La séance est ouverte à onze heures cinquante-cinq.
Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Vincent Réquillart, enseignant-chercheur, qui est aujourd'hui professeur à la Toulouse School of Economics.
La carrière de M. Réquillart est celle d'un agroéconomiste, depuis son doctorat obtenu à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Paris-Grignon, puis en tant que directeur de recherches à l'INRA.
Vous voudrez bien nous dire, monsieur le professeur, comment et pourquoi la Toulouse School of Economics a été amenée à travailler sur l'économie de l'alimentation. Quels sont les principaux axes de recherches actuelles en son sein ? Les questions sur le partage de la valeur ajoutée, depuis le producteur jusqu'au distributeur, font-elles l'objet de travaux spécifiques ?
La commission a également abordé la problématique des externalités positives et négatives des évolutions de la production agricole, par exemple vers le bio ; ou encore des comportements de certaines catégories de consommateurs, comme l'augmentation du nombre de flexitariens ou l'irruption récente des pratiques véganes.
Dans un premier temps, nous allons vous écouter au titre d'un exposé liminaire aussi concis que possible, afin de laisser du temps pour les échanges. Je reviendrai vers vous après cet exposé pour des questions, et je passerai également la parole à la rapporteure Michèle Crouzet et aux collègues qui sont présents.
Avant de commencer, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 je vais vous demander de prêter serment.
M. Vincent Réquillart prête serment.
Merci de m'accueillir pour parler de ces questions d'alimentation industrielle. Je suis économiste, et ma présentation liminaire portera sur une partie importante de nos travaux qui concerne l'évaluation des politiques nutritionnelles. Je pourrai répondre à vos questions sur d'autres points ensuite.
Aborder les politiques nutritionnelles, c'est à la fois aborder les aspects de consommation, de la demande, et le fonctionnement des filières agroalimentaire. Avant de donner les principales idées concernant ces politiques nutritionnelles – pourquoi intervient-on, quel est l'impact de ces politiques, et quelles recommandations peut-on faire compte tenu des travaux d'analyse actuelle ? – je propose de vous donner un cadrage rapide.
Les dépenses alimentaires représentent maintenant 15 % environ des dépenses des ménages, mais pour le premier quintile de revenus, en 2011, elles représentaient 25 %. Cela veut dire que pour une partie de la population, ces dépenses alimentaires demeurent très importantes.
L'alimentation peut avoir des impacts sur l'émergence ou l'occurrence d'un certain nombre de maladies chroniques, et c'est un facteur de risque évitable puisque l'on peut choisir son alimentation. Elle a clairement un rôle dans la montée de l'obésité et l'occurrence de certaines maladies.
Le coût social de l'obésité a été évalué récemment à plus de 20 milliards d'euros, supérieur au coût social de l'alcool et inférieur à celui du tabac, sachant que c'est un aspect qui affecte un grand nombre d'individus.
Il existe de fortes inégalités sociales vis-à-vis de l'obésité, qui touche prioritairement les classes sociales peu éduquées ou les classes sociales pauvres. C'est un point important, qu'il faut garder à l'esprit.
Enfin, au-delà des aspects de santé, il y a d'autres impacts, notamment environnementaux : l'alimentation est responsable d'environ un quart des émissions de gaz à effet de serre en France, que l'on veut très fortement réduire dans les trente ans qui viennent.
La première question qui se pose à un économiste, suite à ces constats, est de savoir si l'intervention publique est désirable et, si elle l'est, pourquoi ? On se réfère en général à des défaillances de marché, l'idée étant que si les marchés ne fonctionnent pas exactement comme il faudrait, les consommateurs ne vont pas faire les « bons choix », qui sont en l'occurrence d'intégrer les aspects santé.
