Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Réunion du mercredi 27 juin 2018 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • alimentaire
  • alimentation
  • nourriture
  • peur
  • restaurant
  • table
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  France Insoumise    En Marche  

La réunion

Source

La séance est ouverte à onze heures cinq.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, nous recevons M. Gilles Fumey, géographe, professeur à l'Université Paris IV Sorbonne. Il intervient notamment au sein de l'Institut des sciences de la communication de la Sorbonne et préside l'association du Festival international de géographie de Saint-Dié-des Vosges. Il serait trop long de citer toutes ses activités ; on retiendra cependant son blog spécialisé pour Libération.

Le professeur Fumey a principalement consacré ses travaux à l'alimentation et à la dimension culturelle des pratiques alimentaires des différentes régions du monde, véritable « géopolitique de l'alimentation ». Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de compter parmi ses nombreux livres un « Atlas mondial des cuisines et gastronomies » et un ouvrage intitulé « Manger local, manger global, l'alimentation géographique ».

Vous vous êtes aussi intéressé aux crises et aux grandes controverses alimentaires. Cette thématique rejoint sur bien des points celle de la commission d'enquête, qui s'intéresse à l'alimentation industrielle, et donc aux aliments transformés, voire ultra-transformés.

Vous avez manifesté de l'intérêt envers le mouvement Slow Food, né en Italie, qui défend la reconquête des cuisines nationales – et même locales – contre l'industrie agroalimentaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette tendance qui semble dépasser le simple effet de mode ? Comment peut-elle se concilier avec d'autres tendances, comme la progression de la demande de produits bio ou celle du nombre des flexitariens qui décident de réduire leur consommation de viande ?

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

M. Gilles Fumey prête serment.

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Je suis très heureux de représenter la communauté universitaire en sciences sociales qui travaille sur l'alimentation. Nous sommes souvent écartés de ces débats, au profit des nutritionnistes et des médecins. Évidemment, leur rôle est très important, mais il est insuffisant au regard des crises alimentaires que nous vivons.

Vous aurez remarqué que les deux dernières grandes crises alimentaires ne menaçaient pas la santé publique. S'il est ennuyeux de manger du cheval lorsqu'on ne tient pas à en manger, cela n'a jamais tué personne. En revanche, le retentissement considérable de cette affaire souligne que l'alimentation est d'abord un fait social. Elle est avant tout culturelle. Nous continuons à opposer l'alimentation de nos parents, cultivant leur jardin, à l'alimentation industrielle. Mais cette opposition est dépassée car nous avons besoin de plusieurs types d'alimentation.

Regardons ce qui se passe dans le monde : 25 % des gens mangent encore assis par terre. Cette proportion va s'accroître, car il s'agit essentiellement des habitants d'Afrique et d'Inde. Comme on le fait pendant un pique-nique, ils partagent un plat collectif, mais dans des conditions corporelles particulières : dans ces pays, les gens sont assis seulement pour le principal repas de la journée.

Ensuite, 10 % de la population mondiale mange assis sur des canapés ou de petits sièges. Dans notre culture, le canapé sert à regarder un spectacle, et l'on s'y allonge souvent. Le canapé, c'est le lit des Romains. Et sur ce lit, depuis une table basse, la nourriture va être formatée pour franchir la distance entre la table et notre bouche sans salir nos vêtements. Cela explique l'apparition des loukoums, ou des feuilles de vigne farcies.

Certaines personnes mangent assises autour d'une table. Il ne vous a pas échappé que la plupart de nos tables sont rectangulaires. Qu'est-ce que cela symbolise ? Vous constaterez que cela a des conséquences considérables sur la manière de penser notre alimentation. Pour le faire deviner à mes étudiants, je les emmène à Notre-Dame de Paris et je leur demande de me désigner l'endroit où se trouve la table. L'an passé, aucun de mes vingt-cinq étudiants n'a pu me le dire… Certains ont évoqué une « caisse » en désignant l'autel. Une étudiante asiatique estimait quant à elle que c'était une tombe, peut-être parce qu'elle était allée la veille au Louvre !

C'est très intéressant car, effectivement, la tombe de Saint Denis, devenue autel, est un rappel de nos anciennes traditions : là où l'on enterrait les morts, on célébrait leur mémoire en mangeant. Aujourd'hui encore, en Géorgie et plus largement dans le Caucase, il est très fréquent de rendre visite aux morts en étalant une nappe blanche sur leur tombe et en buvant à leur santé. La nappe blanche, c'est le linceul du mort, mais également le drap dans lequel nous naissons.

Dans la civilisation occidentale, la table blanche est donc un lieu de mémoire. Ceux qui s'assoient autour font exactement ce que les religieux durant l'office – ils célèbrent la mémoire et le plaisir d'être ensemble. En grec, on appelle cela « efkharisto ». D'ailleurs, le verre à vin, c'est le calice du prêtre.

Ainsi, quand le président-directeur général de McDonald's Europe me demande pourquoi 80 % des Français sont à table à treize heures, par provocation et pour faire court, je lui réponds qu'ils célèbrent l'eucharistie ! Ils sont heureux d'être ensemble, non pas seulement pour manger, mais pour se retrouver, passer un bon moment et reprendre des forces – physiques mais également sociales et familiales. La table, c'est un lieu symbolique extrêmement fort pour l'éducation des enfants : elle s'inscrit dans le cycle de la vie.

Il faut s'en souvenir pour comprendre le mouvement vegan. Ces notions de vie et de mort sont très fortes pour les jeunes, car cette génération n'a de contact avec les animaux que par les images diffusées sur les réseaux sociaux. Elle sait que l'on prend la vie des animaux et des plantes pour vivre soi-même. De la même façon, dans la civilisation chinoise, on trouve souvent un aquarium à l'entrée des restaurants pour signifier que la vie qui s'y trouve va finir dans notre assiette quelques heures plus tard.

En Europe, comme en Chine, on a créé des gastronomies : des cuisines extrêmement sophistiquées qui constituent un plaisir presque philosophique, voire existentiel. Être à table ne permet pas seulement de satisfaire un besoin alimentaire, cela constitue aussi un fait social.

