Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 17h15

Résumé de la réunion

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La réunion

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Mission d'information DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉVISION DE LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE

Mercredi 19 septembre 2018

Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission

La Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l'audition de M. Jean-François Mattei, académicien et président du Comité d'éthique de l'Académie de médecine

La séance débute à dix-sept heures trente-cinq.

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Nous accueillons M. Jean-François Mattei qui a bien voulu accepter de venir débattre avec nous au nom de l'Académie de médecine, dont il préside le comité d'éthique. L'audition sera filmée et enregistrée. Vous avez, Monsieur le Président, été rapporteur des premières lois dites de bioéthique, en 1994, et vous avez conduit leur première révision en 2004, cette fois en qualité de ministre ; vous apporterez donc un éclairage tout particulier à notre mission d'information qui vise à préparer la révision de la loi de bioéthique.

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

Le président de l'Académie de médecine, Christian Chatelain, m'a demandé de le représenter parce que je préside le comité d'éthique. Je vous ferai part des positions de ce comité, étant entendu que l'Académie nationale de médecine en séance plénière se saisira lorsque le projet de loi sera connu. Si vous le voulez, je vous laisserai les fiches thématiques concernant les conclusions du comité d'éthique de l'Académie sur les différents sujets abordés.

Je traiterai dans mon propos liminaire quatre points d'ordre général. D'abord, le comité d'éthique de l'Académie de médecine s'interroge sur le bien-fondé du titre évoqué – « loi relative à la bioéthique ». La question a d'ailleurs été soulevée par le Conseil d'État dans son rapport. En effet, ni l'intelligence artificielle ni les algorithmes ni les mégadonnées n'appartiennent au domaine de la biologie. Si le contenu de la loi est appelé à évoluer vers d'autres champs, deux titres peuvent être suggérés : « Projet de loi relatif à l'éthique biomédicale » – parce que la médecine est évoquée et que les neurosciences et l'utilisation des autres techniques citées trouveraient alors leur raison d'être – ou, mieux, « projet de loi relatif à l'éthique des sciences de la vie et de la santé », en harmonie avec l'appellation du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) et en harmonie aussi avec l'Agence de biomédecine.

Si je tiens à ces précisions, c'est que nous nous inquiétons – c'est mon deuxième point – d'un projet de loi qui mêlerait questions scientifiques et question sociétales. C'est une dérive de la notion de bioéthique, dont je vous rappelle que le but est de proposer des réponses aux questions inédites soulevée par les avancées des sciences en biologie. Pour cette raison, comme vous le savez, en 1994 trois lois différentes avaient été discutées, dont je fus le rapporteur comme vous avez bien voulu le rappeler. Aucune ne faisait référence à l'éthique dans son titre ; ce n'est qu'après qu'elles ont été qualifiées de lois « de bioéthique » par les médias. Joindre les questions scientifiques et sociales n'apparaît pas judicieux, pour la raison que les questions scientifiques, obéissant à un temps court, demandent des réponses rapides, et que les questions sociétales, obéissant à un temps long, demandent des évolutions lentes.

Outre que le comité d'éthique de l'Académie de médecine considère qu'il faut veiller à respecter la non-concordance des temps entre science et société, on voit bien que le sujet de l'assistance médicale à la procréation (AMP) écraserait tous les autres thèmes. Je l'ai constaté quatre fois lors des États généraux de la bioéthique : sur deux à trois heures de débats, 90 % du temps était consacré à la fin de vie et à l'AMP. Nous craignons que le sujet de l'AMP, s'il figure dans le texte, n'écrase les autres thèmes. D'autre part, il conduirait à un clivage marqué, ce qui n'est pas souhaitable en matière de lois de bioéthique ; mieux vaut privilégier le consensus. Sans porter de jugement sur le fond, il nous semble que, pour l'AMP, une loi spécifique serait de beaucoup préférable.

Troisième point d'ordre général : le comité d'éthique de l'Académie de médecine conteste le principe de la révision régulière de la loi. On peut programmer une procédure législative mais on ne programme pas les progrès scientifiques, comme le montrent divers exemples. En 1994, la révision avait été prévue à cinq ans, sur le modèle de ce qui avait été fait en 1975 pour la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ; en pratique, la première révision a eu lieu dix ans plus tard. Pourquoi cela ? Parce qu'entre-temps, en 1996, la brebis Dolly avait été clonée, ce qui a entraîné des discussions au sein de l'Organisation des Nations unies (ONU) sur le point de savoir si l'on allait interdire le clonage à l'échelle mondiale, et parce que la recherche sur les cellules souches, notamment les cellules souches pluripotentes induites, a connu des progrès inattendus ; il fallait donc attendre. En 2004, lors de la révision de la loi, le Parlement, touché par une réussite américaine et une photo superbe d'un père et d'une mère avec leur enfant malade, désormais guéri grâce à leur second enfant, s'est laissé émouvoir et a voté l'autorisation de la méthode du « bébé-médicament ». Dans les faits, la technique est aujourd'hui abandonnée parce que beaucoup trop compliquée, aléatoire et d'application rarissime. Enfin, en 2011, dans la deuxième révision de la loi, il n'y avait rien sur la recherche embryonnaire… dont on a modifié le régime en 2013 hors toute révision des lois de bioéthique.

