Chers collègues, plusieurs de vos questions portent sur l'identification d'actions prioritaires parmi les propositions du rapport. Il n'est pas tout à fait juste de voir dans la feuille de route que je vous soumets un « embarras » de propositions dénuées de perspective opérationnelle. En effet, le président de la mission d'information et moi-même avons pris soin de décliner des propositions éminemment pratiques et opérationnelles, dont certaines ont déjà fait l'objet d'amendements dans le cadre du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude. Ce rapport est donc d'ores et déjà inscrit dans l'action.
Vous m'interrogez sur les initiatives que nous devons prendre de manière impérative. Ma plus grande surprise, dans le cadre de cette mission, fut de constater que la France et l'Union européenne n'avaient pas véritablement de position sur ce qu'était la création de valeur. Ceci rejoint de nombreuses questions qui nous occupent : qu'est-ce qu'un utilisateur ? son rôle est-il de produire de la valeur ; et si oui dans quel cadre ? est-il actif ou passif ? Il me semble urgent que l'Union européenne et la France impulsent une prise de position ferme en la matière. Lorsque nous négocierons à l'OCDE et devrons trouver un équilibre sur la définition de l'établissement stable virtuel dans un cadre international, il sera impératif que nous défendions une position commune qui préserve nos intérêts. Telle est, selon moi, la priorité absolue.
Une autre priorité, à l'échelle européenne, réside dans la taxe sur les services numériques. L'Union européenne doit montrer qu'elle agit et qu'elle est en capacité de prendre une position forte sur ce sujet. C'est ce à quoi s'emploie notre ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Le Maire, et je soutiens son engagement en ce sens. Il me paraîtrait nécessaire que cette initiative aboutisse d'ici à la fin de 2018, dans la perspective des élections européennes de 2019. À cette échéance, nous devons prouver que l'Union européenne est capable d'avancer, d'agir et de dépasser ses divisions internes. C'est, là encore, une priorité absolue.
Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude nous occupera la semaine prochaine en séance publique. D'ores et déjà, des propositions sont faites pour renforcer l'appréciation des régimes fiscaux privilégiés. Nous parlons souvent des paradis fiscaux en faisant référence aux États et territoires non coopératifs. N'oublions pas que d'autres dispositifs, les régimes fiscaux privilégiés, permettent de faire remonter des bénéfices en France et de les imposer sur notre territoire.
Monsieur le rapporteur général, vous vous interrogez sur l'apport que représente ma proposition concernant la limitation à deux ans de la TSN par rapport à la sunset clause évoquée par le ministre à Vienne. J'estime que nous devons nous fixer une échéance. À attendre que les négociations internationales aboutissent, nous risquerions de les voir s'étirer dans le temps. Il serait opportun que le Parlement affirme que la taxe sur les services numériques ne doit pas valoir plus de deux ans. Une pression s'exercera ainsi à l'échelle de l'Union européenne et de l'OCDE, pour inciter à agir en la matière. Sinon, le Parlement français prendra ses responsabilités. Le président Éric Woerth avait déjà déposé un amendement à ce sujet sur le projet de loi de finances pour 2018. Je propose, pour ma part, de reprendre la proposition émise par l'Union européenne en y apportant quelques ajustements, tels que la prise en considération des dépenses de marketing ou encore des actifs présents dans un territoire pour qualifier l'établissement stable virtuel.
Madame Dalloz, vous m'interrogez sur l'articulation que je propose des clauses anti-abus. Aujourd'hui, l'abus de droit est défini par un schéma à but exclusivement fiscal. Cette approche est assez restrictive. Elle tolère cependant des nuances. Lors de nos auditions, des conseillers d'État nous ont ainsi expliqué qu'ils pouvaient qualifier d'abus de droit un schéma à but non exclusivement fiscal mais trouvant aussi une justification économique. Ceci induit une requalification du schéma et l'application de la majoration de 80 %. Il n'en reste pas moins que cet outil est extrêmement restrictif. Je propose de le maintenir car il reste efficace, tout en lui ajoutant un étage. Ce faisant, j'accorde un outil supplémentaire à l'administration fiscale et au juge pour apprécier les cas plus généraux et les schémas à but principalement fiscal – but que des éléments de jurisprudence permettent de qualifier.
