Les tendances émergentes qui seront, peut-être, structurelles demain, sont apparues il y a cinq ou dix ans. Si nous ne savons pas encore quels en seront la forme et le contenu définitifs, elles commencent à modifier les représentations et les comportements des acteurs.
Selon l'étude réalisée par trois prestataires extérieurs, une série de seize fiches « Tendances » ont été publiées. Elles recoupent assez largement les travaux des historiens et des sociologues ; la base objectivée est donc tout à fait avérée.
Voici quelques tendances : une volonté de reprendre le contrôle de son assiette ; un intérêt croissant pour le local, les circuits courts et la proximité du producteur ; la traçabilité. Ce sont des tendances bien plus développées chez nous que dans le nord de l'Europe, où, inversement, les réticences à l'égard de la mondialisation sont moins grandes.
Autre tendance constatée : une baisse de la consommation de viande. Même si elle devrait continuer à augmenter pendant quarante ou cinquante ans, compte tenu de la pyramide des âges à l'échelle mondiale, la consommation baisse déjà dans les vingt-cinq pays les plus riches depuis une vingtaine d'années ; en France, le tournant se situe en 1991-1992.
La volaille et la viande de porc – surtout sous forme de charcuterie – sont les viandes qui résistent le mieux. Depuis quelques années, plus de 50 % de la viande rouge sont mangés sous forme de steaks hachés. Qui dit baisse de la consommation de protéines animales, dit développement de la consommation de protéines végétales.
La question du bien-être animal est également de plus en plus importante – conséquence directe de la baisse de consommation de viande.
Par ailleurs, nous avons retrouvé des tendances identiques, françaises et européennes, chez toutes les couches moyennes urbanisées, consommatrices des pays du monde. Au Pérou, au Vietnam, en Afrique du Sud, au Brésil, en Roumanie ou en Algérie, les couches moyennes s'urbanisent, accèdent à l'État providence, à la consommation de masse et à une nouvelle logistique alimentaire ; elles ont une alimentation qui s'adapte au mode vie. De sorte que nous constatons une réduction des temps de repas, des temps de courses, qu'il y a moins de productions de proximité et une cuisine d'assemblage de produits achetés.
Bien évidemment, il existe des variantes selon la classe sociale, le niveau de développement, la prégnance ou non du travail salarié, et même de la féminisation de la société, les femmes étant des prescripteurs élémentaires de la consommation ménagère. Ce sont elles qui font entrer l'environnement, l'attention au risque, la crainte de telle ou elle maladie, etc.
Nous voyons donc émerger, dans la majorité des pays, ces comportements qui ont tendance à accompagner l'industrialisation de l'alimentation. Les processus industriels se sont développés pour amener dans chaque foyer, le plus rapidement possible, des produits aussi bon marché que possible et une cuisine adaptée au temps présent.
Nous avons l'habitude de dire, aujourd'hui : « nous mangeons comme nous vivons ». Il y a encore trois ou quatre siècles, l'alimentation était une ressource fondamentale de la pérennisation de la société. On y consacrait beaucoup de temps et d'argent, elle était à la source de rites, mythes et des religions ; l'alimentation était au coeur du renouvellement des générations.
Aujourd'hui, les nouvelles générations affirment, selon nos études, qu'avec quelques euros elles peuvent manger correctement, n'importe où. L'alimentation n'est plus une activité sociale fondamentale, ce qui fait dire aux sociologues Claude Fischler et Jean-Pierre Corbeau, notamment, que l'alimentation est une activité sociale intercalaire, secondaire, voire interstitielle : « je mange quand j'ai fini toutes mes activités, qui sont plus importantes que manger ». Dans une société d'abondance, l'alimentation devient une activité accompagnatrice des autres moments de la vie.
Il n'y a plus de modèle alimentaire qui s'impose tous les jours, mais diverses façons de manger en fonction des moments de la vie. De fait, l'alimentation s'adapte à ces modes de vie, les accompagne et n'est plus déterminante dans le fonctionnement de la société.
Tout cela est une prime au processus industriel, puisqu'il faut nourrir convenablement, trois fois par jour, le consommateur. Au lendemain de la guerre, la mortalité infantile était de 60 pour mille, contre 4 pour mille aujourd'hui, l'hygiène et l'alimentation étaient des questions fondamentales. La logique de la politique agricole commune (PAC) a été de produire et de manger ce qui avait été produit ; nous étions dans une logique « descendante », partant de l'offre. Aujourd'hui, on veut manger un produit préparé, tout de suite, et à bas prix.
En ce qui nous concerne, nous avons défini trois « familles » de tendances, qui sont, selon nous, plus parlantes et significatives.
