Intervention de Gilles Fumey

Réunion du mercredi 27 juin 2018 à 11h00
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé :

Je suis très heureux de représenter la communauté universitaire en sciences sociales qui travaille sur l'alimentation. Nous sommes souvent écartés de ces débats, au profit des nutritionnistes et des médecins. Évidemment, leur rôle est très important, mais il est insuffisant au regard des crises alimentaires que nous vivons.

Vous aurez remarqué que les deux dernières grandes crises alimentaires ne menaçaient pas la santé publique. S'il est ennuyeux de manger du cheval lorsqu'on ne tient pas à en manger, cela n'a jamais tué personne. En revanche, le retentissement considérable de cette affaire souligne que l'alimentation est d'abord un fait social. Elle est avant tout culturelle. Nous continuons à opposer l'alimentation de nos parents, cultivant leur jardin, à l'alimentation industrielle. Mais cette opposition est dépassée car nous avons besoin de plusieurs types d'alimentation.

Regardons ce qui se passe dans le monde : 25 % des gens mangent encore assis par terre. Cette proportion va s'accroître, car il s'agit essentiellement des habitants d'Afrique et d'Inde. Comme on le fait pendant un pique-nique, ils partagent un plat collectif, mais dans des conditions corporelles particulières : dans ces pays, les gens sont assis seulement pour le principal repas de la journée.

Ensuite, 10 % de la population mondiale mange assis sur des canapés ou de petits sièges. Dans notre culture, le canapé sert à regarder un spectacle, et l'on s'y allonge souvent. Le canapé, c'est le lit des Romains. Et sur ce lit, depuis une table basse, la nourriture va être formatée pour franchir la distance entre la table et notre bouche sans salir nos vêtements. Cela explique l'apparition des loukoums, ou des feuilles de vigne farcies.

Certaines personnes mangent assises autour d'une table. Il ne vous a pas échappé que la plupart de nos tables sont rectangulaires. Qu'est-ce que cela symbolise ? Vous constaterez que cela a des conséquences considérables sur la manière de penser notre alimentation. Pour le faire deviner à mes étudiants, je les emmène à Notre-Dame de Paris et je leur demande de me désigner l'endroit où se trouve la table. L'an passé, aucun de mes vingt-cinq étudiants n'a pu me le dire… Certains ont évoqué une « caisse » en désignant l'autel. Une étudiante asiatique estimait quant à elle que c'était une tombe, peut-être parce qu'elle était allée la veille au Louvre !

C'est très intéressant car, effectivement, la tombe de Saint Denis, devenue autel, est un rappel de nos anciennes traditions : là où l'on enterrait les morts, on célébrait leur mémoire en mangeant. Aujourd'hui encore, en Géorgie et plus largement dans le Caucase, il est très fréquent de rendre visite aux morts en étalant une nappe blanche sur leur tombe et en buvant à leur santé. La nappe blanche, c'est le linceul du mort, mais également le drap dans lequel nous naissons.

Dans la civilisation occidentale, la table blanche est donc un lieu de mémoire. Ceux qui s'assoient autour font exactement ce que les religieux durant l'office – ils célèbrent la mémoire et le plaisir d'être ensemble. En grec, on appelle cela « efkharisto ». D'ailleurs, le verre à vin, c'est le calice du prêtre.

Ainsi, quand le président-directeur général de McDonald's Europe me demande pourquoi 80 % des Français sont à table à treize heures, par provocation et pour faire court, je lui réponds qu'ils célèbrent l'eucharistie ! Ils sont heureux d'être ensemble, non pas seulement pour manger, mais pour se retrouver, passer un bon moment et reprendre des forces – physiques mais également sociales et familiales. La table, c'est un lieu symbolique extrêmement fort pour l'éducation des enfants : elle s'inscrit dans le cycle de la vie.

Il faut s'en souvenir pour comprendre le mouvement vegan. Ces notions de vie et de mort sont très fortes pour les jeunes, car cette génération n'a de contact avec les animaux que par les images diffusées sur les réseaux sociaux. Elle sait que l'on prend la vie des animaux et des plantes pour vivre soi-même. De la même façon, dans la civilisation chinoise, on trouve souvent un aquarium à l'entrée des restaurants pour signifier que la vie qui s'y trouve va finir dans notre assiette quelques heures plus tard.