Derrière ces aspects, il y a deux grandes possibilités : des problèmes d'information, ou de difficulté à traiter l'information au niveau du consommateur. Dans le cas de l'alimentation, il y a clairement un certain nombre de problèmes d'information. D'une part, il est assez compliqué de connaître sa consommation de nutriments : on peut connaître un peu sa consommation d'aliments, mais plus difficilement celle de nutriments. On peut ne pas avoir la bonne information concernant les effets sur la santé, puisqu'ils sont très retardés. Il est donc assez compliqué d'avoir la bonne information sur la qualité d'un régime alimentaire. Et même en sachant ce qui est bien ou mal, les consommateurs peuvent réagir de façon impulsive au moment des achats. Par ailleurs, certaines catégories de la population sont moins informées. Ces éléments justifient les politiques tendant à améliorer l'information.
Le deuxième grand volet concerne les effets externes : ce que vous faites a des effets sur le reste de la société. Nous avons notamment vu que le coût social était très élevé. Cela amène également les individus à ne pas prendre les bonnes décisions.
Il y a donc deux volets : les problèmes d'information et les effets externes.
Le principe, en économie publique, est de chercher à corriger le problème à sa source.
Si l'on pense que le problème majeur porte sur l'information, il faut mettre en place des politiques qui améliorent l'information. Si l'on pense qu'il y a d'autres problèmes, il faut également mettre en place d'autres politiques.
Avant de vous donner un aperçu de ces politiques, et de leur réussite ou de leur échec, rappelons qu'il ressort de nombreuses enquêtes que, pour les consommateurs, les aspects de santé sont rarement mis en avant comme élément majeur du choix : ils viennent bien après le goût, la praticité ou le prix.
Face à ce constat, deux grandes catégories de politiques nutritionnelles sont mises en place. Les premières visent à mieux informer le consommateur : ce sont celles qui ont été privilégiées jusqu'alors par les pouvoirs publics. Les travaux que nous avons menés, et d'autres, montrent que les campagnes d'information, telles que « Manger cinq fruits et légumes par jour », ont un impact positif, mais faible. Leur bilan coût-bénéfice, en prenant en compte les effets santé à long terme, les effets à court terme sur le consommateur – le coût de changements – et les coûts des campagnes montre que les bénéfices apportés par ces campagnes sont supérieurs aux coûts. Elles sont donc intéressantes à mettre en oeuvre, mais leur impact demeure faible, elles ne suffisent pas à résoudre les difficultés. Reste qu'elles se justifient.
Le deuxième volet des politiques d'information, c'est l'étiquetage nutritionnel. Il est nécessaire d'avoir l'information, faute de quoi on ne peut pas savoir exactement ce que l'on mange. Si l'on veut avoir un peu d'effet, il faut des indicateurs synthétiques. En ce sens, le Nutri-Score, qui a été sélectionné parmi d'autres systèmes d'information nutritionnelle du consommateur, va dans le bon sens, dans la mesure où il fournit une information très agrégée, conforme aux besoins du consommateur. Le deuxième effet du Nutri-Score, sur lequel je reviendrai, est que, même si ce n'est pas démontré pour l'instant car nous n'avons pas le recul nécessaire, il peut sans doute favoriser la reformulation des produits alimentaires. Là encore, les effets sur les choix des consommateurs restent à confirmer, mais ils sont a priori faibles. D'autres expériences montrent que les effets ne sont pas majeurs, mais qu'ils iraient plutôt dans le bon sens.
Pour résumer, le bilan des politiques d'information est mitigé : les actions vont plutôt dans le bon sens, mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Tout d'abord, les consommateurs ne modifient que lentement leurs habitudes alimentaires. Ensuite, les consommateurs ne maîtrisent pas bien la composition en nutriments de leur alimentation : des travaux montrent en effet que c'est très compliqué. Ces politiques d'information s'attaquent peu aux inégalités sociales, ce sont plutôt les classes aisées, éduquées, qui en bénéficient le plus. Je pense que pour les campagnes d'information, il vaut mieux choisir un petit nombre de messages très clairs, très simples, basés sur des aliments et non sur des nutriments, et ne pas les multiplier.
Pourquoi les consommateurs ne maîtrisent-ils pas leur consommation de nutriments ? Autant on peut connaître à peu près la composition de sa diète en termes d'aliments – combien on mange de fruits et légumes, la fréquence à laquelle on mange de la viande – autant savoir combien de calories ou d'acides gras on a ingéré à la fin de la semaine est très compliqué.