Enfin, certains mangent debout, en Europe du Nord et en Amérique du Nord. Regardez quelqu'un qui mange debout : sa nourriture est formatée pour faciliter la prise alimentaire. En effet, quand on est debout, on n'a ni assiette ni couverts, et on utilise ses mains. Les aliments sont donc présentés dans du carton ou du plastique que l'on va jeter. On mange en général seul, parfois en groupe, mais toujours rapidement car on est mobile. C'est ce que l'on appelle l'alimentation de la mobilité.

En conséquence, l'alimentation est liée aux modes de vie. Il est important de s'en souvenir pour comprendre pourquoi nous avons besoin d'alimentation « industrielle » : lorsque nous sommes dans les transports, dans des lieux où nous ne faisons que passer, où nous n'avons ni le loisir, ni le temps de nous asseoir à table, où nous n'avons personne avec qui partager un repas, nous avons besoin de cette nourriture.

Tout en restant attachés à la nourriture qu'ils partagent à table, les Français devraient accepter l'idée que leur mode de vie fait qu'ils ont besoin d'un autre type de nourriture, qu'on appelle « industrielle ». Il ne faut pas opposer gastronomie et alimentation industrielle. Pour autant, l'alimentation industrielle n'a pas amélioré notre espérance de vie, contrairement à ce que l'on entend souvent : ces années gagnées ne sont pas toujours des années en bonne santé, et c'est surtout notre système de soins et de santé qui est performant.

Nos modes de vie formatent clairement notre alimentation : pour les habitants de la « ville étalée », très liée à l'automobile, l'alimentation est principalement fournie par la grande distribution. C'est ce que Christophe Guilluy appelle la « France reléguée » : les gens communiquent essentiellement par la télévision avec la collectivité ; ils ont un nombre considérable de publicités dans leur boîte aux lettres et pensent pouvoir gagner quelques euros sur leur maigre budget en allant dans des grandes surfaces où des spécialistes du marketing réfléchissent depuis trente ans aux meilleurs moyens de leur vider les poches. Cette France reléguée est victime d'un grand prêtre : Michel-Édouard Leclerc. Il s'est arrogé un rôle qu'on ne lui a pas demandé de tenir.

Je n'ai pas besoin de Michel-Édouard Leclerc pour connaître mon pouvoir d'achat. Certes, je suis enseignant-chercheur. Mais quantité de pauvres ne l'ont pas non plus attendu pour savoir comment gérer leur argent. Or on cherche à nous faire croire que, sans la grande distribution, nous serions tous de pauvres affamés qui iraient à Versailles chasser le Roi ! Il faut comprendre cette souffrance vis-à-vis d'une alimentation perçue comme trop chère, car cela éclaire le débat sur le pouvoir d'achat.

À côté de la « France reléguée », un deuxième groupe vit l'alimentation comme un acte citoyen. Vous avez évoqué le mouvement Slow Food. Il comprend des amateurs, des gastronomes, des visionnaires, des apôtres, des militants, pour qui l'alimentation est un moyen de s'affirmer par rapport à leur environnement proche et à la collectivité. Ainsi, pour certaines personnes, choisir entre un Bourgogne et un vin du Chili est un acte militant !

Rappelons que c'est la France qui a inventé les restaurants à la fin du XVIIIe siècle : lorsque les aristocrates ont fui le pays… ou ont été guillotinés, les très nombreux cuisiniers qui travaillaient pour eux ont créé les premiers restaurants autour du Palais Royal. La France a donc fait passer la grande gastronomie royale dans le monde bourgeois. Le mot gastronomie est alors inventé et c'est Brillat-Savarin – entre autres – qui, au XIXe siècle, va penser la table bourgeoise et entretenir cette passion soudaine que les Français ont pour l'alimentation.

Nous sommes les héritiers de cette histoire et de ce mode de vie. Cela explique pourquoi les cités de la gastronomie tentent de « patrimonialiser » ce savoir, ce capital avant qu'il ne soit complètement dénaturé par l'industrie.

Vous m'avez ensuite interrogé sur la perception de l'alimentation industrielle dans un contexte où les crises sont récurrentes. Il faut bien différencier mangeurs et consommateurs. Consommer est un mot horrible : au sens étymologique du terme, il veut dire détruire. Celui qui mange n'est pas un consommateur, contrairement à celui qui achète des produits de grande distribution, n'a pas de place pour les ranger dans son réfrigérateur et les jette donc, contribuant ainsi au gaspillage.

À partir du moment où vous êtes à table et avez fait un arbitrage pour mettre dans votre corps un corps extérieur, vous n'êtes pas un consommateur. Au fond, quel est le risque de l'alimentation ? Comme le disent les anthropologues, nous sommes à la fois néophobes et néophiles. Néophiles, car nous avons besoin de la nouveauté, besoin d'aller vers l'autre – regardez des amoureux le soir de la Saint Valentin, ils se donnent la becquée et sont contents de se connaître par l'alimentation. Mais également néophobes, car nous avons peur de ce que nous mangeons, exactement comme le bébé qui n'a jamais mangé d'épinards et fera enrager sa mère, alors qu'il ne peut même pas parler, ou comme la personne âgée qui rentre en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et refuse de se nourrir. J'ai assisté à un colloque sur ce sujet la semaine dernière à Lyon. À leur entrée en EHPAD, ces personnes ont deux ans et demi d'espérance de vie. On leur parle de dénutrition, on les force à manger, mais de quel droit ?

Ces problématiques rejoignent celle de la liberté. Il est important de comprendre la perception de l'alimentation industrielle par le mangeur – et non le consommateur. Elle est assez triste… Même si toutes les entreprises ne trichent pas, cette industrie – qui est bien sûr là pour faire des profits – a tendance à tricher et doit être constamment encadrée par la loi… Pourtant, le mangeur a du mal à comprendre que les responsables de ces sociétés soient convoqués au tribunal. Votre grand-mère n'avait pas envie de tricher quand elle faisait son jardin, elle !