En Europe, comme en Chine, on a créé des gastronomies : des cuisines extrêmement sophistiquées qui constituent un plaisir presque philosophique, voire existentiel. Être à table ne permet pas seulement de satisfaire un besoin alimentaire, cela constitue aussi un fait social.

Enfin, certains mangent debout, en Europe du Nord et en Amérique du Nord. Regardez quelqu'un qui mange debout : sa nourriture est formatée pour faciliter la prise alimentaire. En effet, quand on est debout, on n'a ni assiette ni couverts, et on utilise ses mains. Les aliments sont donc présentés dans du carton ou du plastique que l'on va jeter. On mange en général seul, parfois en groupe, mais toujours rapidement car on est mobile. C'est ce que l'on appelle l'alimentation de la mobilité.

En conséquence, l'alimentation est liée aux modes de vie. Il est important de s'en souvenir pour comprendre pourquoi nous avons besoin d'alimentation « industrielle » : lorsque nous sommes dans les transports, dans des lieux où nous ne faisons que passer, où nous n'avons ni le loisir, ni le temps de nous asseoir à table, où nous n'avons personne avec qui partager un repas, nous avons besoin de cette nourriture.

Tout en restant attachés à la nourriture qu'ils partagent à table, les Français devraient accepter l'idée que leur mode de vie fait qu'ils ont besoin d'un autre type de nourriture, qu'on appelle « industrielle ». Il ne faut pas opposer gastronomie et alimentation industrielle. Pour autant, l'alimentation industrielle n'a pas amélioré notre espérance de vie, contrairement à ce que l'on entend souvent : ces années gagnées ne sont pas toujours des années en bonne santé, et c'est surtout notre système de soins et de santé qui est performant.

Nos modes de vie formatent clairement notre alimentation : pour les habitants de la « ville étalée », très liée à l'automobile, l'alimentation est principalement fournie par la grande distribution. C'est ce que Christophe Guilluy appelle la « France reléguée » : les gens communiquent essentiellement par la télévision avec la collectivité ; ils ont un nombre considérable de publicités dans leur boîte aux lettres et pensent pouvoir gagner quelques euros sur leur maigre budget en allant dans des grandes surfaces où des spécialistes du marketing réfléchissent depuis trente ans aux meilleurs moyens de leur vider les poches. Cette France reléguée est victime d'un grand prêtre : Michel-Édouard Leclerc. Il s'est arrogé un rôle qu'on ne lui a pas demandé de tenir.

Je n'ai pas besoin de Michel-Édouard Leclerc pour connaître mon pouvoir d'achat. Certes, je suis enseignant-chercheur. Mais quantité de pauvres ne l'ont pas non plus attendu pour savoir comment gérer leur argent. Or on cherche à nous faire croire que, sans la grande distribution, nous serions tous de pauvres affamés qui iraient à Versailles chasser le Roi ! Il faut comprendre cette souffrance vis-à-vis d'une alimentation perçue comme trop chère, car cela éclaire le débat sur le pouvoir d'achat.

À côté de la « France reléguée », un deuxième groupe vit l'alimentation comme un acte citoyen. Vous avez évoqué le mouvement Slow Food. Il comprend des amateurs, des gastronomes, des visionnaires, des apôtres, des militants, pour qui l'alimentation est un moyen de s'affirmer par rapport à leur environnement proche et à la collectivité. Ainsi, pour certaines personnes, choisir entre un Bourgogne et un vin du Chili est un acte militant !

Rappelons que c'est la France qui a inventé les restaurants à la fin du XVIIIe siècle : lorsque les aristocrates ont fui le pays… ou ont été guillotinés, les très nombreux cuisiniers qui travaillaient pour eux ont créé les premiers restaurants autour du Palais Royal. La France a donc fait passer la grande gastronomie royale dans le monde bourgeois. Le mot gastronomie est alors inventé et c'est Brillat-Savarin – entre autres – qui, au XIXe siècle, va penser la table bourgeoise et entretenir cette passion soudaine que les Français ont pour l'alimentation.

Nous sommes les héritiers de cette histoire et de ce mode de vie. Cela explique pourquoi les cités de la gastronomie tentent de « patrimonialiser » ce savoir, ce capital avant qu'il ne soit complètement dénaturé par l'industrie.

Vous m'avez ensuite interrogé sur la perception de l'alimentation industrielle dans un contexte où les crises sont récurrentes. Il faut bien différencier mangeurs et consommateurs. Consommer est un mot horrible : au sens étymologique du terme, il veut dire détruire. Celui qui mange n'est pas un consommateur, contrairement à celui qui achète des produits de grande distribution, n'a pas de place pour les ranger dans son réfrigérateur et les jette donc, contribuant ainsi au gaspillage.

