Je découvre des territoires immenses ! Devant vous, je suis avant tout un citoyen qui partage des doutes, des suspicions et des interrogations.
En premier lieu, il vous faut réfléchir à l'évolution du périmètre du concept de bioéthique. Dans un article rédigé pour Le Figaro au début des États généraux, j'évoquais la bioéthique « d'hier » et celle à inventer. La rupture est fondamentale, et certains concepts de l'éthique doivent être réinventés.
La situation actuelle est disruptive : il va être compliqué de penser intelligemment le futur avec des concepts datés, d'autant plus qu'il est impossible de tout anticiper car le paysage se recompose perpétuellement. Nous sommes dépassés par l'évolution des choses… C'est toute l'intelligence du rapport Villani : il ne s'est pas contenté de confier l'animation à des espaces éthiques, mais a consulté des experts internationaux. La mise en relation des questions et de ces intelligences a produit des repères.
Pour répondre à M. Touraine, s'agissant de la régulation de la bioéthique, je cerne mal ce qui distingue actuellement l'approche française. Nous devons être plus créatifs et nous réinventer, voire surprendre. Pourquoi ne pas repositionner la bioéthique là où elle doit l'être, au niveau politique plutôt que scientifique, par exemple ? Les consultations que vous allez mener doivent vous permettre de produire une intelligence collective.
Je serai inquiet si l'on se limite à adapter une législation déjà tiraillée par les contradictions et qui va finir par imploser. Le numérique est une révolution pour nos modes de vie et dans notre relation à l'autre, à notre histoire et au monde. Si nous n'intégrons pas ces ces profondes ruptures dans nos représentations, nous passerons à côté…
J'ai trouvé surprenant que le rapport Villani soit publié au moment des États généraux de la bioéthique. Je vous ai répondu assez brutalement en estimant que cela avait démonétisé le travail réalisé par les espaces éthiques : quelle que soit la qualité de notre réflexion, elle est relativement inconsistante au regard de l'intelligence produite dans un rapport de cette nature.
La CNIL est également capable d'organiser des débats permettant de produire une intelligence collective et utile : elle a organisé une centaine de débats, en utilisant une méthodologie bien précise, avec des jurys citoyens formés selon des règles extrêmement strictes. Ce type d'approche existe donc et est très satisfaisant. Nous devrions l'intégrer dans notre réflexion sur la bioéthique.
En outre, il me semble fondamental d'anticiper. Quelle instance est capable d'anticiper et peut également prendre la responsabilité de décider ? Réguler, c'est peut-être également évaluer les enjeux industriels, économiques et stratégiques d'un domaine – la recherche médicale par exemple.
Dans le texte que je vous ai adressé, je reviens sur ma principale conclusion des rencontres des derniers mois : les gens se sentent progressivement dépossédés de ce qu'ils sont – leur culture, leur histoire, ce qu'était leur représentation de la vie et de la société. Votre vision de parlementaires est sans doute différente, du fait de votre expertise, mais de nombreux Français se sentent très vulnérables, ont peur et ressentent pleinement la violence de technologies indifférentes au bien commun. Face à cette inquiétude, quels éléments allez-vous produire pour leur permettre de reprendre confiance et leur faire comprendre qu'il y aura un pilote dans l'avion ?
Les responsables d'instances éthiques identifient des thématiques, argumentent mais sont plutôt dans le constat. Ainsi, par exemple, s'agissant de l'utilisation du « ciseau génomique » CRISPR-Cas 9, toute la communauté internationale est mobilisée et, en avril, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a organisé un colloque international. Qu'a-t-on constaté ? Que l'on est dépassé par certaines pratiques, notamment celles de pays qui n'ont absolument pas les mêmes préoccupations bioéthiques, voire éthiques, que nous… Nous devons aussi le prendre en compte. Mais si l'on est trop prudent – les chercheurs vous le diront –, ne passe-t-on pas à côté de belles opportunités, par exemple dans l'intérêt supérieur de la personne malade ?
Monsieur le rapporteur, vous évoquiez l'importance de maintenir le doute. Nous n'avons pas besoin de le maintenir, car nous ne sommes plus que dans le doute et la suspicion ! C'est pourquoi nous avons vraiment besoin de repères, d'horizon et d'objectifs fixés par étapes. Actuellement, les événements semblent nous dominer : chaque jour, chaque heure, une nouvelle information nous déplace, nous détourne et nous fait douter profondément. Mêmes les chercheurs qui étudient des thématiques pointues ne savent plus si elles seront encore pertinentes demain…
Dans ce contexte, la décision politique est extrêmement délicate et aléatoire, mais elle est préférable à l'attentisme ou au transfert de responsabilité vers des comités d'éthique, chargés de produire des textes théoriques qui ne rassurent personne.
Dernier point, la question des droits du malade : elle me semble un peu obsolète puisque les avancées en génomique renouvellent le concept même de malade. Les normes évoluent et une forme de biopouvoir est exercée avant même le début de l'existence, dénotant une volonté de nous « augmenter », mais aussi de nous sélectionner selon des normes et des critères tolérés au nom d'une certaine idée de la science, de ses performances et de ses finalités.
Même si je vous le dis assez maladroitement, ce qui nous manque le plus, ce sont des éclairages épistémologiques : que se joue-t-il derrière ces évolutions ? Sommes-nous prêts à consentir à cette soumission volontaire « pour notre plus grand bien » ?
Pour conclure, je reviendrai aux questions de M. Touraine : la richesse du moment, c'est précisément ces questionnements qui nous touchent et sont de l'ordre du politique, voire de la métaphysique. Serons-nous à la hauteur ? Saurons-nous produire une réflexion digne de ces avancées totalement imprévisibles, voire irreprésentables et inimaginables ?
Il peut être tentant de se laisser bercer par les chants du transhumanisme et de déposer les armes au motif que l'évolution est irréversible. Mais aborder ces questions, c'est être capable de résister, pas uniquement pour des raisons morales ou religieuses, mais au nom de ce que l'humanisme a fait et de nos conquêtes en matière de liberté et de dignité.
Mon texte le souligne : l'enjeu est clairement politique. Si l'on cède aujourd'hui à la tentation d'un ajustement dont on sait qu'il sera très provisoire, dans ce contexte d'évolutivité constante et de domination de certains groupes, il ne faudra plus dire demain que nous sommes encore en démocratie. En la matière, les résolutions européennes mises en oeuvre le 25 mai ne sont pas totalement rassurantes. Nous ne sommes pas assez attentifs aux mouvements tectoniques en cours.
Aurez-vous, ainsi que le Gouvernement, le courage politique de défendre des lignes intangibles et, ce faisant, la démocratie ?