Quel regard les mangeurs portent-ils sur les politiques publiques en matière d'alimentation ? Ce qui s'est passé avec le Nutri-Score est très inquiétant car la corporation avait réussi à bâtir un étiquetage relativement simple et vertueux. Vous le savez très bien, l'étiquetage alimentaire s'est complexifié au fil du temps. Il est devenu illisible. Il y a dix ans, un cadre de SFR expliquait que tout était fait pour embrouiller le consommateur qui souhaitait acheter un téléphone ou souscrire un abonnement. En matière alimentaire aujourd'hui, je vous mets au défi de lire correctement une étiquette si vous n'avez pas le bac…

Les politiques publiques progressent malgré tout. L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) est une institution remarquable, mais elle travaille essentiellement avec des médecins et des nutritionnistes. Elle doit désormais intégrer des juristes.

En effet, si l'alimentation française est si bien identifiée, elle le doit au travail que notre pays a mené à la fin du XIXe siècle, au moment où les vins et les fromages commençaient à être copiés. La France a alors mis au point le système des appellations d'origine – une forme d'instrumentalisation de l'alimentation par la géographie : nous avons délimité des périmètres dans lesquels on pouvait certifier que ce qui était nommé était conforme à ce qu'on en attendait. C'est donc le droit qui nous a permis d'être pionniers. De là est également née l'idée que les produits alimentaires sont éminemment culturels – je vous épargnerai les querelles sur le vin comme alcool – vision anglo-saxonne – ou comme produit culturel, de terroir.

Les politiques publiques doivent l'intégrer : si on ne perçoit pas l'alimentation comme un produit culturel, les crises alimentaires n'en seront que plus violentes et récurrentes. Chaque crise – il s'agit très rarement d'une crise sanitaire – fait des dégâts considérables dans les filières.

Enfin, vous m'avez interrogé sur la durabilité du modèle alimentaire contemporain et les perspectives. La lutte contre le gaspillage est encourageante, mais c'est également un travail de Sisyphe. Le gaspillage est encore terrible et nous le fabriquons à notre insu. Ainsi, il y a quelques mois, je déjeunais au Sénat avec mes collègues de la Société de géographie. Nous étions quatre-vingt et écoutions avec intérêt l'ambassadeur du Japon. Tout le monde était satisfait de la manifestation, mais j'ai été particulièrement choqué que 80 % de la nourriture servie ait été jetée. Au ministère de l'agriculture, quand j'en ai parlé, on m'a répondu : « ce n'est pas notre affaire ». Mais c'est collectivement notre affaire ! Cette nourriture a été produite en France et elle a éventuellement pollué des territoires. Par ailleurs, le message transmis à tous ceux qui travaillent dans l'alimentation est négatif – tout est dévalorisé, rien n'est respecté.

Nous sommes donc allés voir les responsables du Sénat afin de plaider en faveur d'ajustements. Nous devons collectivement faire des efforts pour lutter contre le gaspillage. Certains de mes étudiants qui habitent en banlieue m'ont demandé de les aider à mieux acheter et moins gâcher : ils vont faire leurs courses en voiture au supermarché, remplissent leur coffre et quand ils arrivent devant leur réfrigérateur à la maison, ils se rendent compte qu'ils leur restent des aliments. Ils les jettent donc pour y mettre ce qu'ils viennent d'acheter !

Notre mode de vie nous pousse – jeunes comme vieux – au gaspillage. Mais notre jeunesse, consciente, commence à lutter contre cela. Ainsi, certains de mes étudiants ont développé des applications qui permettent à tous les commerçants d'un quartier de brader les aliments périssables au-delà d'une certaine heure. Les restaurateurs viennent se fournir et servent des menus du jour avec cette nourriture qui a échappé au gaspillage.

Notre modèle alimentaire peut – je dirai même doit – devenir beaucoup plus durable. Ces actions doivent être encouragées par le législateur.

J'en arrive à la très délicate question des accords commerciaux, incompréhensibles pour l'opinion publique. Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) avec le Canada et l'accord avec le MERCOSUR sont franchement dramatiques : les élevages français sont menacés par la baisse de la consommation de viande et, au même moment, des carcasses d'Amérique vont envahir le marché, au mépris de toutes les lois environnementales, enfonçant un peu plus nos paysans déjà bien mal en point.

Vous m'avez interrogé sur les pratiques de l'industrie agroalimentaire. On ne peut les évoquer sans parler de la grande distribution agroalimentaire. En France, à quelques exceptions près, l'agroalimentaire est une industrie qui fonctionne en symbiose avec la grande distribution, alors qu'elle donne l'impression de s'y opposer dans les médias. Les deux se tiennent par la barbichette !

L'industrie agroalimentaire doit comprendre que les mangeurs que nous sommes exigent la confiance. Néophobes et néophiles, nous avons besoin que l'industrie certifie que ses productions sont de qualité. En la matière, le Nutri-Score était une proposition extrêmement vertueuse : tous les produits n'auraient pas été étiquetés en vert, mais l'industrie pouvait travailler à atteindre cet objectif. Ce dispositif législatif ne visait pas à punir l'industrie, mais à la pousser à la vertu. Son rejet est donc grave.

Après cet épisode, votre principal défi va consister à retrouver et reconstruire la confiance. Il y a plus de deux mille ans, Hippocrate disait : « Nous sommes ce que nous mangeons ». Si tel est le cas, ce que nous mangeons doit nous ressembler, nous inspirer confiance, être la célébration de tous nos collectifs – familiaux, régionaux et nationaux – et être conforme à notre riche histoire. Nous devons défendre et promouvoir cette histoire. Si les États-Unis se sont remis en cause et ont beaucoup travaillé sur le terroir, le bio, etc., c'est en venant chercher l'exemple en France ! Notre message n'est pas donc seulement celui de la grande gastronomie.