Certes, les notions de but exclusivement ou principalement fiscal sont proches. Cependant, le but principalement fiscal permet d'effectuer une appréciation plus large. Même si un motif économique peut être identifié, il sera possible de juger de l'intention et, le cas échéant, de qualifier d'abus de droit le comportement correspondant.
Il se trouve que cette proposition a déjà été faite. Un amendement a été déposé, mais la loi est passée devant le Conseil constitutionnel et a été censurée. Le Conseil constitutionnel avait estimé que l'application automatique de lourdes majorations à un dispositif qui pouvait ne pas être précisément défini posait un problème juridique. C'est pourquoi je propose de ne pas appliquer la majoration de 80 % lorsque le motif fiscal est principal. Voilà un exemple très concret et opérationnel, que je proposerai certainement dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019.
Madame Louwagie, vous m'avez interrogée sur la ligne de crête entre opportunité et optimisation fiscales. La partie préliminaire du rapport s'attache à définir l'optimisation agressive, l'évasion fiscale et la fraude. Dans le cadre des dispositifs actuels, il est extrêmement difficile d'en tracer rigoureusement les frontières. Je propose qu'en tant que parlementaires, nous nous imposions d'utiliser les seuls termes d'évasion fiscale et de fraude fiscale – notez que l'évasion fiscale recouvre l'optimisation fiscale agressive. Un schéma tel que celui de Google, dont la société mère est basée en Irlande et qui s'efforce de ne pas être qualifié d'établissement stable en France, ceci avec un jeu de conventions fiscales, me semble constituer de l'optimisation fiscale agressive. Nous devons pouvoir caractériser aisément ces comportements.
Vous m'interrogez également sur les dispositifs qui constituent des opportunités fiscales pour les entreprises, au premier rang desquels notre dispositif sur les brevets. L'article 39 terdecies du code général des impôts a été qualifié de pratique fiscale dommageable. Le code de conduite de l'Union européenne comporte des définitions très claires à cet égard. L'un de ses critères d'appréciation du régime fiscal dommageable réside dans la comparaison du taux d'imposition prévu par ledit régime avec le taux d'impôt sur les sociétés appliqué par ailleurs. Or en France, les redevances de brevets, les cessions ou les plus-values de cessions sont imposées à 15 %, à comparer avec un impôt sur les sociétés de 33,3 %, devant être porté à 25 % à l'horizon de 2022. Ce régime doit donc être réformé, notamment pour y intégrer le lien entre bénéfice du régime et réalisation des dépenses de recherche.
Il n'en reste pas moins qu'en la matière, nous sommes en présence d'un actif de propriété intellectuelle situé sur notre territoire. Il peut donc bénéficier d'un régime spécifique, au même titre que certains secteurs d'activité économique jouissent de réductions ou de déductions fiscales. Il s'agit là d'un accompagnement visant à renforcer une recherche adossée à une substance économique et à un actif bel et bien présent. La ligne de crête entre l'opportunité et l'optimisation fiscales chemine donc entre, d'une part, les comportements artificiels et dénués de substance économique, et d'autre part les dispositifs fiscaux – ou opportunités – visant à maintenir des activités économiques en France. Au-delà des questions de moralité, notre rôle de législateur nous impose de catégoriser des comportements. À cet égard, le régime des brevets me paraît se distinguer, à plusieurs égards, d'un comportement d'optimisation fiscale.