Cette fois, on peut prévoir que pour les nouvelles méthodes d'édition – c'est-à-dire de correction – du génome avec l'outil Crispr-Cas9, nous ne sommes qu'au milieu du gué : il faudra introduire dès 2019 des dispositions de précaution mais, très vite, de nouvelles mesures s'imposeront car la technique progresse à pas de géant et l'on ne pourra pas attendre la prochaine révision, dans cinq ou sept ans, pour compléter la loi. Je rappelle que le Conseil d'État a lui-même soulevé la question du bien-fondé de la périodicité des révisions des lois de bioéthique. Puisque l'on peut légiférer à tout moment si besoin est, on pourrait confier à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et à l'Agence de la biomédecine le soin d'alerter le législateur et le Gouvernement sur les techniques nouvelles dont la mise en oeuvre demande qu'ils prennent des décisions.

Quatrième point d'ordre général : le comité d'éthique de l'Académie de médecine, attentif à l'aspect international, constate une éthique à géographie variable sur de très nombreux sujets, sans logique apparente. Ainsi, l'Espagne, très permissive, interdit tout de même la GPA. La Belgique, très ouverte sur tous les sujets, n'autorise pas l'accouchement sous X ; on parle beaucoup de « bébés Thalys » à propos des femmes qui veulent être inséminées à Bruxelles, mais on pourrait parler aussi, ce que l'on ne fait jamais, des femmes belges qui viennent accoucher anonymement à Lille. Autre exemple : lorsque j'ai été chargé, au Conseil de l'Europe, du dossier concernant la transplantation d'organes, j'ai constaté que la moitié des pays membres s'opposent à la définition de la mort cérébrale et une autre moitié – mais ce ne sont pas les mêmes pays – au consentement présumé. Le comité d'éthique de l'Académie de médecine ne peut donc se satisfaire de l'argument selon lequel « les autres le font », qui nous conduirait à une sorte de plus petit commun dénominateur éthique correspondant à un nivellement par le bas. Devons-nous suivre la Chine dans le clonage reproductif ? Devons-nous suivre la Grande-Bretagne dans les manipulations et modifications des embryons ? Et qui ne se souvient de l'aventure des « mamies-maman » en Italie ? Il nous semble nécessaire d'avoir des convictions, tout en gardant évidemment l'esprit critique et sans s'enfermer dans des idées définitives. En outre, les participants au prochain débat législatif devraient garder à l'esprit qu'ils préparent la révision de la Convention d'Oviedo et que la position de la France sera importante, comme elle l'avait été en 1996.

Volontairement, je n'ai pas abordé les thèmes qui pourraient constituer le fond du texte, préférant laisser plus de temps aux questions et aux réponses sur l'AMP, le génome, l'intelligence artificielle et éventuellement le transhumanisme.

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Je vous remercie. Le rapporteur et moi-même réfléchissons également à une gouvernance continue de la bioéthique. Vous avez évoqué le rôle de lanceurs d'alerte que pourraient jouer l'Agence de biomédecine et l'OPECST ; que penseriez-vous de la création d'une délégation parlementaire à la bioéthique, structure de veille permanente ? Ainsi pourrait-on, au-delà des épisodes de révision qui crispent le débat, normaliser ces sujets. La question de l'association des citoyens aux débats revient régulièrement ; elle s'est faite progressivement, notamment par le biais des États généraux de la bioéthique. Qu'en avez-vous pensé ? Faut-il aller plus loin ? Le développement de l'intelligence artificielle n'en est qu'à son début ; appelle-t-il un encadrement législatif de précaution ? Faut-il envisager une agence de régulation, comme le préconise le rapport Villani, ou les structures existantes sont-elles suffisantes ?

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

Pourquoi pas une délégation parlementaire à la bioéthique pour surveiller l'évolution des choses ? Seulement, l'éthique va beaucoup plus loin que la biologie : c'est aussi le rapport à l'environnement, ce que l'on appelle l'éco-éthique, et c'est pourquoi j'ai tenu à distinguer bioéthique et éthique. L'éthique n'a rien à voir avec la morale. La morale affirme des principes intangibles et prétendument universels ; elle apporte donc les réponses avant que les questions ne soient posées. L'éthique se voit poser des questions auxquelles il n'y a pas de réponse évidente et doit donc chercher les réponses qui lui paraissent les plus appropriées, pas uniquement dans les domaines de la médecine et de la biologie mais aussi dans ceux de l'environnement, du travail, des nouvelles technologies de l'information et de la communication, de la communication par le biais des réseaux sociaux… Je crains donc que la création d'une délégation parlementaire à la bioéthique ne restreigne l'éthique à la biologie alors qu'elle doit aller au-delà.