On a beau avoir des modèles théoriques qui recommandent de manger un certain pourcentage de gras par rapport à l'énergie totale, la difficulté à traiter l'information fait que les campagnes d'information ne permettront pas de régler ce problème. Informer les consommateurs qu'un produit contient 12 % de gras n'est pas une solution, car nous ne sommes pas capables de calculer constamment. Nous ne sommes pas capables, en tant que consommateurs, de connaître exactement la composition en nutriments de notre assiette.
Ne s'attaquer qu'à l'information est donc insuffisant, il faut s'attaquer à l'environnement du consommateur, c'est-à-dire au type de produits mis en place sur le marché, leur prix, leur disponibilité.
Un certain nombre de politiques visent à modifier l'environnement auquel fait face le consommateur. J'en détaillerai trois ou quatre. Il y a évidemment les taxes sur les boissons sucrées, les sodas, mises en place dans de nombreux pays. Elles semblent avoir un impact pour diminuer la consommation de ces produits jugés délétères, et il faut avoir en tête que c'est la conception de la taxe qui importe.
Les travaux montrent qu'il vaut mieux des taxes d'accise que des taxes ad valorem, c'est-à-dire en pourcentage du prix. Et ces taxes doivent être croissantes en fonction de la teneur en nutriments dont on souhaite limiter la consommation. C'est ce qui a été fait en France avec la réforme proposée de la taxe sur les sodas, qui, à mon avis, va dans le bon sens car elle a aussi pour objectif de pousser l'industrie à reformuler les produits, en l'occurrence de proposer des boissons avec des taux de sucre moins élevés. Ce deuxième aspect n'est pas prouvé, car nous n'avons pas encore d'expérience de la mise en oeuvre de cette taxe, mais de nombreux travaux suggèrent qu'un tel effet est possible. Le troisième élément à prendre en compte dans la conception de la taxe est l'étendue des produits qui y sont soumis, pour s'assurer qu'il n'y ait pas trop de substitutions possibles avec d'autres produits, afin de ne pas perdre d'un côté ce que l'on gagne de l'autre. Enfin, il est clair qu'il faut pouvoir utiliser les recettes de cette taxe pour le financement d'autres mesures de politique nutritionnelle.
La reformulation est un élément majeur, c'est un effet potentiel important, qui tire parti de l'inertie des consommateurs, qui modifient peu, ou lentement, leurs comportements. Donc, si ces produits contiennent moins de sucre ou moins de gras, il y aura un effet bénéfique pour la santé. Les travaux au Royaume-Uni ont montré que les effets ont été non négligeables dans le cas du sel. En France, l'impact de ces reformulations est plus limité en raison du faible nombre d'entreprises qui reformulent leurs produits. À mon sens, c'est la limite très forte des accords « volontaires » à la française. La politique au Royaume-Uni a été beaucoup plus incitative pour les entreprises, avec plus de menaces si la composition des produits n'évoluait pas. En France, on s'en remet plutôt au volontariat des entreprises, et ces dernières ne s'y plient que si elles y ont un intérêt propre, pas dans l'intérêt général. J'exagère un peu.
Dernier point, peu évoqué dans les débats : les bons d'achat, visant à subventionner l'achat d'un certain nombre de produits. Nos travaux ont montré que si ces bons d'achats étaient bien ciblés, c'est-à-dire en direction d'une petite frange de la population, et avec des montants d'une valeur suffisante, ce type de politique avait des bénéfices et une efficacité.
En conclusion, je pense qu'il faut définir les politiques nutritionnelles pour faire en sorte que les entreprises reformulent leurs produits dans un sens meilleur pour la santé. C'est fondamental et possible.
Deuxièmement, il ne faut pas se limiter au volet « information des consommateurs » dans les politiques nutritionnelles : c'est loin d'être suffisant, comme j'ai essayé de vous le dire. Il faut donc agir sur l'environnement auquel est confronté le consommateur.
