Intervention de Jacques Testart

Réunion du jeudi 6 septembre 2018 à 11h25
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jacques Testart :

Effectivement, j'ai bien connu Bob Edwards. Ce qui nous séparait déjà à l'époque, c'est que Bob Edwards était un scientiste, c'est-à-dire un homme fasciné par la science, pensant que le sort de l'humanité ne pourrait changer que grâce à la science – comme énormément de gens en Angleterre, en France et ailleurs, encore aujourd'hui. Cela n'est pas mon cas. Je ne suis pas antiscience, mais j'estime que l'on doit chaque fois s'interroger sur ce que l'on appelle « progrès ». Un progrès, c'est ce qui permet aux humains de vivre mieux, ce n'est pas le fait de réussir à implanter une nouvelle technologie et de la vendre à beaucoup de monde.

À l'époque, Bob Edwards voyait déjà beaucoup plus loin. Il m'avait expliqué en 1978, au moment de la naissance de Louise Brown, que le but de la FIV n'était finalement pas d'apporter une réponse à la stérilité, mais d'obtenir des embryons que l'on pourrait couper en deux pour créer de vrais jumeaux, dont l'un serait transplanté et l'autre congelé – j'attire votre attention sur le fait que la technique n'existait pas encore – pour fournir des « pièces détachées » de rechange, parfaitement compatibles. Il expliquait cela avec un enthousiasme délirant.

L'idée est tout à fait intelligente d'un point de vue technique, bien plus que ce qu'on appelle le clonage aujourd'hui. D'ailleurs, je pense qu'elle l'emportera un jour : les médecins proposeront d'ici quelques années de couper les embryons en deux, sans que cela ne présente de risque, pour constituer une réserve de pièces détachées. C'est une idée qui finira par passer, comme toutes les autres… personnellement, cela me révulse. Voilà les bases de mon différend avec Bob Edwards, comme avec beaucoup de mes collègues.

S'agissant de fixer en amont des règles d'éthique, je reviens aux travaux sur la souris, dont je parlais tout à l'heure, qui montrent la possibilité, non seulement de produire des gamètes, mais de fabriquer, avec ces gamètes issus de cellules banales, des embryons qui survivent et se reproduisent à l'état adulte. Cela fonctionne donc, même si c'est encore très rare. Il me semble que ce fait doit recevoir une interprétation éthique, parce que, bien évidemment, la tentation d'utiliser cette technique pour l'espèce humaine surgira aussitôt qu'elle aura été reproduite chez deux ou trois mammifères et qu'elle donnera des résultats probants. Du fait que c'est faisable, le problème se posera pour l'espèce humaine.

Quand je parle de réfléchir en amont et de poser les problèmes d'éthique bien avant, c'est à cela que je pense. Aujourd'hui, on devrait s'interroger sur le fait que, dans dix ans peut-être, on aura la possibilité, avec très peu de risques, de fabriquer des centaines d'embryons pour chaque couple, sans passer par les étapes actuelles de la procréation assistée. Cela me paraît quelque chose de considérable, avec des conséquences absolument énormes en termes d'eugénisme.

Vous avez demandé ce qui se serait passé si l'on avait appliqué ce principe de précaution – rendu aujourd'hui obligatoire, je le rappelle, à la suite de son inscription dans la Constitution – au moment de concevoir la vaccination ou la FIV. Pour ce qui est de la vaccination, je crois que cela n'aurait pas posé trop de problèmes, dans la mesure où la balance entre les bénéfices et les risques était telle que cela revenait à offrir une chance à des enfants qui, sinon, étaient condamnés à mourir. Sans doute cela aurait mérité d'être discuté démocratiquement, ce qui ne se faisait pas à l'époque ; mais cela aurait pu passer, en perdant un peu de temps, je le concède.