À partir du moment où vous êtes à table et avez fait un arbitrage pour mettre dans votre corps un corps extérieur, vous n'êtes pas un consommateur. Au fond, quel est le risque de l'alimentation ? Comme le disent les anthropologues, nous sommes à la fois néophobes et néophiles. Néophiles, car nous avons besoin de la nouveauté, besoin d'aller vers l'autre – regardez des amoureux le soir de la Saint Valentin, ils se donnent la becquée et sont contents de se connaître par l'alimentation. Mais également néophobes, car nous avons peur de ce que nous mangeons, exactement comme le bébé qui n'a jamais mangé d'épinards et fera enrager sa mère, alors qu'il ne peut même pas parler, ou comme la personne âgée qui rentre en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et refuse de se nourrir. J'ai assisté à un colloque sur ce sujet la semaine dernière à Lyon. À leur entrée en EHPAD, ces personnes ont deux ans et demi d'espérance de vie. On leur parle de dénutrition, on les force à manger, mais de quel droit ?

Ces problématiques rejoignent celle de la liberté. Il est important de comprendre la perception de l'alimentation industrielle par le mangeur – et non le consommateur. Elle est assez triste… Même si toutes les entreprises ne trichent pas, cette industrie – qui est bien sûr là pour faire des profits – a tendance à tricher et doit être constamment encadrée par la loi… Pourtant, le mangeur a du mal à comprendre que les responsables de ces sociétés soient convoqués au tribunal. Votre grand-mère n'avait pas envie de tricher quand elle faisait son jardin, elle !

Quel regard les mangeurs portent-ils sur les politiques publiques en matière d'alimentation ? Ce qui s'est passé avec le Nutri-Score est très inquiétant car la corporation avait réussi à bâtir un étiquetage relativement simple et vertueux. Vous le savez très bien, l'étiquetage alimentaire s'est complexifié au fil du temps. Il est devenu illisible. Il y a dix ans, un cadre de SFR expliquait que tout était fait pour embrouiller le consommateur qui souhaitait acheter un téléphone ou souscrire un abonnement. En matière alimentaire aujourd'hui, je vous mets au défi de lire correctement une étiquette si vous n'avez pas le bac…

Les politiques publiques progressent malgré tout. L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) est une institution remarquable, mais elle travaille essentiellement avec des médecins et des nutritionnistes. Elle doit désormais intégrer des juristes.

En effet, si l'alimentation française est si bien identifiée, elle le doit au travail que notre pays a mené à la fin du XIXe siècle, au moment où les vins et les fromages commençaient à être copiés. La France a alors mis au point le système des appellations d'origine – une forme d'instrumentalisation de l'alimentation par la géographie : nous avons délimité des périmètres dans lesquels on pouvait certifier que ce qui était nommé était conforme à ce qu'on en attendait. C'est donc le droit qui nous a permis d'être pionniers. De là est également née l'idée que les produits alimentaires sont éminemment culturels – je vous épargnerai les querelles sur le vin comme alcool – vision anglo-saxonne – ou comme produit culturel, de terroir.

Les politiques publiques doivent l'intégrer : si on ne perçoit pas l'alimentation comme un produit culturel, les crises alimentaires n'en seront que plus violentes et récurrentes. Chaque crise – il s'agit très rarement d'une crise sanitaire – fait des dégâts considérables dans les filières.

Enfin, vous m'avez interrogé sur la durabilité du modèle alimentaire contemporain et les perspectives. La lutte contre le gaspillage est encourageante, mais c'est également un travail de Sisyphe. Le gaspillage est encore terrible et nous le fabriquons à notre insu. Ainsi, il y a quelques mois, je déjeunais au Sénat avec mes collègues de la Société de géographie. Nous étions quatre-vingt et écoutions avec intérêt l'ambassadeur du Japon. Tout le monde était satisfait de la manifestation, mais j'ai été particulièrement choqué que 80 % de la nourriture servie ait été jetée. Au ministère de l'agriculture, quand j'en ai parlé, on m'a répondu : « ce n'est pas notre affaire ». Mais c'est collectivement notre affaire ! Cette nourriture a été produite en France et elle a éventuellement pollué des territoires. Par ailleurs, le message transmis à tous ceux qui travaillent dans l'alimentation est négatif – tout est dévalorisé, rien n'est respecté.

