La multiplication, ces dernières années, des révélations sur des pratiques de fraude et d'évasion fiscales à grande échelle, impliquant des personnalités et des entreprises connues, a eu pour effet d'exacerber, parmi les citoyens, un sentiment d'incompréhension et de refus : incompréhension face à une situation où ceux qui disposent des moyens et des ressources les plus importants sont ceux-là mêmes qui cherchent, à travers des montages complexes, à échapper à leur obligation fiscale légitime ; refus de l'injustice fiscale qu'une telle situation engendre. Les attentes fortes de nos concitoyens appellent une réponse tout aussi forte des pouvoirs publics. Tandis que les scandales de fraude et d'évasion se multiplient, la riposte, elle, s'organise.
La dernière mission d'information de la commission des finances de l'Assemblée nationale consacrée à l'évasion fiscale internationale, conduite par Éric Woerth et dont Pierre-Alain Muet était le rapporteur, remonte à 2013. Cette mission s'est attachée à présenter les types de montages ainsi que les pratiques dommageables, et a formulé plusieurs propositions, dont certaines ont été traduites ultérieurement dans la loi.
Depuis, la situation a grandement évolué, et le monde a connu d'importantes avancées. L'ambitieux projet BEPS – pour base erosion and profit shifting, soit « érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices » – de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à travers ses quinze actions, propose plusieurs pistes pour lutter contre les pratiques d'évitement de l'impôt auxquelles se livrent les entreprises. L'Union européenne n'est pas en reste. Depuis 2015, elle a lancé de nombreuses initiatives renforçant les moyens de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. La dernière d'entre elles, datant de mars 2018, consiste en un paquet sur la fiscalité numérique. La France, quant à elle, joue un rôle moteur en la matière, en Europe comme à l'international. Par ses incessants efforts, elle a suscité d'importants progrès.
Il reste néanmoins beaucoup à faire, au niveau national mais aussi, surtout, au-delà. Ici réside l'une des principales difficultés relatives à la lutte contre l'évasion fiscale : la concurrence – pour ne pas dire la guerre – à laquelle se livrent les États. Le problème est international, la réponse doit donc l'être aussi.
Dans ces conditions, la commission des finances a jugé opportun de créer, le 8 février 2018, une mission d'information consacrée à l'optimisation et à l'évasion fiscales. J'ai eu l'honneur de la présider aux côtés de la rapporteure, Bénédicte Peyrol. En étaient également membres cinq de nos collègues : Jean-Paul Mattei pour le groupe du Mouvement Démocrate et apparentés, Lise Magnier pour le groupe UDI, Agir et Indépendants, Valérie Rabault pour le groupe Socialistes et apparentés, Éric Coquerel pour le groupe La France insoumise, Fabien Roussel pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine. Le pluralisme politique de cette mission, loin de constituer un handicap, s'est révélé être une force. Un sujet tel que la lutte contre l'évasion fiscale doit dépasser les clivages politiciens. Un consensus est possible, et même nécessaire, pour parvenir à une meilleure justice fiscale. Si les moyens peuvent faire l'objet de divergences, la fin, elle, réunit l'ensemble des sensibilités.
Dès sa réunion constitutive du 22 février 2018, et ainsi qu'elle l'a annoncé à la commission des finances lors d'une présentation le 13 mars suivant, la mission a fait le choix de concentrer ses travaux sur l'évasion et l'optimisation fiscales des entreprises au regard de l'impôt sur les sociétés. D'autres impôts font l'objet d'évitement, y compris de la part des particuliers. Toutefois, l'impôt sur les sociétés revêt une dimension symbolique forte, outre qu'il emporte des enjeux budgétaires évidents dans le contexte économique et social que nous connaissons. Ce sujet a de surcroît fait l'objet d'importants travaux européens et internationaux.
Il a en outre été décidé de ne pas aborder la fraude en tant que telle. Cette dernière, ne présentant pas le même enjeu de définition ni les mêmes défis que l'optimisation et l'évasion fiscales, doit faire l'objet de mesures particulières, comme celles qui ont été présentées dans le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.
Enfin, la mission a inscrit ses travaux dans la continuité de ceux qui ont été réalisés en 2013, sans pour autant les répéter. Cette continuité était nécessaire pour analyser le chemin parcouru ces cinq dernières années et identifier les pistes d'amélioration envisageables.
La rapporteure, à laquelle je tiens ici à adresser mes plus vifs remerciements, a souhaité donner aux travaux de la mission un angle original, que j'ai immédiatement partagé en raison de sa pertinence : tenir systématiquement compte du contexte international des intérêts de la France, dépasser la seule approche fiscale traditionnelle pour faire porter la réflexion sur d'autres dimensions – la diplomatie en particulier. Un souci permanent de responsabilité a animé nos travaux. Nous devions dégager des pistes d'évolution concrètes et utiles, sans pour autant céder à la facilité qui aurait consisté, par des suggestions impossibles à mettre en oeuvre, à engranger des gains politiciens. Une telle facilité n'aurait pas fait honneur aux missions de contrôle et d'évaluation du Parlement, et se serait inévitablement traduite, en dernière analyse, par une déception des citoyens. Enfin, un travail pédagogique a été entrepris pour tenter de clarifier des notions et des chiffres souvent mal appréhendés et employés à mauvais escient, parfois à dessein, nourrissant une forme d'hystérie dans le débat public.
Plus de vingt auditions ont été conduites. Elles ont mobilisé plus de soixante participants, associant indifféremment des administrations de l'État – direction des vérifications nationales et internationales, direction de la législation fiscale, directions des affaires juridiques des ministères économiques et financiers –, des institutions internationales – l'OCDE –, des organisations non gouvernementales et syndicales, des entreprises, des économistes ou encore des avocats et des universitaires – la liste n'est pas exhaustive. À ce cycle complet d'auditions s'est ajouté un déplacement à Bruxelles auprès de la Commission européenne et des représentations permanentes de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et des Pays-Bas. Je souhaite remercier l'ensemble des personnes qui, par leur expertise, ont contribué à éclairer les travaux de la mission.
Ces auditions et rencontres, toutes précieuses, ont utilement alimenté la réflexion de la rapporteure en vue de l'élaboration de propositions concrètes et ambitieuses. Une quarantaine de recommandations sont ainsi émises sur l'ensemble des sujets abordés. Sur cette base, quinze propositions ont été jugées le plus à même d'améliorer la lutte contre l'évasion fiscale. Je souscris entièrement à l'ensemble de ces propositions et recommandations. Celles-ci sont présentées de façon synthétique en début de rapport, et font l'objet de développements et d'analyses détaillés tout au long du document.
Le rapport présente un état des lieux complet et nécessaire des nombreuses évolutions qu'a connues la lutte contre l'évasion fiscale ces cinq dernières années. Il établit ensuite un diagnostic et propose des remèdes pertinents. Aboutissement d'un long travail, dont la qualité évidente doit beaucoup à l'expertise indéniable de la rapporteure, Bénédicte Peyrol, ce rapport, par son approche originale et par l'ambition qu'il affiche, devrait compter pour l'avenir. Je formule le souhait qu'il constitue non l'achèvement de la lutte contre l'évasion fiscale internationale, mais un jalon important susceptible d'accentuer cette lutte, et ainsi de renforcer la justice fiscale mondiale tant attendue par nos concitoyens.