Sur les États généraux, mes sentiments sont très contrastés. L'idée était bonne : associer les populations ou tenter de les informer et de les écouter partait d'un bon sentiment. Mais j'ai été extrêmement déçu par les Etats généraux eux-mêmes– auxquels j'ai participé à Strasbourg, Paris, Brest et Marseille, devant des amphithéâtres de 400 personnes – parce que, je vous l'ai dit, les débats ont porté, pour 90 % du temps, sur la fin de vie et l'AMP. C'est que les gens parlent de ce qu'ils connaissent : ils ont pratiquement tous connu un deuil et ils parlent de la fin de vie avec leur légitimité propre ; ils ont souvent eu un enfant ou davantage, et ils parlent de ce qu'est la procréation et du désir d'enfant. Mais je n'ai entendu évoquer ni l'intelligence artificielle ni les algorithmes. En d'autres termes, la proposition était bonne mais elle n'a pas donné les résultats escomptés.

J'ai aussi retenu des propos du président du CCNE que la synthèse a été difficile, pour une deuxième raison : des groupes minoritaires très actifs ont pollué le débat. Quand un groupe minoritaire dissémine dix personnes dans la salle et que ces gens accaparent la parole, qu'ils soient pour ou contre le sujet en discussion, il est très difficile d'avoir un débat indépendant et objectif. Quant aux groupes citoyens constitués pour traiter d'une vingtaine de sujets, l'analyse faite a posteriori a montré que la désignation des vingt personnes n'est pas toujours très satisfaisante, d'une part parce qu'elles ne représentent pas toute la diversité de la population, d'autre part parce que, alors qu'elles ne connaissent rien au sujet, elles sont très vite pénétrées de l'autorité qu'on leur a conférée et donnent des avis qui, parfois, ne reposent pas sur des éléments raisonnables, si bien que l'on ne peut pas vraiment en tenir compte.

Enfin, il y a les sondages. Je ne partage pas les grandes lignes de la philosophie de Pierre Bourdieu, mais j'ai trouvé dans un article qu'il a écrit dans Les Temps modernes en 1973 des remarques frappantes. « Les sondages ne sont pas le reflet de l'opinion publique » explique-t-il, et ce pour trois raisons. Quand vous interrogez les gens, une bonne partie d'entre eux ne savent pas de quoi il s'agit, et pour pas apparaître complètement ignorants ils donnent une réponse intuitive, qui n'est assise sur aucune conviction réelle. Si l'on interroge au contraire des gens engagés, qui ont réfléchi et qui ont une idée mûrie, leur avis ne vaut pas plus que celui des premiers qui n'y connaissent rien. Enfin, tout dépend de la manière dont la question est posée. Si l'on demande : « Êtes-vous favorable à ce que toutes les femmes puissent bénéficier d'une AMP pour avoir un enfant ? », la réponse induite est « oui ». Mais demander : « Êtes-vous d'accord pour que l'on conçoive des enfants sans père ? », induit une réponse négative. En somme, les sondages ne traduisent pas l'opinion de la société – au regard des sondages, on a d'ailleurs souvent eu des surprises en politique, vous le savez.

Il est donc très compliqué de comprendre les voeux de l'opinion, surtout en matière sociétale. L'autorisation de la contraception, votée en 1967, a demandé trois décennies de maturation lente. Ne parlons pas de l'IVG, au sujet de laquelle la réflexion a commencé après l'exécution capitale d'une avorteuse en 1940. Quant au « mariage pour tous », il a suscité des mouvements alors que le pacte civil de solidarité (PACS) avait été voté en 1999 ; cela signifie qu'en 2013 la société ne s'était pas encore approprié l'idée que l'on peut vivre ensemble en étant du même sexe. Je suis donc très réservé sur ce que l'on appelle « l'opinion publique ». En définitive, me semble-t-il, c'est vous qui détenez la solution, par la variété des personnes que vous auditionnez, qui ne devraient pas être seulement les spécialistes mais peut-être aussi des gens qui n'ont pas une connaissance particulière.

L'Académie de médecine a beaucoup travaillé sur l'intelligence artificielle, sujet qui appelle, à mon sens, une loi spécifique. En effet, les applications de l'intelligence artificielle en médecine ne sont que la déclinaison d'une technique générale. Rappelons-nous : en 1978, une loi générale relative à l'informatique, dite « Informatique et libertés », a créé la CNIL et l'une des trois lois de 1994 a décliné cette loi de 1978 dans le domaine médical pour l'épidémiologie et la santé publique. De même, il me semblerait préférable de ne pas commencer par l'angle médical sans avoir encadré l'utilisation générale de cette technique.

Mais puisque vous m'interrogez dans le cadre de la loi qui vient en révision, et qui devrait mon avis aborder ces sujets, sachez que nous considérons que ces développements techniques permettront des progrès considérables en médecine mais qu'ils ne doivent pas se substituer à l'intelligence et à la conscience de l'homme. L'homme doit en rester le maître ; ces techniques doivent servir d'aide à la décision médicale, qui résulte d'une triangulation entre les données objectives, l'expérience du praticien et le souhait du patient. Cette approche, qui ne fait pas de l'intelligence artificielle l'instrument de décision est confortée par le fait que Daniel Kahneman en 2002 et Richard Thaler en 2017 se sont vu attribuer le prix Nobel d'économie – or tous deux ont mis en évidence les limites de la rationalité et le rôle de processus cognitifs dans les décisions humaines en économie, et naturellement aussi en médecine, où tout n'est pas non plus absolument rationnel. Ces biais cognitifs font qu'en dépit du développement de l'intelligence artificielle, l'intelligence humaine restera la meilleure source de décision.