Il vous a peut-être frappé que, dans la plupart des grandes villes du monde, on ne trouve jamais de restaurants français, sauf des restaurants gastronomiques dans les grands hôtels. On trouve des restaurants chinois ou italiens, mais pas de restaurant français. Pourquoi ? Parce que notre cuisine est régionale. Notre table est une vraie carte de géographie ! Cela s'applique aussi bien aux spécialités qu'aux fromages : cantal, auvergne, comté, beaufort, roquefort sont toponymiques et racontent notre histoire régionale.

Dans le monde entier, l'alimentation peut soutenir nos régions. Inspirons nous du récent renouveau de la baguette, produit alimentaire que nous exportons le mieux – je ne connais pas de stations de métro à Tokyo sans boulangerie française !

Nous n'exportons pas notre cuisine mais les produits issus de quatre aliments fermentés – la fermentation accroît la durée de vie d'un produit : le vin, le fromage, la charcuterie et le pain. Ces quatre produits sont à la base de ce que les Américains appellent le snacking. Cette alimentation nomade est parfaitement adaptée à notre mode de vie, pour peu que nous fassions attention à la protéger et que nous prenions conscience que la France a un très beau rôle à jouer dans la culture alimentaire mondiale.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour cet intéressant éclairage des sciences sociales. Vous avez évoqué des pratiques culturelles de consommation alimentaire géographiquement marquées. Ces pratiques évoluent très rapidement. Comment l'expliquez-vous ? Dans ce contexte, comment l'alimentation industrielle a-t-elle été aussi rapidement acceptée ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Ce sont nos modes de vie qui formatent notre manière de manger. Si vous êtes une jeune maman, que vous travaillez, que votre mari ne fait pas la cuisine et que vous voulez quand même donner une nourriture variée à vos enfants, vous irez chez Picard et achèterez des aliments industriels. Mais, le dimanche, vous irez au marché et ferez de vos invitations à la maison une offrande sociale. Je l'explique ainsi à mes étudiants pour les faire sourire : quand on fait un barbecue, on reproduit l'attitude très archaïque de l'homme de Cro-Magnon, puisque monsieur s'occupe de la viande et madame s'occupe du reste.

Nos modes de vie et nos techniques fabriquent notre rapport à l'alimentation, sans parler des évolutions induites par les smartphones. Ainsi, par beau temps, j'ai pu constater que la place du Panthéon est devenue un gigantesque restaurant : les étudiants s'installent partout, il y a du plastique, du carton, des plats pas chers – même le Picard du quartier a installé une petite salle et un micro-ondes pour réchauffer les produits achetés en magasin ! L'évolution de nos modes de vie est donc considérable. Elle va transformer notre accès à l'alimentation.

En outre, dans quelques années, nos smartphones nous feront des propositions en fonction des recommandations de notre diététicien, des informations qu'ils auront enregistrées et de ce que nous aurons mangé la veille. La personnalisation de l'offre fera d'énormes progrès et les distorsions accrues entre l'« alimentation contrainte » de la semaine – hors du domicile ou « cuisine corvée » à la maison – et l'« alimentation loisir » du dimanche.

Dans ce contexte, les jardins partagés ou les jardins en toiture ne sont pas complètement ridicules, même s'ils ne suffiront pas à nous nourrir. Comme truchement éducatif, ils sont utiles pour sensibiliser les jeunes et les enfants, en grande majorité urbains, et leur rappeler que ce qu'ils mangent vient de la terre et de l'eau.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez raison. Nos modes de vie nous contraignent à utiliser cette nourriture industrielle. Pourtant, elle est sévèrement mise en cause, notamment pour sa piètre qualité nutritionnelle, mais également en raison de son rôle dans l'émergence de pathologies chroniques.

Quel est votre avis sur les politiques publiques menées pour limiter les effets délétères de cette nourriture – notamment dans le cadre du Plan national nutrition santé (PNNS) ? Si on ne peut y échapper, elle ne doit pour autant pas nous rendre malade. Quelles seraient vos recommandations ? L'engagement volontaire des industriels sera-t-il suffisant ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

La question de l'engagement volontaire est extrêmement importante. On y pense depuis 1714 : Mandeville, dans sa Fable des abeilles, défendait déjà l'idée que la richesse va ruisseler depuis les riches. On a suffisamment de recul pour se rendre compte que ce n'est pas toujours le cas. J'ai été frappé de constater, et les médias aussi – je suis chercheur à l'Institut des sciences de la communication –, que les sénateurs ont complètement vidé, au nom de ce principe, la loi que vous avez adoptée en première lecture : vous aviez alors prévu quelque chose d'un peu contraignant. Sans appareil législatif, l'industrie et la grande distribution sont tentées par le profit – je crois qu'il n'y a pas besoin de faire un dessin… On a bien vu qu'il faut constamment encadrer la production et la distribution, et que l'on doit donc passer par la loi. Vos choix étaient donc, à mon avis, ceux qu'il fallait faire. Après l'intervention du Sénat, on a l'impression que le seul secteur dans lequel M. Macron ne fera pas ce qu'il a dit est l'alimentation : presque toute la loi a été vidée de son sens. J'ai vu hier qu'un sénateur s'est appuyé sur l'ANSES, mais on sait très bien qu'il y a aussi des conflits au sein de la communauté scientifique sur la nocivité de tel ou tel produit.

Je pense que nous avons suffisamment de recul en ce qui concerne l'effet délétère de l'alimentation industrielle : il est très clair que les maladies dites « de civilisation », en particulier neurodégénératives, progressent largement parce qu'elles sont corrélées à ce type d'alimentation. On observe aux États-Unis des comportements et des types de maladies liés à une alimentation très différente de celle de la Crète ou du Japon.

