Merci, mesdames et messieurs les députés, de m'avoir invité à participer à vos travaux.
En tout premier lieu, je voudrais dire que je suis un peu gêné par la notion d'alimentation industrielle retenue dans le titre de votre commission. Si l'on s'intéresse aux relations possibles entre l'état de santé de la population et le secteur agroalimentaire, il faut inclure l'ensemble des quelque 10 000 entreprises existant en France, dont certaines sont loin d'atteindre une taille industrielle. Aux petites et moyennes entreprises (PME), parfois familiales, il faut ajouter les artisans, notamment cette spécificité française que représentent les quelque 30 000 boulangers. Ces derniers fabriquent et vendent des produits qui contiennent tout autant d'intrants indésirables ou déséquilibrés sur un plan nutritionnel, et qui sont consommés en quantité tout aussi importante que les produits industriels. Si l'on s'intéresse aux relations entre l'alimentation et la santé, il faut prendre en considération tout le secteur agroalimentaire et pas seulement les grandes entreprises.
Qu'en est-il de l'offre proposée à la population française par le secteur ? Elle repose sur la transformation de quelques centaines – en tout cas moins d'un millier – d'aliments de base en plus de 500 000 produits différents, dont 30 % ne tiennent pas le choc plus d'un an, malgré les multiples publicités, mais sont remplacés par de nouveaux produits chaque année. Il est difficile de fabriquer 500 000 produits à partir d'un petit millier d'ingrédients de base sans faire un peu n'importe quoi.
Les ingrédients de base ne sont pas exempts de problèmes, dus aux polluants divers ou à leur composition nutritionnelle parfois déséquilibrée en raison des conditions de culture ou d'élevage. Cependant, leur transformation induit deux problèmes centraux : une perte plus ou moins importante d'éléments nutritifs présents naturellement dans les aliments et qui ont généralement un rôle protecteur vis-à-vis des pathologies ; un ajout plus ou moins massif d'éléments exogènes – sucres, graisses, sel – qui ont plutôt des effets délétères sur la santé.
Les effets en question sont des maladies chroniques qui se développent sur le long terme, suite à une exposition tout au long de la vie, dès le plus jeune âge. L'exposition peut avoir lieu in utero, mais elle commence surtout au sevrage, c'est-à-dire à l'âge de trois mois, en moyenne, dans notre pays. Les pathologies apparaissent plus ou moins tard au cours de la vie, à différents degrés de sévérité en fonction du patrimoine génétique des personnes et d'autres facteurs de risque auxquels elles sont exposées. Ce sont, en effet, des maladies multifactorielles dans le développement desquelles n'intervient pas seulement l'alimentation. Pour l'essentiel, il s'agit de problèmes cardiovasculaires, de certains cancers et de phénomènes de fragilisation osseuse. Ces trois grands types représentent 95 % des problèmes chroniques de santé liés à l'alimentation.
La littérature scientifique qui sous-tend ce discours ne se résume pas à l'étude récemment publiée par l'équipe de Bobigny dont je n'ignore pas qu'elle est à l'origine de la création de cette commission d'enquête. Depuis le début du XXe siècle, plusieurs milliers d'études ont été publiées sur l'ajout de sel au cours de la transformation des aliments et ses effets sur la santé. La première étude a été réalisée par les Hôpitaux de Paris en 1904 et la première expertise collective a été effectuée en 1969 aux États-Unis. Depuis, plusieurs dizaines d'expertises collectives ont été réalisées à travers le monde par des organismes nationaux et internationaux.
En France, j'ai participé aux études qui ont donné lieu aux recommandations de l'AFSSA en 2002. Toutes ces expertises, sans exception, aboutissent à la même conclusion : l'excès chronique de sel provoque des problèmes de santé ; les populations – en particulier les populations occidentales – consomment trop de sel en moyenne et il serait souhaitable de faire baisser cette consommation. Ce type de constat unanime se retrouve pour nombre d'autres aspects nutritionnels liés à l'alimentation.
Quels ont été les effets de ces recommandations qui, pour les premières, datent de cinquante ans ? En France, nous pouvons les mesurer grâce aux trois études individuelles nationales des consommations alimentaires (INCA) réalisées par l'ANSES en 1999, 2007 et 2015, et par les études sur la teneur en sel des aliments réalisées, au cours de la même période, par des associations comme l'Union fédérale des consommateurs-Que choisir (UFC-Que choisir) et 60 millions de consommateurs. Toutes ces études montrent qu'il n'y a pas eu de changement notable dans la consommation moyenne de sel dans la population française. En France – mais c'est la même chose dans les autres pays –, les recommandations n'ont servi à rien.
Dans les dernières recommandations de l'OMS sur l'excès de sel, qui datent de 2007 et auxquelles j'ai également participé, il est clairement indiqué que les politiques basées sur le volontariat ne peuvent aboutir qu'à des résultats marginaux et que seule une politique intégrant une législation peut donner des résultats significatifs à condition de pouvoir l'implémenter. Il ne s'agit pas d'une position de principe : l'analyse de tous les problèmes de santé publique historiques – amiante, plomb, tabac, alcool – montre que le volontariat ne donne pas de résultat.
Ce n'est pas vraiment une surprise, car les responsabilités sont diluées pour au moins deux raisons ; les effets ne sont pas immédiats et ils surviennent même très longtemps après le début de l'exposition au risque ; il est pratiquement impossible d'établir une relation de cause à effet pour un individu donné car les maladies ont des causes multifactorielles. Dans ces conditions, on voit mal ce qui pourrait pousser le secteur agroalimentaire à changer ses habitudes, sans compter qu'il paraît difficile que cela puisse se faire sans une réduction globale de son chiffre d'affaires.
Quelle a été la position des pouvoirs publics ? Dans l'exemple du sel, qui est très représentatif des problèmes alimentaires auxquels nous sommes confrontés, elle a toujours la même et elle est parfaitement résumée dans une lettre qui m'avait été envoyée en 2008, au moment de mes démêlés judiciaires avec le lobby du sel, par Roselyne Bachelot, ministre de la santé à l'époque : « La réduction de la consommation en sel est un enjeu majeur de santé publique mais toute la stratégie est orientée vers une démarche volontaire des acteurs économiques de réduire la quantité de sel dans les préparations industrielles ou artisanales. » Elle est également illustrée par le plan de prévention présenté, il y a quelques mois, par le comité interministériel pour la santé, dont l'un des objectifs est d'agir sur l'excès de sel alimentaire. Il est indiqué : « En cohérence avec les États généraux de l'alimentation, il faut inciter les industriels, par des mécanismes d'autorégulation, à réduire la teneur en sel des aliments et à améliorer en complément le contenu en autres nutriments d'intérêt pour la santé. »
En conclusion, la situation peut évidemment perdurer encore longtemps, à l'image de ce qui s'est produit dans le passé. Il faut quand même rappeler les cinquante années perdues dans le cas du tabac, de l'amiante ou du plomb qui ont fait tant de victimes.