En premier lieu, derrière ce tableau « pro-industriel », lié à tout un mode de vie, nous sentons émerger des valeurs telles que la santé, la naturalité, la sensibilité au bien-être animal, qui ne sont pas des artefacts ou des sensibilités dont on pourrait se demander si elles sont porteuses d'avenir : ce sont des valeurs avérées, qui commencent à produire des évolutions dans les comportements, notamment dans la façon d'acheter et de consommer.
On peut noter, se rattachant à cette tendance, une volonté d'éviter certaines pathologies, de se soigner en mangeant – d'où le terme « alicaments » –, de manger sain, de veiller à la bonne alimentation de nos enfants à l'école, de manger bio – sans organismes génétiquement modifiés (OGM), sans gluten ; c'est une logique du « sans », liée à l'idée qu'il est possible de retirer un ingrédient néfaste pour purifier le processus de production. Si le produit est « sans » quelque chose, il sera considéré comme bon, ce qui induit des changements de comportement très forts : on sera sensible aux allergènes, à la question des nanotechnologies, sur laquelle nous avons publiée, au « moins de sel, de sucre, de gras », etc.
Nous avons ainsi identifié toute une tendance en recherche d'une naturalité alimentaire, de quelque chose qui serait sain par opposition à ce qui est jugé pathologique. D'année en année, d'étude en étude, cela modifie les manières de penser et de manger. Il s'agit là d'une tendance émergente forte dans la grande majorité des pays ; elle accompagne le développement.
Dans les pays en fort développement – en Chine, en Inde, au Brésil – les couches moyennes urbaines copient le discours occidental et sont en train d'abandonner la consommation de viande pour passer aux protéines végétales. La modernité, pour elles aussi, c'est le steak de soja. Il s'agit donc d'un mouvement d'ampleur mondial, ce qui est logique, la dynamique du développement durable se propageant au sein du village planétaire.
La deuxième famille de tendances se définit par la quête de sens, de transparence, d'information, de compréhension, et par une distanciation évidente avec le monde agricole. Les enfants d'aujourd'hui n'ont plus – ou très peu – de grands-parents agriculteurs et ne savent pas trop ce qu'est un animal en train de brouter ni un arbre fruitier. Il s'agit d'une distanciation physique, sociale et culturelle. De sorte que, pour les nouveaux mangeurs en train d'être socialisés dans leur famille, l'alimentation se résume à des produits sur une étagère, que l'on assemble au dernier moment. Il y a une perte de la compréhension des processus biologiques et naturels, qui pourraient expliquer pourquoi tel produit est bon ou pas.
A cela s'ajoute la numérisation de la société : les smartphones, les réseaux sociaux, les influenceurs, ces consommateurs suivis par 3, 4, 5 ou 8 millions de followers, qui sont de vrais prescripteurs, bien plus puissants qu'un vétérinaire, un médecin ou un expert ! Aux États-Unis, ce sont des jeunes filles de 18 ou 19 ans qui présentent les produits ; elles ont des capacités de prescription d'achat infiniment plus grandes que les experts.
Il s'agit là d'une des conséquences de la numérisation de la société : ce qui est déterminant, ce n'est pas forcément le vrai produit, défini par la science, mais le produit vraisemblable, défini par une connectivité et une sorte d'affiliation personnelle.
Nous avons également noté la montée de la notion de risque alimentaire, la volonté de se prémunir contre lui, de reprendre le contrôle de son alimentation, de connaître l'origine des produits, avec une priorité donnée aux produits saisonniers. Enfin, la critique des processus agricoles et des processus industriels est plus poussée. Alors que le cahier des charges du bio est tourné vers le respect de l'environnement, il est interprété par les familles et les mangeurs comme une protection de la santé.
Enfin, troisième famille de tendances : une demande de relocalisation, de proximité, avec un discours très affirmé contre les « kilomètres » alimentaires, la mondialisation, c'est-à-dire, en fait, contre la réalité. La mondialisation est derrière nous, nous avons déjà le monde dans notre assiette. Il s'agit pour le coup d'une réaction à quelque chose qui est déjà là, une volonté d'un vrai retour au local et à la proximité.
On peut cependant se demander s'il s'agit d'une vraie tendance émergente, puisque, dans les grandes villes, atteindre 4 % d'approvisionnement de proximité est déjà très coûteux, même pour une ville comme Nantes, qui dispose d'une vraie ceinture maraichère et beaucoup de ressources en la matière. Passer à 15 % ou à 20 % d'alimentation de proximité semble donc plus que difficile économiquement.
En conclusion, beaucoup de choses changent. Si je reprends l'adage « on mange comme on vit », et dans la mesure où l'alimentation accompagne l'ensemble de nos contraintes quotidiennes, je dirais que ce mouvement va continuer.
Production de masse, transformation de masse et logistique de masse de la distribution sont les réponses qui, pour l'instant, sont tout à fait en phase avec ce que chacun souhaite : « Ici, tout de suite et pas cher ».