Troisièmement, il faut une cohérence entre les mesures publiques en matière nutritionnelle, mais aussi avec les nombreuses autres politiques publiques qui influent indirectement sur l'alimentation. Il faut donc se soucier de l'alimentation dans la définition de ces autres politiques publiques, de leur impact potentiel sur la santé et sur l'alimentation, car ces effets sont majeurs pour la collectivité.
Enfin, l'évolution du régime alimentaire vers une alimentation ayant moins d'effets négatifs sur la santé et celle vers un moindre impact environnemental, en produisant moins de gaz à effet de serre, peuvent aller de pair, mais il n'y a pas d'automaticité. On peut définir des politiques « gagnantes » sur ces deux tableaux, mais il faut apporter un soin important aux détails, car la conjonction des effets positifs n'est pas automatique.
Vous parlez de modifier l'environnement du consommateur, notamment avec les taxes. C'est une grande partie de votre travail, vous avez produit une étude sur ces taxes nutritionnelles, et vous avez déjà évoqué la taxe sur les sodas. Les taxes de ce type sont-elles un bon moyen de modifier les comportements des producteurs et des consommateurs ? Dans une de vos études, vous privilégiez une politique de bonus-malus, à l'image de ce qui s'applique dans le secteur automobile. Pourriez-vous nous expliquer plus précisément les ressorts de cette politique incitative ?
Par ailleurs, vous avez dit que les taxes incitent les producteurs à reformuler leurs recettes. S'agissant des distributeurs, pensez-vous que des mesures soient envisageables afin d'influer sur le type de produits consommés en priorité ?
En ce qui concerne les taxes nutritionnelles, les travaux que nous avons menés portaient sur la taxe soda en France, dont les caractéristiques ont un peu évolué.
Nous avons montré que pour certaines formes de taxes, le montant pouvait être sur-répercuté, c'est-à-dire que la variation des prix in fine pouvait être supérieure au montant de la taxe. D'autres travaux sur le tabac ont identifié le même type de mécanisme. Une récente évaluation ex post de la mise en place de la taxe en 2012, portant sur des données françaises et italiennes, montre que, pour un certain nombre de produits, la répercussion de la taxe a été totale, voire légèrement supérieure.
Ces études, y compris les évaluations ex post qui consistent à recueillir les données et analyser les effets d'une mesure, sont assez compliquées à mener à bien. Il faut en avoir un grand nombre pour confronter les résultats et ne pas se baser sur les résultats d'une seule étude. C'est un peu général d'un point de vue scientifique, mais je tenais à le souligner.
Ces travaux suggèrent aussi que, dans le cas de la France, la taxe a eu un impact sur la consommation non-négligeable si l'on compare avec les données de régions voisines en Italie, qui n'y étaient pas soumises. La difficulté, pour mesurer l'effet d'une politique, est d'arriver à isoler ses effets de tous les autres. Beaucoup de choses se passent d'une année sur l'autre : les revenus évoluent, les prix aussi et, en ce qui concerne les boissons, la météo peut être plus ou moins chaude, entraînant une demande plus ou moins forte ! Il faut donc arriver à trier, parmi tous ces éléments, ceux qui sont dus à la politique poursuivie. Il semble que la taxe ait eu un effet, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de débat autour de ces mesures.
Il n'existe pas pour l'instant d'observation directe des impacts d'un taux de taxe croissant en fonction de la teneur en nutriments, en France ou ailleurs, car il y a peu de cas de mise en place de cette mesure. Des travaux théoriques montrent qu'il y aurait un intérêt, pour les industriels, à reformuler leurs recettes pour réduire la teneur en sucres des sodas afin d'échapper en partie à la taxe. Cette idée repose plus sur des travaux théoriques que sur des travaux empiriques pour le moment.
