée dès les années 1970 dans le rapport Meadows sur les limites à la croissance, commandé par le Club de Rome. Le thème revient à la faveur de débats comme celui porte sur la mortalité massive des abeilles. Même s'il y a d'autres pollinisateurs que les abeilles, on peut se demander si les niveaux de production agricole seront suffisants dans deux, trois ou quatre ans. De mémoire, un tiers des productions agricoles dépend des pollinisateurs animaux. Si ces derniers disparaissent, passe-t-on à la pollinisation à la main ?
Cet exemple illustre bien le risque de bascule. Va-t-il y avoir un gros changement ou un basculement ? Il est difficile de répondre à cette question. On peut cependant dire que le mur s'approche.
Nous pouvons peut-être trouver des sources de d'inspiration dans certaines initiatives. Dans le troisième volet de notre rapport pour l'ADEME, nous nous sommes intéressés au lait, produit vu comme le plus standardisé, massifié, indifférencié. On achète indifféremment une brique de lait ou une autre. Certains, qui se réclament du commerce équitable, ont pris des initiatives qui prennent de l'ampleur même si elles ne représentent encore que 2 % voire 3 % de la consommation. En un an, il y a eu des engagements, des contrats tripartites signés entre la grande distribution, les agriculteurs et des laiteries, notamment la Laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel (LSDH) aux environs d'Orléans. Les acteurs de cette initiative ont un sentiment de responsabilité vis-à-vis du territoire et de son développement. Il s'agit de sauver un modèle de polyculture-élevage.
Cette initiative nous a inspiré des réflexions et questionnement, en dehors de notre travail pour l'ADEME. Les pouvoirs publics doivent trouver le bon cadre pour soutenir, au moment où elles en ont besoin, les initiatives qui changent la donne. Dans une autre étape, il faut passer à la généralisation pour favoriser le mouvement de bascule positif. Cela nécessite des instruments de régulation différents selon les moments.
S'agissant des consommateurs, on observe quand même des tendances. Les consommateurs de produits biologiques ou équitables sont des personnes plutôt aisées et urbaines. Cela pose d'ailleurs la question de l'accessibilité de ces produits à toutes les catégories socio-professionnelles.
À l'intérieur de ces grandes tendances, on distingue des sous-catégories et des comportements de consommation qui peuvent être contradictoires. Quelqu'un peut manger bio chez lui et oublier ses velléités de consommer mieux quand il va au restaurant, voire dans une chaîne de restauration rapide, et cela ne va pas forcément lui poser de problème. Son mode de consommation va dépendre du moment et des personnes qui l'accompagnent.
À certains moments, il peut y avoir moins de recherche de cohérence. C'est ce qui crée une complexité qui est à relier aux sollicitations publicitaires que le consommateur reçoit tous les jours.
Ce modèle dont on parle, est-il français ? Avez-vous des éléments de comparaison avec d'autres pays ? Je vous pose cette question car les Français ont inventé la grande distribution, et son corollaire, le marketing. Cela n'explique-t-il pas la spécificité de notre pays, tant en matière d'alimentation que de distribution ?
Nous n'avons pas vraiment inventé la grande distribution. Cinq à six personnes l'ont importée des États-Unis dans les années 1950 où elle s'était développée grâce à la construction de parkings, dans ces lieux où l'on pouvait acheter de tout.
Dans le cadre de nos travaux, nous avons étudié les filières internationales – cacao, banane, jus d'orange – dont la production, et parfois la consommation, ne sont pas localisées en France. Nous avons été frappés par la « commoditisation » de ces filières dont la production est massifiée et standardisée par des acteurs économiques présents en milieu ou en aval de la chaîne. Ils augmentent les performances économiques des filières grâce aux économies d'échelle et peuvent ainsi produire plus, plus vite.
Ce phénomène s'observe dans de nombreuses filières, au-delà même de l'alimentaire. Il est fondamental pour comprendre le système mondialisé dans lequel nous vivons. Que se passe-t-il quand une filière est commoditisée ? Certes, les acteurs économiques à l'origine de ces commoditisations peuvent gagner plus d'argent, mais surtout les consommateurs sont coupés de la production : les matières premières ne sont plus directement « perceptibles » par les consommateurs. Ce phénomène explique d'ailleurs les scandales sanitaires des dernières années en France – on ne sait plus d'où vient la viande et si c'est du boeuf ou du cheval.
À l'autre bout de la chaîne, les producteurs ont beaucoup moins de moyens pour valoriser leur production agricole : ils alimentent une économie de flux et répondent à des critères, à des standards souvent internationaux, sans pouvoir valoriser ce qui fait la spécificité de leur production.