Pour ce qui est de la FIV, le processus aurait peut-être été un peu plus lourd. Par exemple, je me suis souvent étonné de la chance que nous avons eue d'utiliser un milieu de culture qui convienne à l'embryon humain, sans disposer, bien sûr, de la moindre référence puisque, par principe, on ne pouvait pas tester des embryons humains qui n'existaient pas, en les cultivant. Un milieu de culture, c'est une soupe très compliquée, avec des dizaines d'ingrédients, qui varie un peu selon les espèces. Or on a repris ce qui avait servi pour la fécondation in vitro chez la lapine – un milieu en vente dans le commerce sous le nom de B2, produit par les laboratoires Mérieux – sans plus s'interroger, puisqu'on n'en avait pas d'autre. C'était un milieu de culture qui convenait à des embryons de mammifères et que, par la suite, en l'adoptant, les Anglo-Saxons ont appelé le French medium. Depuis lors, il y a eu des changements, mais ce milieu a marché pendant très longtemps, dans beaucoup de pays.

Quelle audace avons-nous eue ! On sait en effet maintenant que, par exemple, la concentration de calcium ou de potassium dans un milieu de culture modifie les caractères du petit à la naissance. Sachant cela pour l'animal, on pourrait s'inquiéter. Un chercheur de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), M. Jean-Pierre Ozil, a montré qu'en modifiant, chez la souris, le jour de la fécondation, pendant seulement quelques minutes, la concentration de calcium ou de potassium, tout en restant à l'intérieur de normes convenues, on modifie systématiquement le poids des petits à la naissance. Ce ne sont pas des statistiques : c'est vrai dans cent pour cent des cas ! Si l'on avait su cela avant de faire la FIV, on n'aurait pas osé la tenter. Mais comment aurait-on pu faire ? On aurait attendu que les Chinois aient davantage d'audace, peut-être...

On dit, sans doute à raison, que le principe de précaution est un frein à la recherche. Mais il me semble que, dans cette période où tout va tellement vite et où l'on prend tellement de risques, on a davantage besoin de freins que d'accélérateurs. C'est pourquoi je suis plutôt favorable à la slow science, comme disent les Anglo-Saxons, c'est-à-dire à une science qui se développe lentement, qui perde un peu de cet esprit de compétition qui anime actuellement les laboratoires et les entraîne, de plus en plus, jusqu'à la fraude, ce qui est très grave. Le choix, à ce niveau-là, est politique. On n'a pas forcément intérêt à pousser toujours plus vite, pour que les choses arrivent.

Concernant le terme « eugénisme », vous avez raison de dire qu'il est ambigu. Je l'utilise pour que les gens s'interrogent. Ils pensent aussitôt au nazisme, ce qui est idiot, puisque le terme « eugénisme » a été inventé en 1880, bien avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, et que l'eugénisme a été mis en pratique dès 1907, aux États-Unis d'abord, puis dans beaucoup de pays d'Europe, dont l'Allemagne. Avons-nous le droit d'utiliser ce mot-là ? Oui, à condition de le redéfinir. On pourrait parler, comme le Conseil d'État, d'un eugénisme d'État pour qualifier celui qui est autoritaire et d'un eugénisme individuel pour qualifier l'autre. Cependant, on voit bien, comme le dit le Conseil d'État, qu'ils se rejoignent : il y a une convergence des critères qui fait que tout le monde, finalement, désire le même bébé. Il existe un archétype de l'enfant, peut-être pas parfait mais convenable, qui est largement partagé.

Cela ne me gêne donc pas d'utiliser ce terme, sans doute aussi un peu pour provoquer et faire réfléchir, étant donné que personne n'en parle. Mais je rappelle toujours qu'il y a plusieurs types d'eugénisme et que, s'il ne s'agit pas du tout d'un eugénisme autoritaire, mais démocratique, mou et bienveillant, il n'en reste pas moins que c'est un eugénisme, c'est-à-dire quelque chose qui a pour ambition d'améliorer l'espèce humaine, ce qui nous fait retomber dans tous les mythes du transhumanisme.

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