Le travail que vous avez fait est aussi précieux que celui qui a été réalisé au début du XXe siècle, lorsque l'on a inventé les appellations d'origine contrôlée (AOC) : cela permet non seulement de fixer un cadre, mais aussi d'incarner un projet. Pourquoi la jeunesse d'aujourd'hui est-elle aussi radicale dans ses choix alimentaires ? Quel parent dira en effet, en voyant son enfant devenir vegan, que cela ne pose pas de problème ? La moitié de mes étudiants sont végétariens et 20 % sont vegan. Quand on discute avec eux, on voit que c'est une forme de radicalité qui tient lieu de message : ils attendent, en fait, que nous les aidions à fabriquer une alimentation de meilleure qualité. Leur grand-oncle, leur grand-père ou leur voisin ont Alzheimer, Parkinson ou d'autres maladies qui n'affectaient pas les générations précédentes. Il y a une véritable attente, et le discours de M. Macron à Rungis représente un formidable espoir : on a senti un changement générationnel, on s'est dit qu'il y avait enfin quelqu'un qui comprenait ces enjeux, mais on voit que ce n'est absolument pas le cas au Sénat.

Le ministère de l'agriculture est, à notre avis, beaucoup trop cogéré avec les syndicats, en particulier l'un d'entre eux qui ne représente pourtant que 50 % des voix des agriculteurs. On sait très bien ce qu'est la cogestion au sein de l'Éducation nationale… La majorité connaît un formidable succès avec M. Blanquer, qui a gagné une première manche en ce qui concerne la réforme du bac. Nous attendons aussi un Jean-Michel Blanquer dans le domaine de l'alimentation, c'est-à-dire un ministre visionnaire, doté d'une véritable autorité, qui n'est pas soumis à des lobbies et ne pense pas que les industriels et les syndicats feront ce qu'ils peuvent.

Le glyphosate est comme le carbone et le diesel : cela appartient à l'ancien monde. L'avenir ne se trouve pas du côté des firmes qui se vendent les unes aux autres pour échapper à des procès. Je crois que vous avez bien compris la manoeuvre qui a eu lieu entre Monsanto et Bayer. L'avenir est dans la prise en main de notre alimentation par des systèmes citoyens, comme les associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP), dans le bio et dans tout ce qui émane de collectifs. Je voudrais également souligner que le regard sur l'alimentation et les exigences changent à mesure que les femmes prennent des responsabilités dans les associations et les collectivités.

Je rends hommage à ce que vous avez fait en première lecture dans le cadre de la loi sur l'alimentation, et nous vous supplions vraiment de continuer – je m'exprime au nom de la communauté des chercheurs, qui est quasiment unanime sur ce sujet. Dans le champ des sciences sociales, une grande majorité est en effet complètement libre – j'ai pour ma part refusé d'entrer à la Fondation Nestlé, qui donne des chèques. L'intérêt que nous défendons n'est pas le nôtre, mais celui de tous nos concitoyens.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous nous dites que notre modèle alimentaire correspond à un choix politique et qu'il faut se diriger vers des alternatives. Vous en avez évoqué quelques-unes, comme les AMAP. Selon vous, quelles sont les alternatives les plus prometteuses pour retrouver du sens ? Y a-t-il des outils publics à développer ? Je reviendrai ensuite sur la thématique de l'éducation que vous avez abordée.

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Il existe un levier extrêmement facile à manier, qui est la restauration collective, en particulier dans les écoles. Plusieurs communes, petites et grandes, ont réussi à faire des cantines bio à 100 % et il faut étudier comment ça s'est passé. C'est vrai que c'est compliqué et que l'affaire est complètement politique, mais ça marche : cela ne coûte pas plus cher et il n'y a pas de gaspillage. Je suis allé manger incognito dans la commune de Mouans-Sartoux, où j'ai quasiment eu le dernier plateau, et j'ai pu constater de mes propres yeux que ce que l'on jette à l'issue d'un service d'environ 880 repas représente moins d'un kilo ! Il y a un véritable savoir-faire dans certaines communes. On peut mettre en valeur ce capital considérable pour aider les autres communes à devenir progressivement vertueuses.

On peut faire de même dans les EHPAD, les maisons de retraite et les hôpitaux : la plupart du temps, la nourriture n'y est pas considérée comme quelque chose qui va aider à aller mieux – elle conduit plutôt à enfoncer les gens dans la solitude. Des expériences extraordinaires sont conduites dans certaines structures : on pourrait très facilement les encourager et les médiatiser de manière à susciter de l'espoir.

Je pense enfin, probablement parce que je suis un géographe, mais aussi parce que c'est l'acide désoxyribonucléique (ADN) de l'alimentation française, qui est régionale, que les circuits courts doivent être encouragés. Il faut multiplier les structures afin que la majorité de nos concitoyens aient accès à une nourriture de qualité. Vous savez qu'une carte des déserts alimentaires a circulé pendant une dizaine d'années aux États-Unis – nous avons même failli la reproduire dans notre Atlas de l'alimentation. Elle faisait apparaître toutes les parties du pays où la population n'avait pas accès à de l'alimentation fraîche, y compris une simple salade, à une distance de moins de 45 kilomètres, ce qui représentait à peu près un tiers des États-Unis. C'est terminé parce que des efforts considérables ont été réalisés. Même dans le trou le plus perdu du Nevada, on trouve des produits frais, et c'est le fruit d'initiatives citoyennes. Les AMAP, qui sont arrivées en France à la fin des années 1990, sont nées au Japon à la fin des années 1950 lorsque des mères de famille ont constaté que la nourriture donnée aux enfants était contaminée par du mercure après la catastrophe de Minamata. Des femmes ont alors décidé de « sourcer » leur alimentation. Ce que l'on appelait alors des teikei a ensuite migré aux États-Unis avant d'arriver en Europe. Elles y ont trouvé un bon accueil, particulièrement en France où le rapport au territoire existe depuis très longtemps : cela correspond à une réalité extrêmement puissante.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez évoqué la restauration collective, notamment dans les écoles. Cela m'amène à la question que je voulais vous poser sur la place et le rôle de l'éducation à l'alimentation. Faut-il réapprendre à nos enfants à se nourrir ? Quel devrait être le rôle de l'Éducation nationale, de manière générale, au-delà du repas du midi à la cantine ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Je suis très heureux que vous me posiez cette question, car c'est vraiment une tarte à la crème. J'ai enquêté en Suisse, où les élèves suivent des cours de cuisine dans chaque école : on voit que l'alimentation industrielle est générale. Pardonnez-moi si je m'exprime avec maladresse, mais je ne pense pas que l'on puisse changer le « logiciel » d'un enfant dont les parents laissent la télévision allumée toute la journée en lui donnant des cours de cuisine à l'école. Lorsque le réfrigérateur est rempli de produits achetés le samedi dans la grande distribution et que les parents sont absents au moment où l'enfant rentre de l'école, celui-ci n'aura pas le choix. Il y a toujours des enfants intéressés par l'alimentation, comme il y en a qui aiment le foot ! Il ne faut donc pas négliger cet aspect, mais je pense que ce n'est pas la peine de systématiser un enseignement. En revanche, on peut insister sur la valeur de l'alimentation dans les cours de sciences de la vie et de la terre. Le fond de cette affaire est culturel, bien sûr, mais qu'est-ce que la culture ? C'est notre rapport au monde, c'est l'avenir. On peut aider les jeunes – ce que je fais en formant des professeurs d'histoire-géographie – en leur faisant entendre un autre discours que celui-ci qui vaut peut-être chez eux. Dimanche dernier, lors d'un baptême à Paris, où les parents avaient utilisé, par paresse, des assiettes en carton et des couverts en plastique pour 40 personnes – cela représentait deux énormes sacs-poubelles à la fin de la journée –, j'ai été stupéfait d'entendre une petite fille de 7 ans dire à ses parents que, pour le baptême du plus petit, il faudrait cette fois « zéro déchet ». Elle m'a dit qu'elle avait entendu ça à l'école. Je crois qu'il y a une vraie sensibilisation à faire, mais sans aller jusqu'à donner des cours de cuisine.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma question ne portait pas tant sur des cours de cuisine que sur le fait d'apprendre à reconnaître une nourriture saine et locale, ayant toutes les qualités nécessaires.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avant de donner des cours de cuisine, il faudrait peut-être commencer par rappeler comment les aliments poussent : les enfants ont perdu le lien avec la terre, alors que c'est extrêmement important. C'est là aussi que le bât blesse.