Le système implique l'interchangeabilité des matières premières. Nous avons pu le constater avec la commoditisation du vin produit en Afrique du Sud à destination de l'Europe : des bateaux transportent d'énormes cuves en plastique remplies de vin et il n'existe aucun moyen d'y retrouver le vin d'un petit producteur…
Au cours des vingt à trente dernières années, ce phénomène a profondément bouleversé le secteur alimentaire. Il n'est pas vraiment propre à la France, au contraire. Il y a quelques années, nous avons réalisé et présenté au Sénat une étude sur le lait visant à chiffrer les coûts sociétaux liés à la production de produits laitiers en France. Nous avions pu constater que notre pays n'était pas si mal loti par rapport à d'autres. L'avis de l'ADEME le souligne, l'alimentation garde une place importante en France ; les Français aiment manger et prennent généralement soin de bien manger. Si évolution il y a, elle est relative au regard de ce que sont les produits transformés aux États-Unis ou dans d'autres pays du nord de l'Europe, par exemple…
En conclusion, la spécificité en la matière n'est pas française. Le phénomène est transnational et répond à des enjeux économiques, dont les impacts socio-environnementaux touchent à la fois l'aval et l'amont de la chaîne.
Sur ce dernier point, il y a trois ans, nous avions présenté un rapport au Parlement européen (PE) sur la concentration des filières agricoles. Une directive européenne vient d'être publiée sur les pratiques de concurrence déloyale : le système planétaire à l'oeuvre est en train de modifier rapidement les chaînes agricoles à partir de la distribution. Des travaux universitaires soulignent que les bouleversements sont beaucoup plus rapides en Asie, en Afrique de l'Est et en Amérique latine que ceux que nous avons connus – de l'ordre de dix ans quand il nous en a fallu quarante – avec toutes les conséquences que cela signifie pour leurs agriculteurs et les intermédiaires de milieu de chaine. Nous analysons encore assez mal les conséquences de cette mutation extrêmement rapide.
Ce n'est pas très rassurant… J'entends que notre exception « agriculturelle », comme nous aimons parfois la qualifier, nous a permis de résister un peu mieux. Mais quels leviers les pouvoirs publics peuvent-ils utiliser pour éviter d'aller dans le mur ? Vous avez évoqué l'éloignement croissant entre le consommateur et le producteur ? N'est-ce pas le rôle du législateur que de réduire la distance entre les deux, afin que le consommateur se rende compte que ce que touche son producteur de nourriture – 6 % – n'est pas suffisant ?
Il est tout à fait possible de rapprocher consommateurs et producteurs. Nous l'avons documenté dans l'étude de l'ADEME : circuits courts ou associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) sont de bons outils. Toute la production alimentaire pourra-t-elle passer par ces circuits ? Ce n'est pas certain.
La transparence et la traçabilité nous paraissent tout aussi importants : même s'il n'y a pas de contact direct entre producteurs et consommateurs, il faut que le consommateur sache mieux d'où vient le produit, comment et dans quelles conditions il est produit, quelle est la rémunération du producteur et quels sont ses impacts environnementaux. Cela sera-t-il suffisant ? Je ne sais pas, mais c'est nécessaire.
Les coûts sociétaux, également qualifiés d'externalités, peuvent être traités de différentes façons et nous permettraient de distinguer différents types de produits. Actuellement, en mettant à part les phénomènes de surmarges de la grande distribution sur les produits « bio » qu'évoquait Christophe Alliot, schématiquement, les produits socialement les moins-disants sont avantagés car leur prix est plus compétitif. À l'inverse, les produits socialement les mieux-disants sont pénalisés, car plus coûteux.
La fiscalité – par exemple une TVA différenciée en fonction de ces externalités – permettrait peut-être de résoudre la contradiction et de corriger ces biais de marché.
L'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB) pointe une difficulté : comment évaluer le prix des espèces végétales ou animales ? C'est pourquoi l'estimation des coûts sociétaux d'un produit doit être un exercice comptable, et non le calcul d'un prix – quelles sont les dépenses de l'État, des collectivités locales et de la sécurité sociale ayant un lien avec un produit ? Quel est son impact sur les comptes publics ?
On pourrait également considérer les filières agricoles alimentaires différemment des autres filières, car elles subissent une volatilité des prix identique aux autres filières et une forme de financiarisation dommageable pour les producteurs, de la part de gros fonds d'investissement. Tout ce qui touche à l'alimentation devrait être « sanctuarisé » hors marchés financiers.
Nous sommes à la recherche d'idées pour ouvrir des brèches sur le sujet.
Nous sommes parfaitement d'accord avec vous : ces externalités doivent être prises en compte car leurs conséquences vont assez rapidement être visibles…
Doit-on attendre que la crise devienne extrêmement sévère pour les prendre enfin en compte ? Ou bien est-on capable de le faire avant ? Toute l'humanité se pose la même question…
Dans l'étude que vous avez menée pour le compte de l'ADEME, vous recommandez l'adaptation des politiques publiques et des dispositifs de soutien, notamment la fiscalité. Vous l'avez évoqué, mais je souhaiterais que vous y reveniez : estimez-vous que les politiques publiques menées ces dernières années vont dans le bon sens ? Pourriez-vous nous décrire plus précisément les outils fiscaux qui pourraient être renforcés ? Quelle est votre position concernant la modulation de la TVA ?