Pour la distribution, il n'est pas simple de vous répondre. Dans nos travaux, nous essayons de prendre en compte la filière, donc de caractériser la demande – comment les consommateurs vont-ils réagir à des variations de prix ? – et l'offre. L'offre, dans ces travaux, regroupe à la fois l'industrie productrice et la distribution, sachant que ces deux secteurs sont en relation verticale. C'est le distributeur qui fixe les prix, mais il existe des interactions entre les deux niveaux. C'est en se basant sur les modélisations, réalisées en amont, et sur les études ex post, que nous avons constaté une sur-répercussion de la taxe sur les prix finaux. Cela vient des interactions prenant en compte l'intérêt des firmes « amont », productrices, et des distributeurs. Dans le cas des sodas, ces deux secteurs sont très concentrés, donc ils ont la possibilité d'agir de façon importante sur les prix.
Les distributeurs ont aussi un rôle de producteurs, ou au moins de prescripteurs des caractéristiques des produits qu'ils vendent, puisqu'ils développent les marques de distributeurs. Dans ce cas, ils sont producteurs, au sens où ils choisissent les caractéristiques des produits qu'ils vont mettre sur le marché, et distributeurs, dans le sens où autour de 75 % des achats de produits alimentaires se font dans la grande distribution.
Pour en revenir aux externalités positives, quelques études robustes font aujourd'hui la relation entre ce que nous avons dans notre assiette et les modes de production économes en intrants, voire ceux qui sont sous label, dont l'agriculture bio est un des exemples.
Parmi les solutions que vous préconisez, avez-vous étudié ce qui permettrait de valoriser les aménités de ces modes de production plutôt que de taxer les externalités négatives ? Cela permettrait d'orienter la production agricole vers des pratiques plus vertueuses.
La question n'est pas facile, ce n'est pas mon domaine de travail et je ne veux pas m'aventurer dans des domaines que je ne connais pas bien.
Un élément néanmoins : quelques travaux ont été faits sur le partage de la valeur en comparant les filières bio aux autres, ce qui rejoint un peu votre propos liminaire. L'exemple retenu a été celui du lait liquide, et les travaux ont clairement montré que le partage de la valeur était plus favorable pour l'amont dans le cas des productions bio. C'est lié à un contexte de forte demande pour les produits issus de l'agriculture biologique, et dans lequel l'offre est relativement limitée, ce qui fait que le pouvoir de négociation du prix est beaucoup plus fort pour l'amont dans ces cas, plutôt que dans les cas standards dans lesquels les distributeurs peuvent s'adresser à un grand nombre de producteurs français ou européens car, s'agissant du lait liquide, le lait UHT se déplace facilement.
Si ce résultat s'explique par la rareté de l'offre à un moment donné, est-ce que la situation que nous constatons actuellement sur ces marchés perdurera si l'offre augmente de façon forte ? N'allons-nous pas retrouver la même problématique de partage de la valeur entre industrie et distribution que celle qui existe pour les produits standards ? C'est une question ouverte.
Comment intégrer dans le prix le coût réel de ces produits ? Notamment, comment permettre aux publics plus défavorisés d'avoir accès aux produits issus de modes de production plus vertueux ? Comment réorienter la consommation vers ces produits plus vertueux, eu égard à la distribution sociale de l'accès à cette alimentation ? Vous avez dit que 15 % des dépenses étaient consacrées à l'alimentation, en moyenne, 25 % pour les catégories les plus défavorisées. Existe-t-il des mesures fiscales qui permettraient de rééquilibrer cela ?
Le premier élément qui me vient à l'esprit est lié à d'autres politiques publiques, puisque l'orientation des acteurs en amont de la filière vers des produits plus respectueux de l'environnement, voire aux externalités positives, renvoie au débat sur la politique agricole.
Dans quelle mesure la politique agricole incite et rémunère les effets positifs d'un certain type d'agriculture, et à quelle hauteur ? Jusqu'à maintenant, l'éco-conditionnalité, qui soumettait l'attribution des aides à un certain nombre de conditions environnementales et au faible nombre d'effets externes négatifs, était peu contraignante. Les mesures affichées allaient dans le bon sens, mais si l'on se penche sur leur effectivité, la majorité des exploitations satisfaisaient à ces conditions sans faire évoluer leurs pratiques. La question, au-delà du principe, est de savoir où seront placés les curseurs, dans les décisions au niveau européen et les mesures d'application dans chaque pays. Le principe est intéressant, mais si les conditions d'application sont trop souples, il n'a pas d'effectivité. C'est donc la redéfinition actuelle de la politique agricole qui peut valoriser fortement des aménités positives, ou pas. D'où l'importance de la cohérence des politiques publiques.
