Merci de m'accueillir pour parler de ces questions d'alimentation industrielle. Je suis économiste, et ma présentation liminaire portera sur une partie importante de nos travaux qui concerne l'évaluation des politiques nutritionnelles. Je pourrai répondre à vos questions sur d'autres points ensuite.
Aborder les politiques nutritionnelles, c'est à la fois aborder les aspects de consommation, de la demande, et le fonctionnement des filières agroalimentaire. Avant de donner les principales idées concernant ces politiques nutritionnelles – pourquoi intervient-on, quel est l'impact de ces politiques, et quelles recommandations peut-on faire compte tenu des travaux d'analyse actuelle ? – je propose de vous donner un cadrage rapide.
Les dépenses alimentaires représentent maintenant 15 % environ des dépenses des ménages, mais pour le premier quintile de revenus, en 2011, elles représentaient 25 %. Cela veut dire que pour une partie de la population, ces dépenses alimentaires demeurent très importantes.
L'alimentation peut avoir des impacts sur l'émergence ou l'occurrence d'un certain nombre de maladies chroniques, et c'est un facteur de risque évitable puisque l'on peut choisir son alimentation. Elle a clairement un rôle dans la montée de l'obésité et l'occurrence de certaines maladies.
Le coût social de l'obésité a été évalué récemment à plus de 20 milliards d'euros, supérieur au coût social de l'alcool et inférieur à celui du tabac, sachant que c'est un aspect qui affecte un grand nombre d'individus.
Il existe de fortes inégalités sociales vis-à-vis de l'obésité, qui touche prioritairement les classes sociales peu éduquées ou les classes sociales pauvres. C'est un point important, qu'il faut garder à l'esprit.
Enfin, au-delà des aspects de santé, il y a d'autres impacts, notamment environnementaux : l'alimentation est responsable d'environ un quart des émissions de gaz à effet de serre en France, que l'on veut très fortement réduire dans les trente ans qui viennent.
La première question qui se pose à un économiste, suite à ces constats, est de savoir si l'intervention publique est désirable et, si elle l'est, pourquoi ? On se réfère en général à des défaillances de marché, l'idée étant que si les marchés ne fonctionnent pas exactement comme il faudrait, les consommateurs ne vont pas faire les « bons choix », qui sont en l'occurrence d'intégrer les aspects santé.
Derrière ces aspects, il y a deux grandes possibilités : des problèmes d'information, ou de difficulté à traiter l'information au niveau du consommateur. Dans le cas de l'alimentation, il y a clairement un certain nombre de problèmes d'information. D'une part, il est assez compliqué de connaître sa consommation de nutriments : on peut connaître un peu sa consommation d'aliments, mais plus difficilement celle de nutriments. On peut ne pas avoir la bonne information concernant les effets sur la santé, puisqu'ils sont très retardés. Il est donc assez compliqué d'avoir la bonne information sur la qualité d'un régime alimentaire. Et même en sachant ce qui est bien ou mal, les consommateurs peuvent réagir de façon impulsive au moment des achats. Par ailleurs, certaines catégories de la population sont moins informées. Ces éléments justifient les politiques tendant à améliorer l'information.
Le deuxième grand volet concerne les effets externes : ce que vous faites a des effets sur le reste de la société. Nous avons notamment vu que le coût social était très élevé. Cela amène également les individus à ne pas prendre les bonnes décisions.
Il y a donc deux volets : les problèmes d'information et les effets externes.
Le principe, en économie publique, est de chercher à corriger le problème à sa source.
Si l'on pense que le problème majeur porte sur l'information, il faut mettre en place des politiques qui améliorent l'information. Si l'on pense qu'il y a d'autres problèmes, il faut également mettre en place d'autres politiques.
Avant de vous donner un aperçu de ces politiques, et de leur réussite ou de leur échec, rappelons qu'il ressort de nombreuses enquêtes que, pour les consommateurs, les aspects de santé sont rarement mis en avant comme élément majeur du choix : ils viennent bien après le goût, la praticité ou le prix.
Face à ce constat, deux grandes catégories de politiques nutritionnelles sont mises en place. Les premières visent à mieux informer le consommateur : ce sont celles qui ont été privilégiées jusqu'alors par les pouvoirs publics. Les travaux que nous avons menés, et d'autres, montrent que les campagnes d'information, telles que « Manger cinq fruits et légumes par jour », ont un impact positif, mais faible. Leur bilan coût-bénéfice, en prenant en compte les effets santé à long terme, les effets à court terme sur le consommateur – le coût de changements – et les coûts des campagnes montre que les bénéfices apportés par ces campagnes sont supérieurs aux coûts. Elles sont donc intéressantes à mettre en oeuvre, mais leur impact demeure faible, elles ne suffisent pas à résoudre les difficultés. Reste qu'elles se justifient.
Le deuxième volet des politiques d'information, c'est l'étiquetage nutritionnel. Il est nécessaire d'avoir l'information, faute de quoi on ne peut pas savoir exactement ce que l'on mange. Si l'on veut avoir un peu d'effet, il faut des indicateurs synthétiques. En ce sens, le Nutri-Score, qui a été sélectionné parmi d'autres systèmes d'information nutritionnelle du consommateur, va dans le bon sens, dans la mesure où il fournit une information très agrégée, conforme aux besoins du consommateur. Le deuxième effet du Nutri-Score, sur lequel je reviendrai, est que, même si ce n'est pas démontré pour l'instant car nous n'avons pas le recul nécessaire, il peut sans doute favoriser la reformulation des produits alimentaires. Là encore, les effets sur les choix des consommateurs restent à confirmer, mais ils sont a priori faibles. D'autres expériences montrent que les effets ne sont pas majeurs, mais qu'ils iraient plutôt dans le bon sens.