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Vous avez rappelé que l'éthique, si elle était bien appliquée, aurait pour vertu d'éviter les affrontements passionnels entre des points de vue divers mais tous respectables. Vous dites que, s'agissant par exemple de l'AMP, il ne faut pas mêler les questions de santé et les questions sociétales. Le président de la section Éthique et déontologie du Conseil national de l'Ordre des médecins a souligné que le rôle des médecins est d'apaiser les souffrances, qu'elles soient physiques ou psychiques, que le désir d'enfant est une souffrance et que le médecin doit l'entendre, même s'il peut y avoir une clause de conscience pour ceux qui qui ne veulent pas s'associer à la procédure. Comment concilier ce point de vue et celui que vous avez exprimé ?

Vous privilégiez la recherche du consensus. C'était l'attitude adoptée par le CCNE à l'époque où Jean Bernard le présidait, avec cette limite que cela aboutissait parfois au plus petit commun dénominateur et que cela ne permettait pas de trancher les questions sur lesquelles il est difficile d'avoir l'adhésion de tous. D'autre part, un comité d'éthique ne peut pas remplacer une loi de bioéthique, seule à même d'encadrer les pratiques et de prévoir les sanctions appropriées pour ceux qui transgressent les règles fixées.

Vous vous êtes prononcé contre la révision régulière de la loi de bioéthique – mais alors, que faire d'autre ? Si l'on s'en tient à élaborer les textes en tant que de besoin, la réaction est lente. J'en veux pour preuve ce qui s'est passé pour les transplantations : elles ont commencé à la fin des années 1950, et la loi Caillavet n'a été adoptée que seize ans plus tard. Cela signifie que, pendant seize ans, tous les chirurgiens de France qui faisaient des transplantations de rein à partir d'un donneur vivant pouvaient être mis en prison, puisqu'à l'époque il était interdit d'amputer une personne saine d'un de ses organes pour le donner à quelqu'un d'autre. Je redoute que, sans structure permanente – soit une délégation parlementaire à la bioéthique, soit une révision périodique de la loi –, cette lenteur ne se reproduise. Que mettre en place pour qu'il y ait une préparation, ne serait-ce que psychologique, que les comités éthiques régionaux soient mobilisés et que la réflexion ait déjà commencé au Parlement afin que lorsque la question doit être tranchée on ne soit pas paralysé pendant plusieurs années et que l'on finisse par trouver une solution quand le problème a déjà changé de nature ?

J'aimerais connaître votre avis de généticien sur l'élargissement sollicité par certains du nombre de maladies dont le dépistage devrait être systématique chez le nouveau-né, dans l'intérêt de l'enfant, comme cela se fait dans plusieurs autres pays européens. S'agissant du diagnostic préimplantatoire, êtes-vous contre l'extension des indications, et si c'est le cas, pour quelles raisons ? Pour ce qui est enfin du recours aux tests génétiques pour les adultes, pratique beaucoup plus encadrée en France que dans d'autres pays, puisqu'une prescription médicale est nécessaire pour y avoir accès, faut-il recommander aux médecins d'être plus larges, ou plus restrictifs, dans leurs indications ?

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

S'agissant de l'extension de l'AMP, le comité d'éthique de l'Académie de médecine, contrairement à l'Ordre des médecins, estime que l'aspect sociétal n'est pas de sa compétence et n'a pas souhaité prendre parti. Pour nous, la question n'est pas celle des femmes, car toute femme peut éprouver un désir de maternité, se sentir capable d'éduquer un enfant et avoir envie d'aimer un enfant, mais celle de l'enfant. Et si j'ai bien compris la réponse que vous a faite l'Ordre des médecins, il n'a été question que de la souffrance d'un couple qu'il faut aider – mais l'enfant n'est pas un médicament ! Il faut aussi parler de la souffrance éventuelle d'un enfant né sans père ; c'est la seule question qui se pose.

Concevoir délibérément un enfant sans père est contraire à tous nos repères anthropologiques et culturels ; pour nous, l'absence de père biologique et de père social est une rupture anthropologique. C'est bien l'enfant, dont on parle trop peu, qui est au coeur de la question. Naturellement, et probablement comme vous, comme le CCNE et comme d'autres, nous avons fait des recherches bibliographiques et entendu de très nombreux spécialistes. Comme il en ressort qu'aucun argument formel ne permet de trancher, de dire qu'il n'y a pas de conséquences ou qu'il y en a, nous sommes plutôt enclins à ne pas conclure mais à invoquer le principe de précaution. Je le suis d'autant plus que, par expérience personnelle – mais elle est partagée par beaucoup –, je suis, en tant que généticien, impliqué dans l'insémination artificielle avec sperme de donneur pour sélectionner les donneurs et approuver les indications, et je puis vous dire qu'un certain nombre d'adolescents et de jeunes adultes, apprenant qu'ils sont nés de père anonyme, entrent de manière quasi obsessionnelle dans la recherche de ce père, sans pour autant trouver leur équilibre psychologique. Il en est de même pour l'accouchement sous X. J'ai participé à l'élaboration de deux lois, l'une en 1996 sur l'adoption nationale, l'autre en 2000 sur l'adoption internationale ; dans les deux cas, l'importance de connaître ses origines biologiques apparaît.