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

On dit souvent que les jardins partagés et l'idée de manger ce qui pousse sur les toits sont complètement ridicules. Il est vrai que l'on ne pourra pas manger uniquement des choux produits sur les toits, mais cela permet de sensibiliser les enfants et les jeunes à un lien qu'ils n'ont pas l'occasion d'expérimenter : nous vivons, pour une très grande majorité d'entre nous, dans une civilisation urbaine. Il faut un truchement éducatif pour rappeler aux enfants que ce qu'ils mangent vient de la terre et de l'eau.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci pour vos explications, car elles sont très instructives. La façon dont on s'installe à table est notamment très révélatrice.

Avec la mondialisation de l'alimentation et son industrialisation, qui occupe une place dominante dans la société, on va vers une nourriture de plus en plus standardisée. Peut-on encore se dire que l'uniformisation va cesser et que l'on reviendra à une alimentation correspondant davantage à notre culture ? Beaucoup de restaurants de toute sorte ouvrent partout, et l'on trouve tous les types de nourriture dans les supermarchés, y compris d'origine asiatique, alors que ce n'était pas le cas auparavant – c'est un phénomène relativement récent. Nous y perdons un peu de notre identité culturelle, même s'il y a chez nous beaucoup de gens qui viennent de pays étrangers et qui veulent retrouver des produits de chez eux. Quelles sont les perspectives ? Comment pourrait-on faire machine arrière ?

Pour ma part, je ne parlerais pas de « circuits courts », mais de « circuits locaux » : une banane venant de Martinique peut faire partie d'un circuit « court » s'il n'y a qu'un seul intermédiaire. Un circuit « local » implique, en revanche, que l'on mange vraiment des produits de proximité. En tant qu'expert, avez-vous le sentiment que cela peut conduire à un changement profond ? Cela contribuera-t-il à changer notre façon de consommer ?

En tant qu'habitants du Nord de l'Europe, nous sommes beaucoup plus sensibles à l'alimentation du « mange-debout », si je puis dire, que les gens des pays du Sud. Pouvez-vous revenir sur cette question ? On a l'impression qu'il n'y a pas la même montée du fast-food de mauvaise qualité dans les pays africains ou asiatiques. Comment expliquer que nous soyons beaucoup plus sensibles à ce type de nourriture ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

La mondialisation n'est plus le sujet. On pensait, il y a quinze ans, que nous allions être frappés par une lame de fond à cause de ces restaurants dont Charlie Chaplin avait établi le prototype dans les Temps modernes : on y voit un type servi par un robot dans une cantine, jusqu'au moment où tout finit par se déglinguer et terminer en eau de boudin. L'alimentation mondialisée a une forte visibilité, car elle est relativement concentrée, mais il y a moins de restaurants américains de fast-food que de restaurants asiatiques en France. Les restaurants chinois ou thaïlandais, qui sont familiaux, ne sont pas concentrés et ils ne donnent pas de chiffres : ils ne sont donc pas visibles au niveau statistique. Il faut également rappeler que McDonald's ne communique que sur les ouvertures de restaurants et pas sur les fermetures. J'ai pu le constater quand un restaurant de cette enseigne a fermé à Carcassonne, il y a quelques années.

Quelles sont les perspectives ? Il y a bien sûr des entreprises très puissantes qui vont coloniser les grands centres touristiques, les endroits où l'on trouve des moyens de transport, mais elles ne sont pas menaçantes au-delà. Vous avez évoqué la grande distribution, mais il ne vous a pas échappé qu'elle est en difficulté, notamment les hypermarchés. À partir du moment où l'on entre dans une AMAP, on ne va quasiment plus dans les supérettes et l'on n'achète plus certains produits. Quand on fait ses courses dans une grande surface, on finit par avoir dans son panier 30 % de produits que l'on n'avait pas prévu d'acheter. Avec l'aide du mouvement de patrimonialisation, la mondialisation est vraiment devenue un sujet du passé.