Beaucoup de choses ayant été dites, je vous poserai des questions assez brèves afin de permettre à nos collègues de vous interroger à leur tour.
Vous avez dit que le Nutri-Score permet aux industriels de reformuler leurs produits. Que pensez-vous des chartes d'engagement volontaire mises en place par les entreprises pour la reformulation des produits ? Pensez-vous qu'elles soient encore bonnes, qu'il y ait encore beaucoup à faire ? On a parfois le sentiment qu'il est toujours possible de remplacer un produit par un autre, sans forcément avoir de bons effets.
Vous affirmez également que les effets des campagnes nutritionnelles sont différents en fonction des catégories sociales, et que ces campagnes pourraient même renforcer ces inégalités, je pense en particulier au slogan « Manger bouger », lancé en 2004 à l'initiative du ministère de la santé. Pensez-vous que cette campagne s'adresse à une catégorie sociale particulière, et qu'elle risque d'en exclure d'autres ?
En matière d'inégalités sociales, le code de l'éducation prévoit justement une éducation à l'alimentation et au gaspillage dans les écoles. Nous n'avons pas parlé du gaspillage, mais c'est une part importante du coût alimentaire, car pour les ménages qui n'ont pas beaucoup de moyens, jeter la nourriture coûte très cher. Que pensez-vous de ce dispositif ? J'imagine qu'il va dans le bon sens, mais que pourriez-vous préconiser pour qu'il produise des effets pour tous les enfants, quelle que soit leur situation ?
Enfin, 15 à 20 % des émissions de gaz à effet de serre des pays développés sont liées à la chaîne alimentaire. Quelles recommandations pourriez-vous faire en matière de comportement alimentaire pour réduire ces effets ? Nous avons auditionné des personnes qui nous ont donné leurs réponses, mais je souhaitais avoir votre point de vue, car vous ne placez peut-être pas les priorités au même endroit.
En ce qui concerne le Nutri-Score, tant l'évaluation qui avait été faite avant sa mise en place que les travaux d'économie expérimentale menés par des collègues à Grenoble montrent que cette proposition était supérieure aux autres, car elle résume l'information de façon très synthétique. Et le consommateur a besoin de repères très simples. Autrement dit, faire le même type de choses, mais avec quatre ou cinq indicateurs qui portent sur le gras, le sucre, et autres, serait trop compliqué.
Ces cinq couleurs donnent donc des indications non seulement aux consommateurs, mais aussi à l'industrie, qui connaît ainsi ses marges de progression par catégorie de produits. Nous verrons si cette idée est opérante – nous n'avons pas assez de recul pour le savoir –, mais elle me semble pertinente car, encore une fois, je crois que la question de la reformulation des produits est fondamentale et n'a pas été suffisamment mise en avant.
Quant aux chartes d'engagement volontaire, elles me laissent sceptique, non pas que je doute de leur bien-fondé, mais parce qu'elles me semblent trop peu incitatives. En effet, dans la mesure où la démarche reste volontaire, les firmes ne bougent que si elles y ont intérêt. La demande et l'information des consommateurs évoluant, elles prendront le tournant, à un moment ou à un autre, mais elles le prendraient également sans cet accord volontaire. En effet, que leur offre-t-il de plus ? Éventuellement un logo, que personne ne connaît… Je vais être un peu dur mais, si l'on veut aller plus loin, il faut, sur le modèle de ce qui a été fait au Royaume-Uni, réunir autour de la table l'industrie et la puissance publique, la seconde menaçant la première de prendre des mesures beaucoup plus fortes si un certain nombre d'objectifs ne sont pas atteints, et ce pour l'ensemble des catégories de produits visées. Vous connaissez certainement les études de l'Observatoire de la qualité de l'alimentation (OQALI) sur l'évaluation des effets de la reformulation des produits dans le cadre des accords volontaires. On constate des progrès, parfois impressionnants, mais ils ne concernent que de petites fractions du marché car peu de firmes jouent le jeu.
