Non, monsieur Woerth, nous avons déposé toute une série d'amendements sur les relations entre les entreprises et les donneurs d'ordre, les entreprises et les multinationales, les entreprises et les banques, les entreprises et la grande distribution. Mon intervention – décomptée du temps de parole du groupe – vise à présenter la logique qui les sous-tend. Vous-mêmes, vous ne vous privez pas d'intervenir.
L'obligation de licencier des centaines de salariés produit chez Christophe Villemain un découragement extrême. Il a recensé une quarantaine d'entreprises dont les représentants l'ont contacté après avoir appris son histoire et qui se trouvaient dans la même situation. Il nous dit : « J'ai rencontré des gens démolis, qui veulent tourner la page et ne peuvent plus entendre parler de ça. »
À Grenoble, j'ai été confronté au cas de Berriat, une SCOP – société coopérative et participative – mise en liquidation, qui s'est fait complètement tauler par Vinci. Son patron nous dit : « C'est une stratégie des majors du bâtiment. Ils n'ont pas à payer, ils nous mettent dos au mur, nous conduisent à la liquidation et, bien souvent, nous rachètent. »
Ici, notre rôle est normalement de punir, de réguler et de protéger, d'être avec les petits contre les gros. En effet, les petits n'ont pas les moyens, eux, de se payer les services de cabinets d'avocats et de juristes ; nous devrions donc aider à rééquilibrer la relation. Quand j'entends parler de l'entreprise, je dis toujours que cela ne veut rien dire. C'est comme si l'on disait « les poissons » : il y a les sardines et il y a les requins ! Nous devons protéger des requins les sardines qui veulent un petit peu grossir.
Mais votre loi ne contient pas une disposition en ce sens, pas un mot sur le cartel des multinationales – ni sur celui de la grande distribution.
Lors des états généraux de l'alimentation, j'ai rencontré le dirigeant d'une petite boîte d'industrie agroalimentaire qui fait de la pâtisserie. Il me disait : « Les négociations du prix de vente avec les centrales d'achat, c'est infernal. Mon dernier rendez-vous, dans le box, j'en suis sorti en pleurant. Je me suis bastonné avec des marins pourtant, des dockers, mais c'est une gamine de trente ans qui m'a fait pleurer. Leur truc, c'est de vous imputer en permanence des retards de livraison. On vous oblige à faire une promotion, vous n'avez pas le choix, puis à faire une réduction pour commande informatique, puis une deuxième réduction parce que vous livrez aux entrepôts et non en magasin, et ainsi de suite. Au bout du compte, vous vous retrouvez en déficit de 10 %. »
Une personne qui travaillait avec lui pour tenter de placer leurs produits dans les grands magasins me disait : « Voilà mon but : aider les bons produits qui ne se retrouvent pas sur les rayonnages des grandes surfaces, qui en sont exclus parce que l'entreprise n'est pas assez grosse. Les PME se font ratiboiser par la grande distribution, par les quatre centrales. Alors je les accompagne pour que les petites boîtes gagnent des mètres de linéaire. » Quand je lui ai demandé si c'était dur, elle m'a répondu : « C'est l'enfer. Sur tout – les prix, les volumes, les délais de paiement – , les centrales nous traitent comme des chiens. Je renonce. Je conseille plutôt à mes petits patrons de passer par des circuits alternatifs ou d'aller exporter. » Imaginez-vous comme c'est con d'être obligé d'exporter les bons produits à cause du verrou de la grande distribution ?
Ce que l'on nous demande là, c'est de démanteler le cartel de la grande distribution. Mais votre loi ne dit pas un mot de la façon de permettre aux petites entreprises d'accéder au marché et, éventuellement, aux supermarchés.
Le dernier cartel est celui des banques.
Dans le cadre des auditions relatives à la loi PACTE, nous avons rencontré les dirigeants de Cube Creative, une entreprise qui fait de l'animation, qui a des contrats avec Canal+, TF1, Arte et France 5, qui réalise des films pour le Futuroscope. À toutes les étapes de leur développement, ils ont été entravés par les banques qui leur refusaient l'accès au crédit. « On n'est payé par nos clients qu'à la livraison du produit », disent-ils. Quand ils ont eu un découvert de 100 000 euros – soit à peine 3 % de leur chiffre d'affaires de 3 millions d'euros – , leur banque historique a refusé de le couvrir. Il leur a donc fallu courir les banques, ouvrir un compte ailleurs, biaiser, leur montrer les contrats en cours.