En outre, cette situation imposerait de revoir et de modifier le droit de la filiation dans le code civil. Cela dit assez que nous sommes loin de la loi de bioéthique et qu'une loi spécifique serait plus appropriée, d'autant que cette évolution entraînerait éventuellement d'autres conséquences juridiques. Enfin, sur le plan philosophique, même les penseurs les plus libertariens, tel Ruwen Ogien, limitent la liberté à ses conséquences éventuelles sur autrui, respectant ainsi le principe éthique de la non-malfaisance. Ici, on irait beaucoup plus loin : on voudrait permettre à la liberté de l'adulte de s'exprimer et d'être satisfaite sans aucun frein, pas même les risques éventuels pour l'enfant. Il est très préoccupant que l'on soit dans une société où ne pas voir l'un de ses désirs exaucé est proprement insupportable. Cela mérite réflexion.

D'autre part, cette évolution se conjuguerait à la pénurie de gamètes, comme ont dû vous le dire, ou vous le diront, les Centres d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS). Or, si la demande augmente alors que l'offre est très insuffisante, on crée une situation de marché, qui se règle toujours par l'argent. Or, personne ne veut – je le sais – la commercialisation des gamètes. Déjà, les couples hétérosexuels infertiles attendent un à deux ans une insémination. Les CECOS, avec lesquels j'ai discuté, disent que si l'accès à l'AMP est étendu, il faudra au minimum cinq cents donneurs supplémentaires. Or, pour avoir évolué dans ce milieu, je sais que le donneur de sperme se trouve difficilement car, contrairement à la comparaison parfois faite, ce n'est pas la même chose que de donner son sang. Quand on donne son sang, on sauve une vie ; quand on donne son sperme ou ses ovocytes, on crée une nouvelle vie ; c'est tout à fait différent et, à titre personnel, j'ai modérément apprécié les campagnes faites par les CECOS à la sortie des maternités, où l'on agrippait les jeunes pères pour leur dire : « Vous avez un jeune enfant maintenant mais certains n'ont pas cette chance, est-ce que vous ne pourriez pas… ». On va donc susciter des espoirs alors qu'en pratique la possibilité du don est aléatoire en France. Et comme dans certains pays les donneurs sont indemnisés, on aura dit permettre l'extension de l'insémination pour éviter les voyages à Bruxelles mais les voyages continueront. Voilà ce qu'il en est pour votre première question : à la souffrance de l'adulte, il faut opposer la souffrance potentielle de l'enfant.

Vous avez raison au sujet du consensus. Tout le monde n'est pas Jean Bernard qui, à la première question – « Qu'est-ce qu'un embryon ? » – soumise au comité d'éthique, en 1983, a réussi à obtenir une réponse consensuelle : « L'embryon est une personne potentielle » – et cela n'a pas été facile. Je suis persuadé qu'en matière de bioéthique, il faut chercher le consensus. D'ailleurs, la loi de 1994 a été votée sans références politiques et l'opposition était hétéroclite : les catholiques engagés qui ne voulaient pas d'une loi portant sur la procréation artificielle, l'embryon et le diagnostic prénatal ; les femmes qui ne voulaient pas qu'on légifère sur le corps de la femme ; les libéraux qui ne voulaient pas qu'on légifère sur la liberté de disposer de son corps. Cette opposition très hétérogène peut se comprendre, mais je pense que sur le plan politique, il faut chercher le consensus. Une loi spécifique sur l'AMP entraînerait un clivage, on le sait, mais au moins se concentrerait-on sur ce sujet précis sans polluer tous les autres sujets de la bioéthique, si bien que le Gouvernement comme le Parlement pourraient se prévaloir d'un succès – car qui votera contre les dispositions sur l'intelligence artificielle, les algorithmes et les mégadonnées ? Ce serait vraiment une bonne chose d'aboutir au consensus, en décidant, j'y insiste, de présenter un projet de loi spécifique sur l'AMP d'une part, et sur l'intelligence artificielle d'autre part parce qu'il faut régler les problèmes généraux avant de les décliner. Et comptant, avec Cédric Villani dans vos rangs, le meilleur spécialiste, vous n'êtes pas en peine de personnes à auditionner !

Comment procéder si l'on en finit avec la révision périodique de la loi ? Le Conseil d'État propose astucieusement de maintenir le principe d'une révision, mais pas à date fixe. La date serait fixée par les alertes de l'OPECST et de l'Agence de biomédecine, et éventuellement des académies qui peuvent être consultées – l'Académie des sciences et l'Académie de médecine. Dans une telle configuration, si l'une de ces instances avait estimé que l'utilisation de Crispr-Cas9 pose un problème, elle vous aurait saisis et vous seriez intervenus.