Nous sommes donc allés voir les responsables du Sénat afin de plaider en faveur d'ajustements. Nous devons collectivement faire des efforts pour lutter contre le gaspillage. Certains de mes étudiants qui habitent en banlieue m'ont demandé de les aider à mieux acheter et moins gâcher : ils vont faire leurs courses en voiture au supermarché, remplissent leur coffre et quand ils arrivent devant leur réfrigérateur à la maison, ils se rendent compte qu'ils leur restent des aliments. Ils les jettent donc pour y mettre ce qu'ils viennent d'acheter !

Notre mode de vie nous pousse – jeunes comme vieux – au gaspillage. Mais notre jeunesse, consciente, commence à lutter contre cela. Ainsi, certains de mes étudiants ont développé des applications qui permettent à tous les commerçants d'un quartier de brader les aliments périssables au-delà d'une certaine heure. Les restaurateurs viennent se fournir et servent des menus du jour avec cette nourriture qui a échappé au gaspillage.

Notre modèle alimentaire peut – je dirai même doit – devenir beaucoup plus durable. Ces actions doivent être encouragées par le législateur.

J'en arrive à la très délicate question des accords commerciaux, incompréhensibles pour l'opinion publique. Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) avec le Canada et l'accord avec le MERCOSUR sont franchement dramatiques : les élevages français sont menacés par la baisse de la consommation de viande et, au même moment, des carcasses d'Amérique vont envahir le marché, au mépris de toutes les lois environnementales, enfonçant un peu plus nos paysans déjà bien mal en point.

Vous m'avez interrogé sur les pratiques de l'industrie agroalimentaire. On ne peut les évoquer sans parler de la grande distribution agroalimentaire. En France, à quelques exceptions près, l'agroalimentaire est une industrie qui fonctionne en symbiose avec la grande distribution, alors qu'elle donne l'impression de s'y opposer dans les médias. Les deux se tiennent par la barbichette !

L'industrie agroalimentaire doit comprendre que les mangeurs que nous sommes exigent la confiance. Néophobes et néophiles, nous avons besoin que l'industrie certifie que ses productions sont de qualité. En la matière, le Nutri-Score était une proposition extrêmement vertueuse : tous les produits n'auraient pas été étiquetés en vert, mais l'industrie pouvait travailler à atteindre cet objectif. Ce dispositif législatif ne visait pas à punir l'industrie, mais à la pousser à la vertu. Son rejet est donc grave.

Après cet épisode, votre principal défi va consister à retrouver et reconstruire la confiance. Il y a plus de deux mille ans, Hippocrate disait : « Nous sommes ce que nous mangeons ». Si tel est le cas, ce que nous mangeons doit nous ressembler, nous inspirer confiance, être la célébration de tous nos collectifs – familiaux, régionaux et nationaux – et être conforme à notre riche histoire. Nous devons défendre et promouvoir cette histoire. Si les États-Unis se sont remis en cause et ont beaucoup travaillé sur le terroir, le bio, etc., c'est en venant chercher l'exemple en France ! Notre message n'est pas donc seulement celui de la grande gastronomie.

Il vous a peut-être frappé que, dans la plupart des grandes villes du monde, on ne trouve jamais de restaurants français, sauf des restaurants gastronomiques dans les grands hôtels. On trouve des restaurants chinois ou italiens, mais pas de restaurant français. Pourquoi ? Parce que notre cuisine est régionale. Notre table est une vraie carte de géographie ! Cela s'applique aussi bien aux spécialités qu'aux fromages : cantal, auvergne, comté, beaufort, roquefort sont toponymiques et racontent notre histoire régionale.

Dans le monde entier, l'alimentation peut soutenir nos régions. Inspirons nous du récent renouveau de la baguette, produit alimentaire que nous exportons le mieux – je ne connais pas de stations de métro à Tokyo sans boulangerie française !

Nous n'exportons pas notre cuisine mais les produits issus de quatre aliments fermentés – la fermentation accroît la durée de vie d'un produit : le vin, le fromage, la charcuterie et le pain. Ces quatre produits sont à la base de ce que les Américains appellent le snacking. Cette alimentation nomade est parfaitement adaptée à notre mode de vie, pour peu que nous fassions attention à la protéger et que nous prenions conscience que la France a un très beau rôle à jouer dans la culture alimentaire mondiale.

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