Nos auditions nous ont également permis de constater qu'il faut former et éduquer les nouvelles générations de consommateurs, pour en faire des consommateurs citoyens. Comment pourrait-on renforcer ces dispositifs ? Il y a longtemps, Coluche disait déjà : « Il suffirait qu'on ne l'achète pas pour que cela ne se vende plus !». Comment aboutir à ce résultat ? Certes, on peut enjoindre aux industriels de faire mieux. Mais ils fabriqueront toujours des produits ultra-transformés, dont la consommation est extrêmement dommageable au plan physiologique. Par ailleurs, vous le disiez, nous nous heurtons parfois à des murs lorsque nous traitons avec les multinationales : il est difficile de savoir d'où viennent leurs produits et comment ils sont fabriqués. Pourtant, un agriculteur de mon département m'expliquait récemment que l'on peut sans difficulté « tracer » une viande – de ce que l'animal a mangé jusqu'à la naissance de son veau.
Nous, hommes et femmes politiques, devons nous saisir de ce dossier. Comment bouleverser l'ordre établi ? L'éducation me semble un bon moyen car les enfants, devenus adultes, mangeront bien, si on le leur apprend !
En matière de fiscalité, une initiative naissante réfléchit à la notion de « TVA incitative », l'objectif étant d'appliquer une TVA allégée aux produits mieux-disants – ceux dont les coûts socio-environnementaux sont relativement plus faibles que des produits identiques moins-disants. Dans ce cadre, sur la base d'impacts objectivés, les produits bio bénéficieraient par exemple d'une TVA minorée – de deux à trois points par exemple.
Cette prise en compte permettrait par ailleurs de dépasser – sans pour autant le remettre en question – le système des labels qui promeuvent telle ou telle dimension de la durabilité. Le consommateur a parfois du mal à y voir clair : quelle est la meilleure initiative ? Se valent-elles toutes ? Des discussions sont en cours avec l'ADEME pour réaliser un test sur quelques produits. Il ne s'agit pas de produits alimentaires, mais industriels, car le calcul différentiel est plus facile à réaliser. Si cela bascule sur des produits alimentaires, nous devrions être associés à ces travaux.
S'agissant de l'éducation, on demande toujours aux générations futures de changer ce que nous ou nos parents n'avons pas pu changer… Mais, au quotidien, nos enfants sont de plus en plus sollicités par des messages publicitaires contradictoires. En tant que bureau d'études, nous aimerions investiguer ce rapport entre la pression publicitaire, les actes d'achat et les comportements. Quand des emballages de fast-food préconisent de manger au moins cinq fruits et légumes par jour, où est la cohérence ? Quel est le sens d'un message qui enjoint de mieux manger quand on mange des aliments néfastes pour la santé ? Après les États-Unis, l'épidémie d'obésité est devenue une réalité en France, liée en partie à notre alimentation, même si la sédentarité joue aussi un rôle.
Ne faut-il pas davantage contrôler l'exposition des jeunes générations aux publicités alimentaires ?
S'agissant d'éducation à proprement parler, peut-être faudrait-il effectivement intervenir dans les écoles. Nous n'y intervenons pas, ni au collège, mais nous sensibilisons les étudiants des écoles supérieures ou des universités aux enjeux sociétaux actuels et à des modes de production et de consommation alimentaires ayant un impact réduit, afin d'essayer d'inverser la tendance.
Dans le troisième volet de notre étude, concernant les projets alimentaires territoriaux, nous avons constaté que, pour recréer du lien, beaucoup de collectivités locales – de manière totalement transpartisane – reprennent en main la question alimentaire à l'échelle de leur territoire. Mais seulement cinq millions d'euros ont été débloqués pour accompagner des dizaines de projets alimentaires territoriaux. Peut-être faudrait-il renforcer ces moyens et outiller les collectivités en faisant redescendre au niveau local toutes les informations disponibles au niveau national.
Nous apportons notre soutien à un projet d'aide à la relocalisation de la production alimentaire. Nous mettons à disposition des collectivités et des associations un outil leur permettant de calculer les surfaces agricoles nécessaires, le type de culture et les emplois générés par une hausse de la production locale. En effet, actuellement, la production locale consommée localement représente rarement plus de 10 %. Souvent, plus de 80 % de la nourriture consommée sur un territoire n'est pas produite localement. Demain, dans un modèle plus résilient et plus soutenable, ne devrait-on pas améliorer cette proportion de production locale ?
Je vous rassure, la machine se lance ! Je suis à l'origine d'une initiative de ce type dans mon département : nous répertorions les producteurs locaux, afin qu'ils puissent fournir les collectivités locales avec davantage de produits locaux.
La séance est levée à dix heures vingt-cinq.
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 21 juin 2018 à 9 h 30
Présents. - Mme Michèle Crouzet, M. Loïc Prud'homme, Mme Nathalie Sarles
Excusés. - M. Julien Aubert, M. Joël Aviragnet, M. Christophe Bouillon, Mme Bérengère Poletti