Avec une loi comme celle qui se prépare, vous modifierez le droit de la filiation – et je n'ai pas parlé de la transmission héréditaire. Au moment de la préparation de la loi de 1994, un couple est mort en Australie dans un accident d'avion, qui avait déjà un enfant vivant, mais aussi des embryons réservataires dans le congélateur ; que fait-on ? Il n'a pas été question de l'insémination post mortem mais c'est un sujet majeur, parce que si l'on s'affranchit du temps, on conçoit un orphelin de père. Or, si vous étendez l'accès à l'AMP aux femmes seules, vous faites nécessairement tomber l'interdiction d'accès à une veuve. Vous devrez donc prévoir le consentement du père à l'éventuelle insémination post mortem, et aussi définir des délais, parce que si les inséminations post mortem sont légalisées, on fera de même pour le transfert d'embryon. Or on ne peut accéder au désir d'une femme encore plongée dans le chagrin du deuil ; il faudra dire dans quel délai l'autorisation prend fin. Et puis, combien de fois peut-on accéder à la demande de la veuve s'il y a plusieurs embryons ou plusieurs paillettes de spermatozoïdes ? « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » disait Aimé Césaire. L'expression est un peu forte, mais ruser avec le temps, avec la vie… Pour ma part, j'avais souhaité qu'à la mort du donneur ou de l'un des membres du couple dont les embryons ont été congelés, les embryons et les spermatozoïdes cessent immédiatement d'être conservés ; sinon, c'est une fiction.

Vous m'avez interrogé sur le dépistage néonatal. J'ai contribué à son lancement en France ; on peut aller très loin en ce domaine. S'il s'agit de l'étendre seulement à des maladies que l'on peut traiter, je suis évidemment d'accord. L'étendre au-delà, c'est porter un arrêt de mort ou de handicap futur, et pourrir les quelques années heureuses que pourrait avoir l'enfant ; ce n'est pas souhaitable.

Le diagnostic préimplantatoire (DPI) est maintenant quelque peu dépassé par les tests génétiques, qui sont un de mes sujets de préoccupation ; votre rapporteur le sait, qui m'a entendu le dire à Sciences Po. La réflexion sur les questions de fond doit toujours précéder les choix qui vont être faits et en cette matière je n'entends nulle part traiter des questions de fond. La qualité d'une personne dépend-elle de la qualité de ses gènes ? Parce que vous portez un gène de l'hémophilie, de la myopathie, de la mucoviscidose ou de la maladie de Charcot, la fameuse sclérose latérale amyotrophique qui affectait Stephen Hawking, votre qualité humaine est-elle moindre ? Pour moi, la réponse est « non ». Notre destin est-il entièrement inscrit dans nos gènes ? La réponse est également « non ». Je rappelle que l'homme est le fruit de deux étapes qui se chevauchent. D'abord, son hominisation, qui résulte de la biologie et fait que le petit d'homme ne ressemble ni à un rhinocéros ni à un hippopotame. Mais, comme l'a montré l'étude des quelques cas connus d'enfants sauvages, si on laisse le petit d'homme abandonné, il ne saura ni marcher, ni parler, ni avoir la gestuelle humaine, qui demandent la deuxième étape – son humanisation. On ne peut pas condamner quelqu'un parce que ses gènes ne lui permettraient pas d'être humanisé. Sommes-nous inéluctablement programmés ? Je ne le pense pas. Y aurait-il des vies qui ne vaudraient pas la peine d'être vécues – souvenez-vous de l'affaire Perruche – ? Je ne le pense pas. Est-il possible d'évaluer la qualité d'une personne en fonction de son patrimoine génétique ? Je ne le pense pas davantage. Derrière toutes ces questions plane le spectre de l'eugénisme, non pas un eugénisme politique mais l'eugénisme libéral très bien décrit par Jürgen Habermas.

Aussi, le comité d'éthique de l'Académie de médecine adhère au diagnostic prénatal et au diagnostic préimplantatoire individuels mais s'oppose au bilan génétique systématique qui conduit au tri des enfants, à la mise en pratique du film Bienvenue à Gattaca. Le comité soutient les projets de plateforme de séquençage du génome humain, progrès formidable, mais il considère que les indications et les interprétations doivent être strictement encadrées. On peut étendre les bilans génétiques dans le cadre de la médecine prédictive pour favoriser prévention et traitement, comme pour le dépistage néonatal. On ne le peut si cela conduit à une discrimination par des banquiers, des employeurs ou des assureurs.

Á cela s'ajoute que le génome reste encore largement méconnu. Un des plus grands généticiens américains, Craig Venter, rappelait il y a dix-huit mois qu'« au moment où, stimulées par l'euphorie et l'emballement des médias, les discussions sur le séquençage et la modification du génome humain battent leur plein, il serait prudent de rappeler que nous sommes probablement à un niveau de compréhension du génome humain d'environ un pour cent ». Peut-être en sommes-nous maintenant à deux pour cent… Et si la plupart des gènes sont identifiés, pour presque tous il existe de très nombreuses variantes dont la signification est inconnue. En outre, ils ont des interactions. Enfin, on parle beaucoup de l'influence sur les gènes de l'épigénétique, laquelle est encore mystérieuse – ce qui souligne, une fois de plus, que l'acide désoxyribonucléique (ADN) ne fait pas tout. Ce qui est troublant, gênant et inquiétant, ce sont que les enjeux financiers, colossaux, conduisent à des relances de la part des industriels du marché du séquençage du génome humain.