L'enjeu est de parvenir à faire en sorte que, par secteur, l'ensemble des firmes reformulent leurs produits. À cette fin, il faut mener une politique plus contraignante ou, à tout le moins, afficher des objectifs de façon plus forte pour pousser les firmes à agir. Bien entendu, il existe des contraintes liées aux produits, mais il est important de tracer cette perspective. Encore une fois, au Royaume Uni, les résultats obtenus en matière de baisse de la teneur en sel ne sont pas négligeables et ils bénéficient à l'ensemble de la population car tous les produits ont été reformulés. Mais il y avait la menace du bâton.
Les campagnes d'information sont souhaitables, même si elles ne règlent pas tous les problèmes, loin de là. Il faut les promouvoir, en les limitant à un petit nombre de messages. Prenons l'exemple des campagnes d'information sur les fruits et légumes, dont on a simulé les effets. On constate que l'accroissement de la consommation de ces produits induit d'autres changements dans la diète, qui vont dans le bon sens : non seulement on consomme un peu plus de fruits et légumes, mais on mange un peu moins de viande. Des substitutions s'opèrent. Si l'on multiplie les messages tels que « Mangez cinq fruits et légumes par jour », « Ne mangez pas plus que telle quantité de viande », « Mangez tant de produits laitiers », etc., ils deviennent difficiles à intégrer et ont peut-être une portée insuffisante. En revanche, si on les axe sur des cibles privilégiées, ils auront des effets conformes aux autres recommandations, car la diète est un tout. Dès lors, peut-être vaut-il mieux limiter le nombre des messages de façon qu'ils puissent être mieux intégrés. Par ailleurs, ils doivent porter – mais cela est prévu dans le Programme national nutrition santé (PNNS) – sur des aliments et non sur des nutriments, pour les raisons que j'ai expliquées tout à l'heure.
Il est vrai que ces campagnes d'information destinées à la population générale sont moins bien prises en compte par les classes sociales les moins favorisées, de sorte qu'elles ne résolvent pas les problèmes d'inégalité sociale. Toutefois, on peut compléter les campagnes générales par des campagnes ciblées sur des populations qu'on estime à risque.
Par ailleurs, le gaspillage est source de pertes très importantes pour l'ensemble de la société – même si certains peuvent y gagner. Il me semble que les analyses économiques qui traitent de cette question sont insuffisantes car elles n'entrent pas au coeur des raisons du gaspillage. Celui-ci est très difficile à mesurer, au niveau du consommateur. On a déjà du mal à savoir ce que les gens consomment. Certes, il existe des observatoires comme Nutrinet ou celui dont nous utilisons les données, qui étudie les achats de 20 000 ménages depuis quinze ans, mais leurs résultats présentent des différences car chaque type d'observation a ses biais. Déduire des informations précises sur le gaspillage à partir de ces données n'est pas simple. Toujours est-il qu'on n'analyse pas les causes exactes du gaspillage. Est-il lié à un risque ? Dans la distribution, c'est le cas : si, dans votre supermarché, vous ne trouvez pas tel ou tel produit frais, vous changerez peut-être de magasin, à la longue. Or, ce supermarché a intérêt à ce que vous continuiez à y faire vos achats. Il doit donc être très bien achalandé. Par conséquent, il doit jeter des produits périssables car il ne connaît pas précisément la demande. Chez le consommateur, le risque peut être présent également : ce peut être la peur de manquer, par exemple lorsqu'on invite des gens. Ces mécanismes ne sont pas étudiés. Or, si l'on n'en a pas une bonne connaissance, il sera difficile de trouver les parades efficaces.
Pourriez-vous nous dire quel est le mécanisme incitatif ou coercitif qui a permis, au Royaume-Uni, de réduire la teneur en sel des produits vendus par l'industrie agroalimentaire ?
Ce mécanisme consistait, pour la puissance publique, à menacer d'imposer une standardisation. Un certain nombre de travaux d'économistes ne concernant pas le secteur de l'alimentation révèlent que les accords volontaires sont souvent un moyen pour l'industrie de retarder l'application de normes plus restrictives en montrant qu'elle fait des progrès.