Du fait de la montée de l'Asie, il y a une certaine « asiatisation » de notre alimentation. On va plus facilement dans des restaurants japonais, chinois, thaïlandais ou coréens que nos parents et nos grands-parents. On y trouve peut-être aussi une alimentation industrielle : la sauce soja du restaurant chinois est certes cuisinée par une petite famille bien sympathique, mais elle est quelque part industrielle. Il va falloir travailler sur cette question. Il y a des forces très puissantes à l'oeuvre.

Les circuits courts n'ont pas toutes les vertus, mais ce sont quand même des outils extrêmement forts dans la culture française, qui est très largement paysanne. Quand on mange un saucisson, on consomme de la viande embossée dans le cadre d'une polyculture où l'on tuait le cochon deux fois par an et où il fallait se servir des rebuts, en l'occurrence en utilisant un autre morceau de cochon. Pourquoi a-t-on gardé ça ? Parce que les Auvergnats et tous les migrants du centre de la France qui sont venus à Paris à la fin du XIXe siècle se sont d'abord occupés du charbon et du bois avant que des locaux ne se libèrent grâce à l'installation du gaz, ce qui a permis la vente de produits régionaux. La cuisine parisienne est un assemblage de cuisines régionales. Nous avons cette culture et nous allons la garder. Les municipalités ont compris que l'on avait intérêt à la développer. Quand il y a eu de la neige autour de Paris il y a quelques mois et que les camions devant ravitailler les grandes surfaces ont été empêchés d'entrer dans la ville, on a commencé à paniquer : si un épisode de gel avait suivi, on aurait été sans ravitaillement alimentaire pendant huit ou dix jours, ce qui aurait été intenable. Il y a une vraie fragilisation de l'approvisionnement. Je pense que les élus des métropoles ont compris cette réalité, et celle des circuits courts.

Il y a aussi du fast-food certes mondialisé, mais habillé avec du bio ou tout ce que vous voudrez d'autre. La petite firme belge Exki, qui vend très cher de très bons produits, a récemment obtenu un prix au Salon international de la restauration, de l'hôtellerie et de l'alimentation (SIRHA) green de Lyon : elle tire le fast-food vers le haut. Dans les pays du Sud, le fast-food étranger est moins présent, car chaque région du monde a son propre fast-food. Quand on ne mange qu'une fois par jour, on picore un peu à droite ou à gauche le reste de la journée, et il y a de multiples manières de le faire.

Le tourisme joue un rôle dans les rapports entre le Nord et le Sud. Quand on va dans un pays touristique dont on ne parle pas la langue, quels contacts proches a-t-on avec la population ? Ils ne se déroulent pas à l'hôtel, ni même au restaurant, mais au marché. Quand on prend des photos, et que l'on demande aux gens l'autorisation de le faire, on entre en contact avec des personnes qui vont faire un sourire et qui, éventuellement, vont se mettre en scène avec de la nourriture à laquelle on n'a pas accès, parce qu'elle n'est pas préparée et que ce n'est pas important.

Le Sud a une image qu'il cultive, et qui nous laisse penser qu'il ne faut pas avoir peur de la mondialisation.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci pour vos propos, qui sont vraiment très intéressants, car vous abordez les questions sous un angle culturel et sociologique. Vous avez fait beaucoup de constats mais je reste sur ma faim – c'est le cas de le dire – en ce qui concerne les propositions concrètes. Vous avez l'air de dire que l'apprentissage nutritionnel à l'école n'est pas la bonne approche et qu'il faut plutôt agir sous un angle environnemental, en insistant par exemple sur la gestion des déchets, afin de mobiliser un peu la population. C'est peut-être le cas pour les jeunes générations, mais on a vu avec le glyphosate que l'opinion peut se mobiliser quand elle a peur : les gens se posent des questions et ils sont inquiets, ce qui est un vrai levier. Ils ne s'interrogent pas nécessairement sur les conséquences de l'utilisation des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité : ils se demandent ce qu'ils mangent et s'ils ne sont pas en train de se rendre malades. C'est un levier qui mériterait votre intérêt en tant que chercheur, me semble-t-il. En ce qui concerne le glyphosate, la bataille législative s'est déroulée de la manière que vous savez, mais il y a eu une victoire dans la mesure où l'opinion publique s'est mobilisée – pour des raisons qui ne sont pas nécessairement vertueuses, d'ailleurs, mais parce que l'on s'interroge sur la qualité nutritive de l'alimentation et surtout parce que l'on a peur de se rendre malade. Vous avez notamment parlé des maladies neurodégénératives qui sont en train d'exploser : on se demande tous, en effet, quelle en est l'origine. N'y a-t-il pas là matière à réflexion pour des enseignants-chercheurs comme vous ? Comment pourrait-on, sans chercher à susciter des phénomènes de panique, nourrir cette curiosité inquiète pour faire évoluer les pratiques ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Vous posez une question sur laquelle nous avons beaucoup travaillé – les peurs alimentaires – et qui rejoint ce que j'ai dit tout à l'heure à propos de la néophobie. À l'époque de Platon, on soulignait déjà que l'on ne sait pas ce que l'on mange. On trouve aussi des quantités de références à ce type de peurs au XIXe siècle. Madeleine Ferrières a écrit un très bel ouvrage intitulé Histoire des peurs alimentaires, qui va essentiellement du Moyen-Âge à nos jours. La peur est constitutive de notre rapport à l'alimentation, car nous introduisons dans notre corps quelque chose qui peut nous empoisonner. Il faut accepter l'idée que nous n'allons pas chasser cette peur. C'est d'ailleurs là que l'on exerce sa liberté de choix : quand on introduit quelque chose dans son corps, on s'interroge sur les bienfaits ou la nocivité que cela peut avoir. Cette question se pose aujourd'hui pour le glyphosate, mais il est probable qu'elle concernera aussi d'autres sujets dans quelques années, par exemple le bio. Ne soyons pas dupes… Demandons-nous plutôt ce que l'on peut faire de cette peur à l'égard de certains produits, comme vous l'avez suggéré dans votre question. Cela peut nous aider à construire des filières non pas seulement propres, selon les indications que les chimistes peuvent nous donner, mais correspondant aussi à ce que souhaitent les citoyens d'aujourd'hui. Je pense que vous avez un rôle à jouer dans ce domaine : les citoyens veulent que vous adoptiez des lois comportant un maximum d'éléments pour les protéger d'un certain nombre de peurs.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma question était de savoir comment on peut construire un outil pédagogique – vous avez dit qu'il y a des résistances – qui permettrait d'utiliser de manière positive cette peur ancestrale que l'on éprouve quand on introduit un produit étranger dans son organisme. Comment utiliser cette peur pour faire en sorte d'éveiller l'intérêt, la curiosité et la vigilance des consommateurs ? La peur est malheureusement devenue fondée…