Pour résumer, le bilan des politiques d'information est mitigé : les actions vont plutôt dans le bon sens, mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Tout d'abord, les consommateurs ne modifient que lentement leurs habitudes alimentaires. Ensuite, les consommateurs ne maîtrisent pas bien la composition en nutriments de leur alimentation : des travaux montrent en effet que c'est très compliqué. Ces politiques d'information s'attaquent peu aux inégalités sociales, ce sont plutôt les classes aisées, éduquées, qui en bénéficient le plus. Je pense que pour les campagnes d'information, il vaut mieux choisir un petit nombre de messages très clairs, très simples, basés sur des aliments et non sur des nutriments, et ne pas les multiplier.
Pourquoi les consommateurs ne maîtrisent-ils pas leur consommation de nutriments ? Autant on peut connaître à peu près la composition de sa diète en termes d'aliments – combien on mange de fruits et légumes, la fréquence à laquelle on mange de la viande – autant savoir combien de calories ou d'acides gras on a ingéré à la fin de la semaine est très compliqué.
On a beau avoir des modèles théoriques qui recommandent de manger un certain pourcentage de gras par rapport à l'énergie totale, la difficulté à traiter l'information fait que les campagnes d'information ne permettront pas de régler ce problème. Informer les consommateurs qu'un produit contient 12 % de gras n'est pas une solution, car nous ne sommes pas capables de calculer constamment. Nous ne sommes pas capables, en tant que consommateurs, de connaître exactement la composition en nutriments de notre assiette.
Ne s'attaquer qu'à l'information est donc insuffisant, il faut s'attaquer à l'environnement du consommateur, c'est-à-dire au type de produits mis en place sur le marché, leur prix, leur disponibilité.
Un certain nombre de politiques visent à modifier l'environnement auquel fait face le consommateur. J'en détaillerai trois ou quatre. Il y a évidemment les taxes sur les boissons sucrées, les sodas, mises en place dans de nombreux pays. Elles semblent avoir un impact pour diminuer la consommation de ces produits jugés délétères, et il faut avoir en tête que c'est la conception de la taxe qui importe.
Les travaux montrent qu'il vaut mieux des taxes d'accise que des taxes ad valorem, c'est-à-dire en pourcentage du prix. Et ces taxes doivent être croissantes en fonction de la teneur en nutriments dont on souhaite limiter la consommation. C'est ce qui a été fait en France avec la réforme proposée de la taxe sur les sodas, qui, à mon avis, va dans le bon sens car elle a aussi pour objectif de pousser l'industrie à reformuler les produits, en l'occurrence de proposer des boissons avec des taux de sucre moins élevés. Ce deuxième aspect n'est pas prouvé, car nous n'avons pas encore d'expérience de la mise en oeuvre de cette taxe, mais de nombreux travaux suggèrent qu'un tel effet est possible. Le troisième élément à prendre en compte dans la conception de la taxe est l'étendue des produits qui y sont soumis, pour s'assurer qu'il n'y ait pas trop de substitutions possibles avec d'autres produits, afin de ne pas perdre d'un côté ce que l'on gagne de l'autre. Enfin, il est clair qu'il faut pouvoir utiliser les recettes de cette taxe pour le financement d'autres mesures de politique nutritionnelle.
La reformulation est un élément majeur, c'est un effet potentiel important, qui tire parti de l'inertie des consommateurs, qui modifient peu, ou lentement, leurs comportements. Donc, si ces produits contiennent moins de sucre ou moins de gras, il y aura un effet bénéfique pour la santé. Les travaux au Royaume-Uni ont montré que les effets ont été non négligeables dans le cas du sel. En France, l'impact de ces reformulations est plus limité en raison du faible nombre d'entreprises qui reformulent leurs produits. À mon sens, c'est la limite très forte des accords « volontaires » à la française. La politique au Royaume-Uni a été beaucoup plus incitative pour les entreprises, avec plus de menaces si la composition des produits n'évoluait pas. En France, on s'en remet plutôt au volontariat des entreprises, et ces dernières ne s'y plient que si elles y ont un intérêt propre, pas dans l'intérêt général. J'exagère un peu.
Dernier point, peu évoqué dans les débats : les bons d'achat, visant à subventionner l'achat d'un certain nombre de produits. Nos travaux ont montré que si ces bons d'achats étaient bien ciblés, c'est-à-dire en direction d'une petite frange de la population, et avec des montants d'une valeur suffisante, ce type de politique avait des bénéfices et une efficacité.
En conclusion, je pense qu'il faut définir les politiques nutritionnelles pour faire en sorte que les entreprises reformulent leurs produits dans un sens meilleur pour la santé. C'est fondamental et possible.
Deuxièmement, il ne faut pas se limiter au volet « information des consommateurs » dans les politiques nutritionnelles : c'est loin d'être suffisant, comme j'ai essayé de vous le dire. Il faut donc agir sur l'environnement auquel est confronté le consommateur.
Troisièmement, il faut une cohérence entre les mesures publiques en matière nutritionnelle, mais aussi avec les nombreuses autres politiques publiques qui influent indirectement sur l'alimentation. Il faut donc se soucier de l'alimentation dans la définition de ces autres politiques publiques, de leur impact potentiel sur la santé et sur l'alimentation, car ces effets sont majeurs pour la collectivité.
Enfin, l'évolution du régime alimentaire vers une alimentation ayant moins d'effets négatifs sur la santé et celle vers un moindre impact environnemental, en produisant moins de gaz à effet de serre, peuvent aller de pair, mais il n'y a pas d'automaticité. On peut définir des politiques « gagnantes » sur ces deux tableaux, mais il faut apporter un soin important aux détails, car la conjonction des effets positifs n'est pas automatique.