D'autre part, notre génome ne nous appartient pas en propre puisque nous partageons des gènes avec nos apparentés. Il a été décidé en 2011 que si un gène pathologique était trouvé lors d'un examen réalisé après la découverte d'une maladie, il fallait en informer les apparentés, soit directement, soit en passant par les médecins traitants. Mais si une personne procède à cet examen clandestinement, en passant par exemple par la société 23andMe, et qu'elle reçoit un diagnostic montrant une anomalie, que doit-elle faire ? Elle devrait partager cette information avec sa parentèle, mais comment communiquer une donnée que l'on n'est pas censé connaître ? Comme on ne pourra éviter que des gens s'adressent à ces sociétés, ne faut-il pas prévoir qu'en cas de détection d'une anomalie par ce biais le médecin doit prescrire une nouvelle analyse ? Beaucoup de futurs parents demandent un dépistage préconceptionnel, et il y a là une certaine logique – il existait autrefois une visite prénuptiale, tombée en désuétude pour les raisons que vous savez. Je suis assez d'accord avec cette préoccupation, mais ceux qui se livrent à ces études devraient être avertis que si l'on trouve une anomalie, il faudra diffuser l'information à la famille – c'est un devoir.

M le président Xavier Breton. Je donne la parole à trois de mes collègues qui n'ont pu, faute de temps, prendre la parole précédemment.

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Nous l'avons compris, la demande d'AMP est une demande sociétale. Or, pour moi comme pour d'autres, la médecine vise uniquement à répondre à des demandes médicales ; aller au-delà, c'est répondre à tous les désirs, qui peuvent être fantaisistes, et aboutir aussi aux dictatures les plus terribles, d'autant que la technique permet maintenant de tout faire. De plus, selon moi, il est faux de parler d'égalité de traitement à partir d'une inégalité de cas. Le médecin ne peut-il brandir la pancarte « principe de précaution » ? Y a-t-il sélection ? Y a-t-il eugénisme, qu'il soit petit, minuscule, doux ou mou ?

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

C'est l'interrogation par laquelle a commencé le débat sur la bioéthique : le médecin a-t-il l'obligation morale de satisfaire toutes les demandes qui lui sont faites au motif qu'il possède la technique ? Si l'on répond « oui », on transforme le médecin en prestataire de services. Si l'on répond « non », le médecin a besoin d'être guidé et c'est en partie pourquoi les lois de bioéthique ont été adoptées – par exemple pour qu'il dise « Non, vous n'avez plus l'âge ». Je suis heureux que vous ayez posé cette question, parce que l'on ne dit pas ces choses suffisamment. On m'opposera l'exemple de la chirurgie esthétique. D'expérience, et pour en avoir beaucoup parlé avec les psychiatres, cela n'est pas tout à fait du même ressort. Une personne dont les oreilles sont très décollées ou dont le nez ne lui convient vraiment pas peut souffrir, développer un complexe et avoir des troubles psychologiques ; cette personne, une fois opérée, n'aura plus ces troubles psychologiques. On pourrait penser la même chose pour l'AMP si le produit n'en était pas un enfant. On oublie toujours que le produit qui va guérir, c'est l'enfant qui arrivera ; pour ma part, je trouve que l'on ne peut pas. Vous l'entendez, mes propos sont nuancés ; je comprends très bien l'évolution en cours. Outre la rupture anthropologique que j'évoquais tout à l'heure et qui conduit à une évolution de la société qui va très loin, je pense que l'on ne peut pas répondre au besoin des femmes – je mets les hommes de côté parce que je crois que la GPA a été écartée de façon générale. On ne peut pas considérer qu'avoir un enfant par le biais d'une AMP pour satisfaire le désir d'une femme soit forcément sans danger pour l'enfant : cela peut laisser des traces, mais cela peut très bien ne pas en laisser, je vous l'ai dit honnêtement. Nous n'avons pas pris position, nous avons simplement parlé de l'enfant. Les grossesses consécutives à une AMP représentent quelque 4 % des grossesses, soit 4 % des enfants. Le modèle global du couple homme-femme demeurera, et les enfants nés ainsi seront minoritaires. Les pédopsychiatres ont beaucoup insisté sur le fait que les enfants qui auront deux mères, ou en tout cas pas de père, se poseront des questions. Je vous l'ai dit, je pense que le médecin ne devrait pas avoir l'obligation morale de satisfaire toutes les demandes qui lui sont faites au motif qu'il possède la technique.