De même, quand l'entreprise a voulu déménager, il lui fallait 400 000 euros pour payer moins cher et être plus à l'aise car elle recrutait des salariés ; à nouveau, les banques classiques ont refusé et il a fallu passer par la Banque publique d'investissement. Actuellement, ils souhaitent ouvrir un second site en province, recruter quarante personnes dans un premier temps, quatre-vingts à terme ; mais ils se heurtent à des difficultés pour accéder au crédit bancaire.
À toutes les étapes de leur développement, ils ont été entravés par ce problème. Une entreprise comme celle-ci n'arrive pas à trouver 1 million d'euros pour l'aider à grandir, alors qu'on trouve des milliards pour les lubies d'un Patrick Drahi et davantage encore pour la spéculation.
Dans tous ces domaines – le cartel des multinationales, celui de la grande distribution et celui des banques – , votre projet de loi ne propose rien ou presque rien. Je regrette l'absence du ministre, car il s'agit d'un dialogue que l'on avait entamé avec M. Le Maire.
Pourquoi est-ce que je prends la défense des PME ? Ce n'est pas pour le PIB en général, pas pour la croissance, pas pour l'économie avec un e majuscule ; c'est parce que j'ai entendu la souffrance de ces hommes, contraints de licencier et de fermer des entreprises parce qu'ils se retrouvent le couteau des multinationales sous la gorge. C'est pour cela que je veux en rendre compte ici, car il me semble que le projet de loi ne contient aucune mesure pour lutter contre ce phénomène.
On dénonce en permanence un État Léviathan ; chaque fois qu'on tente d'instaurer des règles, on nous renvoie à l'économie administrée – sorte de point Godwin par lequel on est vite réduit à la Corée du Nord. En s'en prenant à l'État Léviathan, on se trompe d'époque, ou on fait semblant de se tromper. Il y a les multinationales Léviathan, les banques Léviathan, la grande distribution Léviathan : toute une série d'entreprises qui ne traitent des licenciements, des salariés ou de leurs sous-traitants que sous la forme d'un tableau Excel dont les visages et l'humain ont complètement disparu, tout en opérant un pompage de la valeur ajoutée créée par les sous-traitants, les TPE et les PME.
Vu l'état de l'économie, on aurait pu attendre de ce projet de loi une sorte de Sherman Act qui vienne démanteler les cartels, qui, face aux barons voleurs de Renault, de Peugeot, de Vinci, de Bouygues, de Carrefour ou de Valeo, vienne rendre des marges de manoeuvre aux TPE et aux PME.
Je suis bien conscient du fait que réussir sa vie est un projet d'émancipation et que l'entreprise peut y contribuer. Réussir sa vie, cela peut vouloir dire aimer des femmes, bien jouer au football, apprendre à nager à ses enfants, écrire des chansons, devenir ministre, et ainsi de suite ; mais cela peut aussi passer par l'entreprise. Des gens peuvent en avoir marre d'avoir un petit patron qui ne leur convient pas et décider de devenir plombiers à leur compte ; un chômeur peut ouvrir une pizzeria. Toute la question est de savoir comment le permettre.
Je le répète : il n'y a pas que l'État qui soit un Léviathan. Madame Gregoire, vous avez cité Balzac ce matin, mais c'est chez Courteline que l'on a l'impression d'être quand on entend parler du monstre administratif auquel nous devrions faire face. Peut-être y a-t-il quelque chose de vrai dans ce discours, peut-être y a-t-il parfois trop de paperasserie à remplir ; mais il existe un autre problème : le fait que l'économie appartienne aux cartels des multinationales, de la grande distribution et des banques. À ce problème, votre projet de loi n'apporte aucune réponse.
Voilà pourquoi nous avons déposé une série d'amendements, ayant trait à différents articles du texte, afin de faire éclater ces cartels.