Je propose que cet intitulé reprenne les termes de « bioéthique, innovations et société ». Je pense en effet que la notion d'innovation doit figurer dans le titre du texte pour prendre en compte la nécessité de l'implémentation, de l'anticipation et des études d'impact. Quant à la référence à la société et au sociétal, je la suggère parce qu'il en va de la cohésion et des valeurs communes de notre société.
Que nous dit la réflexion éthique des valeurs de notre société et de notre capacité à défendre une visée politique qui soit démocratique et partagée ? Le principe de fraternité, par exemple, a fait irruption dans le débat public il y a quelques semaines. Or, il est en jeu de manière très tangible en matière de bioéthique, notamment avec le prélèvement et la greffe d'organes. C'est une chance pour la démocratie que de pouvoir aborder, frontalement et de manière constructive, les questions de bioéthique. Nous nous sommes rendus, au cours des États généraux de la bioéthique, dans un lycée peu représentatif des établissements privilégiés que fréquente l'élite française. Nous y avons fait travailler les classes de terminale sur la greffe d'organes. Les élèves ont produit une réflexion impressionnante du point de vue philosophique, politique et démocratique sur la solidarité et le don. La notion de bioéthique recouvre un ensemble d'éléments pouvant nourrir une réflexion sur la démocratie, la solidarité et nos responsabilités. La dimension politique ne doit pas être évitée. Où se situent la volonté et la responsabilité politique dans le domaine de la bioéthique ? De quelle manière les affirmer et les consacrer ? Quels arbitrages politiques seront rendus dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique ? Quels seront les renoncements, les acceptations et les restrictions ? À l'aide de quels arguments les justifiera-t-on ? Sera-t-on capable d'un renouvellement du discours et d'une créativité accompagnant l'implémentation sociétale de ces arbitrages ?
Dans la culture médicale, la bioéthique est née en 1947 avec le code de Nuremberg, après la Shoah et un an avant la Déclaration universelle des droits de l'homme. Qu'advient-il de cette Déclaration universelle dans un contexte de production biotechnologique susceptible d'altérer sa signification et de la disqualifier – ne serait-ce qu'au regard de nos devoirs universels ? Qu'en est-il de nos principes à l'épreuve d'avancées biotechnologiques dites disruptives ? Une continuité est-elle possible face aux ruptures systémiques ? Saura-t-on poser et signifier des conditions dans un contexte de relativisme idéologique, d'indifférenciation des repères et de compétitivité transnationale ? Peut-on inventer une démocratie bioéthique ?
Comme je l'ai dit, l'un des textes qui m'ont paru les plus intéressants ces derniers mois est le rapport Villani dont l'intitulé – Donner un sens à l'intelligence artificielle – est en lui-même remarquable. Cet objectif d'intelligibilité doit également être assigné à l'approche de la bioéthique. Faut-il se contenter d'adapter la loi aux évolutions biomédicales ou comprendra-t-on qu'il y a un enjeu supérieur aujourd'hui ? Dans les prolégomènes de son rapport, M. Villani écrit que l'enjeu n'est rien moins que le choix de la société dans laquelle nous devons vivre demain. Lorsque M. Jean-François Delfraissy a annoncé les États généraux de la bioéthique, il a repris une formule un peu analogue en se demandant quel monde nous voulions pour demain. Ces interrogations me semblent tout à fait pertinentes même si elles dépassent la première approche qu'on pourrait avoir d'une révision stricte du texte de la loi de 2011. Voilà des enjeux qui apparaissent dans deux textes et qui devraient animer nos réflexions et inspirer certains choix.
Certains éléments de langage du rapport Villani peuvent être transposés à la bioéthique. Le rapport préconise d'anticiper et d'accompagner la transition, d'intégrer la transformation dans le dialogue social et de créer un écosystème recherche-société, de développer des réseaux interdisciplinaires et de favoriser la créativité et la pédagogie innovante. Enfin, sont préconisées une recherche agile et diffusante et une évolution permettant de passer de la concertation citoyenne à l'évaluation citoyenne. La plupart des gens que nous avons rencontrés au cours des États généraux nous ont dit qu'ils ne voulaient pas être trompés comme ils l'avaient été par la loi Claeys-Leonetti – la concertation de l'époque ayant fait « pschitt » puisque les décideurs politiques ont pensé que la société était plus avancée qu'elle ne l'était réellement.
Un autre texte que je vous invite à lire est le rapport de la commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de décembre 2017. Son intitulé soulève à lui seul une question de fond : Comment permettre à l'homme de garder la main ? Je citerai quatre extraits de ce rapport.
Première citation : « La réflexion éthique porte sur des choix de société décisifs. » Dans le domaine de la bioéthique, on a de plus en plus le sentiment que les décisions qui sont prises – ou que l'absence de décisions prises – en ce moment sont irréversibles. Alors que la bioéthique d'hier intéressait surtout les médecins et était sans grande portée, elle entre aujourd'hui dans le champ de l'irrévocable. La recherche et certaines pratiques ont un impact qui soulève la question de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures, que ce soit en matière génomique ou de tri embryonnaire, notamment. « La réflexion éthique porte sur des choix de société décisifs et ne saurait se construire indépendamment d'une prise en compte de cette dimension pluraliste et collective », nous dit la CNIL.
Deuxième citation : « L'évolution technologique déplace la limite entre le possible et l'impossible et nécessite de redéfinir la limite entre le souhaitable et le non souhaitable. » Le Président de la République apprécie Paul Ricoeur qui, lui, parle du préférable, mais si j'étais parlementaire, je m'interrogerais sur la limite entre le possible et l'impossible, qui est de plus en plus transgressée. Quand on voit les enjeux économiques et financiers qui régulent toute la recherche, on peut s'inquiéter de savoir qui va définir le souhaitable et par rapport à quels intérêts.
Troisième citation : « Les algorithmes et l'intelligence artificielle conduisent à une forme de dilatation de figures d'autorité traditionnelles, de décideurs, de responsables, voire de l'autorité même de la règle de droit. » Les gens ont effectivement un sentiment d'impuissance qui me semble très dangereux tant il jette de discrédit. Si nous ne réconcilions pas notre société avec une science responsable et avec des politiques qui soient en capacité de déterminer certaines orientations, nous irons vers davantage de difficultés que nous n'en avons déjà.
Enfin, je ferai une dernière citation : « Le développement de ces technologies peut affecter l'une des composantes de l'identité et de la dignité humaine, à savoir sa liberté et sa responsabilité. » On est face à une envie profonde de démocratie, bien loin de la caricature qu'on a faite de gens ayant une posture très idéologique, voire religieuse, réfractaire à tout progrès, et à la crainte que cette démocratie soit remise en cause par certains renoncements.