Une norme a donc été fixée et des pénalités étaient prévues en cas de non-respect de cette norme. Est-ce bien cela ?
Non. Des négociations ont eu lieu entre la puissance publique et l'ensemble de l'industrie. Des objectifs graduels ont été fixés, car la diminution de la teneur en sel a des effets sur le goût. On ne peut donc pas la réduire de 50 % en une fois. Mais si toutes les entreprises le font et le font graduellement, les goûts du consommateur s'adaptent. Ensuite, si la puissance publique estime que les progrès sont insuffisants, elle met en place un dispositif plus dur.
Je m'adresse à l'économiste mais aussi au sociologue : quelle est, selon vous, la marge d'évolution possible des industries agroalimentaires ? Quels sont les moyens, s'ils existent, de les faire évoluer vers des pratiques nutritionnelles plus vertueuses ? En un mot, quel est leur degré de perfectibilité ?
Je ne suis pas sociologue, mais économiste. Il m'est difficile de vous répondre car chaque catégorie de produits a ses spécificités. Dans le cadre de nos travaux, nous avons tenté de simuler les effets d'une reformulation des principaux produits transformés sur la santé, en alliant un modèle économique et un modèle épidémiologique. Les impacts sont très différents selon le type d'industrie. Nous nous sommes fondés, du reste, sur des travaux que l'industrie elle-même, notamment Unilever, a réalisés pour essayer d'évaluer ses marges de manoeuvre par grand type de produits. Si on n'incite pas les industriels à agir, quel risque courent-ils de mettre en oeuvre cette reformulation ? Si une seule firme le fait, ses produits risquent d'être rejetés par les consommateurs, qui choisiront les produits non reformulés. À cet égard, je dois modérer ma critique des accords « volontaires » et « à la française » sur un point. Ces accords ont en effet été efficaces lorsqu'une profession entière a adhéré à la charte : ce fut le cas de la charcuterie, par exemple. Mais encore une fois, si une firme est la seule à agir dans ce domaine, elle prend de gros risques. Elle préférera donc s'abstenir ou alors développer une nouvelle gamme de produits à destination de certains consommateurs qui seront sensibles à tel argument. L'un des points clés est de parvenir à faire bouger l'ensemble d'un secteur, et non une firme isolée.
Il existe également un levier en aval. Il s'agit de flécher la consommation en utilisant des dispositifs de type cash back, qui consistent à donner de l'argent au consommateur qui fait des choix de consommation vertueux pour sa santé. Qu'en pensez-vous ?
Je n'ai pas étudié ce type de mécanismes. Cependant, il y a quelques années, nous avons réalisé, avec des épidémiologistes, des travaux sur l'accroissement de la consommation de fruits et légumes, car c'est un axe qui nous semble important pour faire évoluer la diète dans un sens favorable à la santé et à l'environnement. Nous avions comparé, d'une part, une politique consistant à baisser les prix des fruits et légumes de façon générale à l'aide de subventions et, d'autre part, une politique consistant à donner des bons d'achat « fruits et légumes » à une partie de la population qui a de faibles revenus et consomme relativement peu ces produits par rapport au reste de la population. Nous en avons conclu que, pour un même montant d'intervention, la seconde politique pouvait être globalement plus bénéfique que la première, à condition que le montant de ces bons soit suffisamment élevé par consommateur, c'est-à-dire supérieur à la dépense initiale en fruits et légumes de celui-ci. Sinon, cela sera considéré comme une augmentation de revenus, et l'argent économisé grâce aux bons sert à acheter n'importe quoi d'autre. Des travaux menés dans d'autres pays ont corroboré ces conclusions. Une expérimentation dans ce domaine pourrait être intéressante.
La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 5 juillet 2018 à 11 h 55
Présents. - Mme Michèle Crouzet, M. Loïc Prud'homme
Excusés. - M. Julien Aubert, M. Christophe Bouillon, Mme Bérengère Poletti