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

J'ai évoqué tout à l'heure le Nutri-Score : c'est à mes yeux une réponse. Cet outil vient de la médecine, des biologistes, et il a vocation à jouer un rôle vertueux. Un industriel dont les produits sont uniquement estampillés en rouge va peut-être réfléchir, par exemple à son usage de l'huile de palme, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Vous avez là un véritable outil, qui est solide. Les industriels vont peut-être dire qu'ils sont stigmatisés, mais cela va encourager les gens à passer des produits rouges à des produits verts.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci infiniment pour cette audition, vraiment passionnante, qui nous donne une autre ouverture sur l'alimentation. Celle-ci est très étroitement liée aux modes de vie et aux comportements. On s'aperçoit que le rapport à l'alimentation change. J'avais l'impression il y a une vingtaine d'années que l'on allait arrêter de se mettre à table pour partager physiquement un repas : on commençait à parler de nourriture en poudre et de gélules permettant de manger en trente secondes afin de ne pas perdre de temps, mais cela ne prend pas.

La capacité de changement ne vient-elle pas des citoyens eux-mêmes ? Vous avez évoqué le nombre croissant de végétariens et de vegan, mais aussi les changements que l'on observe dans les cantines, parce qu'il y a de plus en plus de femmes élues, mais aussi et surtout parce que les collectifs de parents d'élèves alertent les municipalités en leur disant qu'ils en ont assez de voir ce que les enfants ont dans leur assiette. Quid du pouvoir politique ? Vous allez peut-être trouver que je suis mal placée pour poser la question, mais je le fais sciemment. Le véritable changement ne vient-il pas des citoyens, qui boycottent de plus en plus certains produits ? On sent qu'il y a vraiment une évolution quand on voit les petits marchés qui naissent dans toutes les petites communes, où c'est vraiment du bio que l'on recherche. N'y a-t-il pas un changement profond auquel l'industrie alimentaire va devoir s'adapter ?

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Vous mettez le doigt sur le fondement même du droit. C'est un outil qui reflète ce dont nous avons besoin à une époque donnée afin de vivre : on demande qu'il y ait tel ou tel encadrement par la loi. Les gens, peut-être à cause de peurs qui ne sont pas rationnelles, car tout ne l'est pas nécessairement, ont une approche complètement nouvelle de l'alimentation. Je suis tout à fait d'accord avec M. Macron quand il distingue l'ancien et le nouveau monde. J'ai vraiment le sentiment que mes élèves, mes étudiants et mes jeunes chercheurs n'évoluent pas du tout dans le même monde que moi.

C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons créé le master « alimentation et cultures alimentaires » à la Sorbonne. Des jeunes venant de tous les milieux ont envie de faire quelque chose pour l'alimentation, mais ils ne savent pas quoi. On va ainsi accompagner quelqu'un qui s'intéresse à la bière dans le cadre d'un projet de brasserie à la Goutte-d'Or, quand d'autres sont plutôt intéressés par le chocolat… Il y a une jeune génération qui veut, comme nous l'avons fait à notre époque, entrer dans un autre modèle alimentaire, un autre monde. Votre travail en tant que législateur consiste à entendre cette attente, à mon avis – on insiste beaucoup sur votre lien avec le terrain, qui fait votre force – et à accompagner les gens grâce à des textes qui vont les pousser vers le haut au lieu de les contraindre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez très bien souligné tout à l'heure que l'on mange maintenant debout, et de manière très rapide, des produits très transformés, notamment parce que les femmes travaillent et qu'elles s'occupent un peu moins des enfants, mais vous avez également dit que c'est aussi parce que les pères ne s'en occupent pas. Le phénomène inverse que vous constatez chez vos élèves est peut-être lié au fait que les tâches sont maintenant un peu plus partagées et que l'on a davantage envie de se faire plaisir. Si nos jeunes peuvent aujourd'hui avoir une autre vision, c'est aussi parce qu'il y a un meilleur partage des tâches : les femmes enquillent de ces journées, parfois… Il faut le reconnaître, c'est un fait de société. Le fait que les hommes s'occupent davantage des enfants et qu'ils participent davantage aux repas permet aussi de revenir plus facilement autour de la table.

Permalien
Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l'Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

Le changement des rôles au sein des familles est lié à un facteur évident : un mariage sur deux se traduit par un divorce – ce chiffre vaut pour Paris, mais c'est également vrai dans le reste du territoire. Lorsque les hommes se retrouvent à cuisiner, quand leurs enfants viennent chez eux en alternance, il y a quelque chose qui se passe. Je trouve que cela résume bien nos échanges sur les modes de vie, qui sont en train de changer complètement. J'aime beaucoup montrer, dans les congrès auxquels je participe, la transformation des familles en utilisant une photographie de celle du président Macron : il est sept fois grand-père sans avoir été père. Si l'alimentation nous dit ce que nous sommes, et si nous sommes ce que nous mangeons, alors l'alimentation devra forcément s'adapter, et on compte beaucoup sur vous.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il me reste à vous remercier pour votre contribution.

La séance est levée à midi vingt-cinq.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 27 juin 2018 à 11 heures

Présents. - Mme Blandine Brocard, Mme Michèle Crouzet, M. Loïc Prud'homme, Mme Élisabeth Toutut-Picard

Excusés. - M. Julien Aubert, M. Christophe Bouillon, Mme Bérengère Poletti