Vous me questionnez, madame Pires Beaune, sur les actions pouvant être menées vis-à-vis des paradis fiscaux. Comme je l'ai affirmé lors de l'examen en commission du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, il est certes important de pointer du doigt les États membres qui ne jouent pas le jeu en la matière, mais il est également indispensable de mener une réflexion européenne sur leur transition vers une situation plus saine. De façon opérationnelle, peut-être la Commission européenne pourrait-elle engager plus fréquemment des procédures en manquement vis-à-vis de ces États. Elle a déjà ouvert de telles procédures à l'encontre de certains d'entre eux, dont les comportements ne seraient pas conformes au droit de la concurrence. C'est là une base juridique sur laquelle nous pouvons nous appuyer.
Au regard du « pantouflage » que vous évoquez, le rapport propose que les entrées et sorties de l'administration soient plus fréquentes – quand aujourd'hui, elle connaît essentiellement des sorties vers des cabinets d'avocats. Je prône l'établissement d'un cadre juridique extrêmement ferme pour ces situations. Reconnaissons que le cadre actuel est insuffisant à l'égard de ceux qui ont quitté l'administration fiscale. Au-delà, j'avoue ne pas avoir étudié très précisément les pistes susceptibles d'éviter ce « pantouflage ».
En matière de fiscalité du numérique, madame Rubin, je ne prendrai pas position sur l'amendement soutenu par La France insoumise. Il reviendra à notre collègue rapporteure du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude de le faire à l'occasion de son examen.
Monsieur Alauzet, vous m'avez interrogée sur le positionnement du Conseil constitutionnel à l'égard des dispositifs fiscaux que nous étions susceptibles de proposer – les parlementaires se heurtant notamment au principe de la liberté d'entreprendre, ayant une valeur constitutionnelle. Rappelons que la lutte contre l'évasion fiscale est également un objectif à valeur constitutionnelle. De mon point de vue, ce n'est pas nécessairement le droit qu'il faut changer. Le Conseil constitutionnel a aussi pour fonction, en quelque sorte, de sentir le pouls de la société. Le rapport comporte un encadré à ce sujet, page 68, en écho à une discussion que nous avons eue notamment lors de la table ronde avec les ONG. Ces dernières nous ont dit leur inquiétude que la jurisprudence du Conseil constitutionnel entrave toute avancée conséquente en la matière. J'estime que la Constitution est un texte équilibré. Tout en étant consciente du principe de séparation des pouvoirs, il me semble qu'il revient au Conseil constitutionnel, dans l'évolution de sa jurisprudence, de trouver un meilleur équilibre entre les différents principes en jeu.
Jean-Louis Bricout m'interroge sur l'articulation du rapport avec le « cadre inclusif » de l'OCDE. Il se trouve que le régime des brevets français a été scruté par cette revue par les pairs, et a été qualifié de régime fiscal à caractère dommageable. La France réfléchit aujourd'hui à une modification de ce régime. L'enjeu du cadre inclusif est de faire évoluer les États dont les régimes sont jugés dommageables, en faisant peser sur eux une pression politique. Ils repassent ensuite devant leurs pairs, lesquels évaluent l'amélioration de leurs régimes. Ces revues sont suffisamment fréquentes pour que l'on puisse apprécier la capacité des États à avancer.
J'en viens à la question de Patrick Hetzel sur le mandat politique qui serait donné dans le cadre des négociations européennes. Il s'agirait pour le ministre de l'économie et des finances de dialoguer avec notre commission afin d'apprécier l'état d'esprit des parlementaires et de mesurer leur envie d'avancer. Ensuite, au regard de la séparation des pouvoirs, il s'agirait pour le Gouvernement de s'engager à porter et à retranscrire les orientations que nous aurons tracées dans le cadre des négociations au niveau de l'Union européenne. Ce serait donc un portage politique. Il ne me semble pas qu'il porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs, dès lors qu'il s'inscrit dans une discussion entre le Parlement et le Gouvernement au sein de l'Assemblée nationale – le second prenant un engagement vis-à-vis du premier.
J'ajoute que, pour mieux refléter l'esprit du rapport, nous proposons d'en modifier le titre et de le nommer « Rapport d'information relatif à l'évasion fiscale internationale des entreprises ».