Mon père, Henri Pézerat, était un scientifique qui s'est particulièrement illustré, comme le narre le film que j'ai réalisé, en obtenant l'interdiction de l'amiante. Je suis venu à la demande d'Annie Thébaud-Mony, présidente de notre association, et j'ai fait appel à Gérald pour vous présenter les sujets qu'il a abordés.
Sans évoquer le fond des dossiers, je dirai ceci : le film « Les Sentinelles » a donné lieu à quelque 150 projections-débats, et son tournage – et les rencontres qui l'ont émaillées – ont suscité un certain nombre de réflexions que je me permettrai de vous livrer du point de vue d'un observateur plus que d'un militant.
Tout d'abord, les maladies professionnelles doivent être envisagées sous un angle très particulier : qui dit profession, en effet, dit emploi et gagne-pain. Les victimes de maladies professionnelles ont deux craintes : leur santé et la perte de leur gagne-pain. Or, si les salariés hésitent à déclarer une maladie professionnelle, c'est souvent par crainte de perdre leur emploi – que cette crainte provienne d'une forme de chantage à l'emploi ou qu'elle soit auto-fabriquée. Mon père nous racontait souvent comment, lorsqu'il alertait les ouvriers et les syndicalistes travaillant dans une mine d'or sur la dangerosité de leur travail et la nécessité de fermer la mine qui les empoisonnait, ses interlocuteurs lui intimaient de se taire au risque de faire en effet fermer la mine. La peur de perdre son emploi est immense. « Ne plus perdre sa vie à la gagner », dit-on souvent : soit, mais un gagne-pain permet souvent de faire vivre une famille. Nombreux sont donc ceux qui doivent résoudre cette équation terrible : enquêter jusqu'au bout et passer des examens – un scanner pour détecter des plaques pleurales liées à l'amiante, par exemple – afin de vérifier une maladie, ou se taire. Citons l'exemple de Jean-Marie Birbes, ouvrier de l'usine Eternit à Gaillac, car l'histoire, même ancienne, peut éclairer ce qui se passe aujourd'hui. Avant l'interdiction de l'amiante, disait-il, les ouvriers ne voulaient pas passer d'examens médicaux ; ce n'est qu'après l'interdiction qu'ils ont consulté des radiologues, passé des scanners et ainsi de suite, et ce n'est qu'après l'interdiction que le nombre de plaque pleurales détectées a enfin correspondu à la réalité. Ces maladies sont souvent invisibles parce que les gens ont peur de les déclarer.
Sans doute faut-il donc aborder ces maladies professionnelles sous un angle différent, par exemple en luttant contre elles comme on lutte contre les autres maladies. Les moyens de lutte ne sont pas infinis : la législation, la réglementation dans les entreprises, le contrôle de l'application de la législation. De ce point de vue, la suppression des CHSCT est terrible : si l'on veut continuer de lutter contre les maladies professionnelles, on ne saurait priver les CHSCT de leurs prérogatives ni limiter davantage les effectifs des inspecteurs et médecins du travail.
Autre problème : les médecins. Dans leur parcours du combattant, les victimes estiment que les médecins sont soit aveugles, soit complices – par un réflexe pavlovien consistant à privilégier l'hypothèse de la maladie psychologique –, soit encore que leur culture toxicologique est très lacunaire. Sans préjuger des conclusions qu'adoptera la commission d'enquête, il me semble tout de même qu'il faut prendre des mesures concernant les médecins, par exemple en plaçant la toxicologie au coeur des études médicales. De même, certains médecins s'interrogent systématiquement sur une éventuelle exposition aux pesticides de leurs patients atteints de la maladie de Parkinson : cette culture doit se diffuser partout, au moyen de campagnes médicales. Sans doute aussi faut-il que certains médecins fassent leur autocritique pour sortir du déni. Au fond, ce sont les associations de victimes et les malades eux-mêmes qui finissent par devenir les véritables experts médicaux et qui fournissent des arguments aux avocats dans le cadre des procédures judiciaires.
L'Association Henri-Pézerat, loin de produire des communiqués de presse quotidiens, agit sur le terrain. De même, les experts qui étudient les conditions de travail doivent se pencher non pas sur des fichiers Excel mais sur la situation concrète des travailleurs sur le terrain. C'est pourquoi notre association, qui ne peut être présente partout, s'empare de sujets précis et particulièrement scandaleux et emblématiques. Pour ce faire, elle a recours à des compétences variées : ouvriers, médecins, avocats, journalistes, scientifiques. Le film « Les Sentinelles » décrit aussi la conjonction de ces différentes capacités.