Intervention de Jean-François Mattei

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 17h15
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine :

Le président de l'Académie de médecine, Christian Chatelain, m'a demandé de le représenter parce que je préside le comité d'éthique. Je vous ferai part des positions de ce comité, étant entendu que l'Académie nationale de médecine en séance plénière se saisira lorsque le projet de loi sera connu. Si vous le voulez, je vous laisserai les fiches thématiques concernant les conclusions du comité d'éthique de l'Académie sur les différents sujets abordés.

Je traiterai dans mon propos liminaire quatre points d'ordre général. D'abord, le comité d'éthique de l'Académie de médecine s'interroge sur le bien-fondé du titre évoqué – « loi relative à la bioéthique ». La question a d'ailleurs été soulevée par le Conseil d'État dans son rapport. En effet, ni l'intelligence artificielle ni les algorithmes ni les mégadonnées n'appartiennent au domaine de la biologie. Si le contenu de la loi est appelé à évoluer vers d'autres champs, deux titres peuvent être suggérés : « Projet de loi relatif à l'éthique biomédicale » – parce que la médecine est évoquée et que les neurosciences et l'utilisation des autres techniques citées trouveraient alors leur raison d'être – ou, mieux, « projet de loi relatif à l'éthique des sciences de la vie et de la santé », en harmonie avec l'appellation du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) et en harmonie aussi avec l'Agence de biomédecine.

Si je tiens à ces précisions, c'est que nous nous inquiétons – c'est mon deuxième point – d'un projet de loi qui mêlerait questions scientifiques et question sociétales. C'est une dérive de la notion de bioéthique, dont je vous rappelle que le but est de proposer des réponses aux questions inédites soulevée par les avancées des sciences en biologie. Pour cette raison, comme vous le savez, en 1994 trois lois différentes avaient été discutées, dont je fus le rapporteur comme vous avez bien voulu le rappeler. Aucune ne faisait référence à l'éthique dans son titre ; ce n'est qu'après qu'elles ont été qualifiées de lois « de bioéthique » par les médias. Joindre les questions scientifiques et sociales n'apparaît pas judicieux, pour la raison que les questions scientifiques, obéissant à un temps court, demandent des réponses rapides, et que les questions sociétales, obéissant à un temps long, demandent des évolutions lentes.

Outre que le comité d'éthique de l'Académie de médecine considère qu'il faut veiller à respecter la non-concordance des temps entre science et société, on voit bien que le sujet de l'assistance médicale à la procréation (AMP) écraserait tous les autres thèmes. Je l'ai constaté quatre fois lors des États généraux de la bioéthique : sur deux à trois heures de débats, 90 % du temps était consacré à la fin de vie et à l'AMP. Nous craignons que le sujet de l'AMP, s'il figure dans le texte, n'écrase les autres thèmes. D'autre part, il conduirait à un clivage marqué, ce qui n'est pas souhaitable en matière de lois de bioéthique ; mieux vaut privilégier le consensus. Sans porter de jugement sur le fond, il nous semble que, pour l'AMP, une loi spécifique serait de beaucoup préférable.

Troisième point d'ordre général : le comité d'éthique de l'Académie de médecine conteste le principe de la révision régulière de la loi. On peut programmer une procédure législative mais on ne programme pas les progrès scientifiques, comme le montrent divers exemples. En 1994, la révision avait été prévue à cinq ans, sur le modèle de ce qui avait été fait en 1975 pour la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ; en pratique, la première révision a eu lieu dix ans plus tard. Pourquoi cela ? Parce qu'entre-temps, en 1996, la brebis Dolly avait été clonée, ce qui a entraîné des discussions au sein de l'Organisation des Nations unies (ONU) sur le point de savoir si l'on allait interdire le clonage à l'échelle mondiale, et parce que la recherche sur les cellules souches, notamment les cellules souches pluripotentes induites, a connu des progrès inattendus ; il fallait donc attendre. En 2004, lors de la révision de la loi, le Parlement, touché par une réussite américaine et une photo superbe d'un père et d'une mère avec leur enfant malade, désormais guéri grâce à leur second enfant, s'est laissé émouvoir et a voté l'autorisation de la méthode du « bébé-médicament ». Dans les faits, la technique est aujourd'hui abandonnée parce que beaucoup trop compliquée, aléatoire et d'application rarissime. Enfin, en 2011, dans la deuxième révision de la loi, il n'y avait rien sur la recherche embryonnaire… dont on a modifié le régime en 2013 hors toute révision des lois de bioéthique.

Cette fois, on peut prévoir que pour les nouvelles méthodes d'édition – c'est-à-dire de correction – du génome avec l'outil Crispr-Cas9, nous ne sommes qu'au milieu du gué : il faudra introduire dès 2019 des dispositions de précaution mais, très vite, de nouvelles mesures s'imposeront car la technique progresse à pas de géant et l'on ne pourra pas attendre la prochaine révision, dans cinq ou sept ans, pour compléter la loi. Je rappelle que le Conseil d'État a lui-même soulevé la question du bien-fondé de la périodicité des révisions des lois de bioéthique. Puisque l'on peut légiférer à tout moment si besoin est, on pourrait confier à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et à l'Agence de la biomédecine le soin d'alerter le législateur et le Gouvernement sur les techniques nouvelles dont la mise en oeuvre demande qu'ils prennent des décisions.

Quatrième point d'ordre général : le comité d'éthique de l'Académie de médecine, attentif à l'aspect international, constate une éthique à géographie variable sur de très nombreux sujets, sans logique apparente. Ainsi, l'Espagne, très permissive, interdit tout de même la GPA. La Belgique, très ouverte sur tous les sujets, n'autorise pas l'accouchement sous X ; on parle beaucoup de « bébés Thalys » à propos des femmes qui veulent être inséminées à Bruxelles, mais on pourrait parler aussi, ce que l'on ne fait jamais, des femmes belges qui viennent accoucher anonymement à Lille. Autre exemple : lorsque j'ai été chargé, au Conseil de l'Europe, du dossier concernant la transplantation d'organes, j'ai constaté que la moitié des pays membres s'opposent à la définition de la mort cérébrale et une autre moitié – mais ce ne sont pas les mêmes pays – au consentement présumé. Le comité d'éthique de l'Académie de médecine ne peut donc se satisfaire de l'argument selon lequel « les autres le font », qui nous conduirait à une sorte de plus petit commun dénominateur éthique correspondant à un nivellement par le bas. Devons-nous suivre la Chine dans le clonage reproductif ? Devons-nous suivre la Grande-Bretagne dans les manipulations et modifications des embryons ? Et qui ne se souvient de l'aventure des « mamies-maman » en Italie ? Il nous semble nécessaire d'avoir des convictions, tout en gardant évidemment l'esprit critique et sans s'enfermer dans des idées définitives. En outre, les participants au prochain débat législatif devraient garder à l'esprit qu'ils préparent la révision de la Convention d'Oviedo et que la position de la France sera importante, comme elle l'avait été en 1996.

Volontairement, je n'ai pas abordé les thèmes qui pourraient constituer le fond du texte, préférant laisser plus de temps aux questions et aux réponses sur l'AMP, le génome, l'intelligence artificielle et éventuellement le transhumanisme.

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