Depuis 2008, la fortune des plus riches a triplé, augmentant bien plus que la production nationale, laquelle n'a crû que de 12 %. Comme par hasard, c'est l'industrie du luxe qui profite le plus à ces ultra-riches. Les actionnaires de grands groupes du luxe trustent ainsi quatre des six premières places du classement et leurs fortunes combinées représentent le tiers de celle, cumulée, des 500 du classement. Belle performance ! Quelle part de cet argent finira dans les paradis fiscaux ? Combien de yachts, de jets, d'autres biens seront importés frauduleusement par l'intermédiaire de montages complexes ? Quelle part de cet argent finira dans la corruption et les trafics ?
La lutte contre les paradis fiscaux, au-delà de ses bienfaits évidents pour les finances de l'État et la vie des gens – à qui elle pourrait permettre de cesser enfin de se serrer inutilement la ceinture – , contribue à la lutte contre le terrorisme et contre la criminalité internationale.
Ana Gomes, eurodéputée portugaise, vice-présidente de la commission spéciale du Parlement européen sur la criminalité financière, la fraude fiscale et l'évasion fiscale, qui a rendu ses conclusions en 2017, et membre de la commission spéciale sur le terrorisme, fait clairement le lien entre paradis fiscaux, crime organisé et financement du terrorisme. La commission d'enquête parlementaire dont elle a été la vice-présidente établit de manière certaine l'hypocrisie totale de nombreux États, y compris des membres de l'Union européenne, qui, dans leurs discours, clament leur volonté de lutter contre l'évasion fiscale et contre le blanchiment et la criminalité qui lui sont associées, alors qu'en réalité ils sont extrêmement timorés – France comprise – quand il s'agit de combattre l'évasion fiscale.
On sait que, malgré les innombrables initiatives parlementaires, le verrou de Bercy n'est toujours pas levé et que des États membres de l'Union européenne eux-mêmes sont des paradis fiscaux. Curieusement, leur liste recoupe partiellement celle des pays qui n'ont pas encore adhéré au protocole contre la fabrication et le trafic illicites d'armes à feu… Le Royaume-Uni, l'Irlande, Malte, le Luxembourg, paradis fiscaux notoires, ne l'ont pas non plus ratifié ou n'y ont pas adhéré. Que ferait la France dans cette liste ?
L'absence de lutte contre l'évasion fiscale est extrêmement dangereuse pour l'Europe, et non pas seulement pour nos budgets, selon Ana Gomes. C'est un problème de sécurité publique, puisqu'il s'agit de blanchiment de capitaux et de toutes sortes de réseaux criminels, y compris ceux qui sont derrière le financement du terrorisme, comme les réseaux de trafics d'êtres humains. Combattre le blanchiment des capitaux, c'est combattre le financement du terrorisme. Permettre le blanchiment des capitaux, c'est laisser faire toutes sortes de trafics abjects et leur donner littéralement des armes en alimentant les réseaux criminels et mafieux qui permettent de s'en procurer. Du grand banditisme aux mafias en passant par le terrorisme organisé, tous se financent par cet argent sale.
Ainsi, adopter ce protocole n'est que la moindre des choses. Mais marquer les armes, réglementer le courtage, renforcer le contrôle aux frontières, créer des licences pour les exportations d'armes, toutes choses utiles et urgentes, ne résoudra qu'une partie du problème. Il faut assécher les sources de financement et d'écoulement de ces trafics en terrassant les paradis fiscaux. Pour cela, il nous faut des armes légales, donc la volonté politique d'agir : leur absence équivaut à une permission de continuer à trafiquer.
Le contrôle des exportations m'amène à un autre sujet, directement lié au précédent : les exportations totalement légales et autorisées par le ministère des armées. Le rapport au Parlement sur ce sujet nous a été remis très récemment ; je l'ai lu attentivement.
Au-delà du traité sur le commerce des armes que la France a ratifié, des critères communs pour l'exportation d'armes conventionnelles ont été définis au niveau de l'Union européenne. Il y en a huit, parmi lesquels le respect des droits de l'homme dans le pays de destination finale et le respect du droit humanitaire par ce pays, ainsi que la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales : les États membres étudient l'existence ou la probabilité d'un conflit armé entre le destinataire et un autre pays. Sur le fondement de ces critères, les États membres ne peuvent exporter des armements vers certains pays : le Venezuela, la Russie, la République démocratique du Congo, la Syrie et, évidemment, le Yémen depuis 2015.
Cependant, l'Arabie saoudite ne subit pas un tel embargo de la part de l'Union européenne. L'ONU appelle pourtant l'Arabie saoudite à mettre un terme au blocus qui empêche l'acheminement de l'aide humanitaire au Yémen, menacé par la plus grande famine de ces dernières années. Un rapport publié par l'ONU fin janvier 2016 dénonce l'usage disproportionné de la force par la coalition arabe, qui cible souvent des civils, et l'utilisation de la menace de la famine comme arme de guerre. Pourtant, la France est l'un des fournisseurs privilégiés de l'Arabie saoudite – notre deuxième client, avec 174 licences notifiées en 2017. En lui vendant des Mirage, des chars Leclerc ou des Rafale, la France s'est engagée auprès du pays à en assurer la maintenance pendant quinze à vingt-cinq ans.
Le Parlement européen a pourtant demandé en février 2016 à l'Union européenne d'appliquer un embargo sur les ventes d'armes à l'Arabie saoudite, mais la France n'a pas mis fin à son soutien militaire. Apparemment, comme il ne s'agit que du Parlement européen et non d'une décision de l'Union européenne elle-même, la France poursuit allègrement ses exportations d'armes vers l'Arabie saoudite, à en croire ce même rapport au Parlement. C'est dire la considération que le Gouvernement accorde à cette institution, pourtant la plus démocratique de l'Union européenne puisqu'elle est élue directement par le peuple.
Nous approuvons bien évidemment l'adhésion au protocole de l'ONU visant à lutter contre le trafic des armes à feu. La France doit agir pour renforcer le cadre onusien dans un esprit de coopération afin d'oeuvrer pour la paix. Mais cela ne suffira pas. Pour lutter contre tous les trafics, notamment celui des armes, il faut terrasser les paradis fiscaux. Il faut enfin que la France elle-même cesse d'autoriser l'exportation d'armes que l'on retrouvera à coup sûr dans des conflits internationaux dans lesquels les pays acheteurs se rendent coupables de très graves violations du droit international et de potentiels crimes de guerre.