C'est un article important auquel le Gouvernement et la majorité sont très attachés. La perspective globale de la loi est celle-ci : il s'agit de redéfinir les places respectives de l'État et de l'entreprise dans la société. Nous avons redéfini la place de l'État : il est actionnaire dans un certain nombre d'entreprises de référence présentant un intérêt stratégique, il est le gardien de l'ordre public économique, et il investit dans le très long terme, notamment grâce au fonds pour l'innovation de rupture.
Quant aux entreprises, nous estimons que leur rôle ne se limite absolument pas à la réalisation de profits. La vision de l'entreprise telle qu'elle est définie dans le code civil est beaucoup trop courte. Loin de toute théorie, soyons pratiques : nos concitoyens ne pensent pas que c'est nous qui changeons leur vie, mais que c'est l'entreprise qui fabrique un vélo électrique, celle qui rejette des solvants dans l'eau, celle qui nous permet de maîtriser l'énergie solaire, celle qui nous permet de limiter l'utilisation de pesticides dans les champs grâce à des solutions alternatives, celle qui fait de la recherche sur l'immunothérapie en matière de cancérologie afin d'éviter des traitements très agressifs pour la personne humaine, celle qui permet de décrypter l'ADN pour établir si une jeune femme de vingt-cinq ans risque ou non de développer un cancer du sein vingt ans plus tard. Voilà ce qui change la vie de nos concitoyens ! L'une des ruptures majeures tient au fait que nous, responsables politiques, dressons le cadre de l'activité de la société, mais ce sont les entreprises qui, au quotidien, la changent le plus. Voilà ce qu'il faut reconnaître, ce qu'ont fait de nombreux États, en particulier les États anglo-saxons. C'est ce que nous voulons faire. C'est un choix politique lourd et important.
Il s'en déduit ceci : si nous n'embarquons pas à bord les entreprises – aussi bien les chefs d'entreprise que les salariés –, alors nous n'atteindrons pas nos objectifs en matière de redéfinition et de réinvention de la société française. Comme ministre de l'économie et des finances, j'ai déjà dit que mon objectif de long terme est une nouvelle prospérité française, qui ne sera pas seulement bâtie sur davantage de redistribution de la dépense publique mais sur la création de la prospérité par les entreprises, et qui devra bénéficier à tous les Français. Cela suppose que toutes les entreprises s'interrogent sur ce qu'elles font : leur activité est-elle utile pour la société ? Améliore-t-elle la société française et l'environnement ? Il me semble bon de demander aux entreprises, par le code civil, de s'interroger sur le sens de leur action. C'est bon pour les entreprises elles-mêmes et pour la société dans son ensemble, si l'on accepte le principe que j'ai donné selon lequel ce sont les entreprises qui, au quotidien, transforment le plus la société.
Ce sont ces deux points qui figurent dans les propositions qui vous sont faites, et qui, vous le voyez, dépassent de loin l'ambition qui serait quelque peu médiocre de faire plaisir à tel ou tel syndicat. L'article 1833 du code civil consacre la notion jurisprudentielle d'intérêt social. Comme l'a dit M. Fasquelle, cette notion est déjà connue et appliquée. Le code de commerce fait déjà référence à l'intérêt de la société, c'est-à-dire l'intérêt social, et la jurisprudence constante fait état de la nécessité de faire référence à l'intérêt social de l'entreprise. Selon la jurisprudence, les sociétés ne sont pas gérées en vue de satisfaire des intérêts particuliers mais dans leur propre intérêt et dans la poursuite des fins qu'elles se sont fixées. C'est la première partie de l'article 61 du projet de loi, dont le troisième alinéa précise que « la société est gérée dans son intérêt social » ; ce point ne me semble présenter de difficulté pour personne.
En revanche, nous y ajoutons la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux de l'activité de l'entreprise. En l'état du texte, nous demandons simplement à l'entreprise d'estimer les conséquences sociales et environnementales de ses choix avant de prendre ses décisions, ni plus, ni moins. Nous n'en faisons pas une accroche pour un recours – c'est là une différence de point de vue avec M. Fasquelle. Je reconnais bien volontiers que les juristes en débattent encore, mais notre évaluation est celle-ci et est fondée sur l'avis du Conseil d'État et sur celui de juristes. Je reconnais une fois de plus qu'elle est contestée, ayant moi-même participé à des dizaines de débats sur ce sujet. Certains estiment que cela servira d'accroche à des recours contre des entreprises sur la base de ces dispositions du code civil. Mon évaluation est différente, tout d'abord parce que nous avons lié les deux membres de la phrase par la conjonction « et » qui permet d'atténuer la force des références aux enjeux sociaux et environnementaux, et surtout parce que l'expression « en prenant en considération » ne permet pas de faire référence à l'intérêt des parties prenantes à l'entreprise. Par conséquent, elle ne saurait servir d'accroche à un recours juridique. Il me semble que cet équilibre est le bon et je suis convaincu que cet article du code civil permettra aux entreprises françaises de s'interroger sur les conséquences sociales et environnementales de leurs décisions sans pour autant les fragiliser.