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J'ai la conviction, et vos propos la confortent, que l'ouverture de l'AMP à toutes les femmes mettrait fin à une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle pour les couples lesbiens et sur le statut matrimonial pour les femmes célibataires, et à une inégalité entre les femmes qui ont les ressources suffisantes pour recourir à cette pratique en se rendant à l'étranger et celles qui ne les ont pas, comme ce fut le cas pour l'IVG pendant longtemps. Á cela s'ajoutent des risques sanitaires inacceptables. C'est le cas lorsque les femmes ont recours à des inséminations artificielles artisanales, parfois assorties d'un défaut de suivi médical et parfois sans connaître l'origine du sperme, acheté via internet. C'est aussi le cas pour celles qui ont recours légalement à l'AMP à l'étranger mais qui sont exposées à de nombreux risques dus aux allers-retours en France, à l'absence partielle de suivi médical ou à la pression sociale sur le lieu de travail. Enfin, l'AMP ne conduit pas à la naissance d'enfants à la carte ou de « bébés Thalys » selon les mots que vous avez employés.

D'autre part, vous avez dit dans une interview au journal La Croix, en 2015, que cela devient problématique « lorsque l'homme se prend pour Dieu ». Le législateur ne se prend pas pour Dieu : il exerce ses responsabilités en élargissant l'accès à une pratique médicale exercée depuis trois décennies. Vous avez souligné la nécessité d'un temps de réflexion ; en l'espèce, la pratique est largement éprouvée. Vous déclariez dans la même interview – je transforme un petit peu vos propos –, qu'il serait dommage que les enfants ne soient plus « le fruit du hasard ». Mais depuis la loi Neuwirth de 1967, les femmes et, plus largement, les couples peuvent choisir quand avoir un enfant et l'accueillir dans les meilleures conditions. Les convictions que traduisaient ces déclarations sont-elles toujours d'actualité pour vous-même ? Sont-elles le reflet des travaux du comité d'éthique de l'Académie de médecine que vous présidez ?

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

Je pense que vous m'avez mal lu ou que mes propos ont été déformés. Sachez que je suis très favorable à la contraception, que j'aurais voté la loi de 1975 sur l'IVG et que je suis favorable au « mariage pour tous » ; on ne peut donc pas dire que je fasse preuve d'un esprit étriqué dans une société qui évolue. Mais le pédiatre que je suis avant d'être un généticien juge que l'on ne parle jamais de l'absent – l'enfant. Quant à l'hypothétique discrimination due à l'absence de suivi médical… Le fondateur des CECOS, Georges David, est membre de l'Académie de médecine, et je parle souvent de ces choses avec lui. Il voulait aussi, lors de la création des CECOS, que l'on exerce un suivi médical ; or tous les couples – et peut-être demain les femmes – qui ont recours à l'AMP n'ont qu'une envie : fuir les personnes qui ont répondu à leur désir, car elles veulent retomber dans la communauté indistincte, si bien que l'on ne peut avoir de suivi. J'ai utilisé l'expression « bébés Thalys » parce que je l'ai reprise dans la presse, qui l'utilise couramment ; c'est une de ces formules qui, comme « bébé-médicament », marquent les esprits. Je pense sincèrement que l'ouverture de l'accès à l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes seules ne fera pas diminuer le nombre de voyages à l'étranger à cette fin parce que la disponibilité des gamètes sera insuffisante en France. On est déjà passé de trois utilisations d'un même don de spermatozoïdes à cinq, puis à dix ; on ne peut aller au-delà sans risquer une consanguinité.

Je ne crois pas être l'esprit fermé que vous avez peut-être involontairement décrit, mais je pense à l'enfant. Je pense aussi au désir des femmes, bien entendu, mais tous nos désirs sont-ils toujours satisfaits ? C'est la seule question que vous posez qui mériterait de grands débats : celle de « l'homme augmenté », puisque ce que vous proposez, c'est « la femme augmentée », c'est-à-dire la femme qui enfante par un processus qui améliore sa capacité d'avoir des enfants sans homme. Cela mériterait un plus long raisonnement. Mais, pour avoir vécu quarante-cinq ans dans les hôpitaux, avoir accompagné cette évolution et être encore actif à l'Académie de médecine, je suis terrorisé car je ne vois pas le moment où l'on pourrait justifier de poser une barrière. Je vois arriver la fabrication des spermatozoïdes et des ovules à partir de cellules souches : on n'aura même plus besoin de donneurs. Je vois aussi arriver l'utérus artificiel, déjà au point pour accueillir avec succès des agneaux prématurissimes. Si notre société ne fixe pas des limites, nous allons vers une procréation qui n'aura plus rien à voir avec ce qu'elle était.

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Ma question porte sur le cadre international de la bioéthique, qui inclut aussi bien la Convention d'Oviedo pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain que les normes à appliquer dans le cadre de la recherche en laboratoire avec des équipes internationales. Vous avez par ailleurs évoqué une bioéthique à géographie variable. Si la France veut participer aux discussions sur l'éthique biologique et la médecine, faire valoir ses normes auprès de la Commission européenne et préserver les équipes de recherche internationales qui travaillent sur son sol, devons-nous légiférer plus clairement sur certains points lors de la révision de la loi et si oui, lesquels ? Il me semble que certaines questions déjà posées en 2003 sont toujours en débat.

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Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine

Je ne peux pas répondre très précisément à votre question parce que ce n'est qu'au cours de la discussion que l'on voit si les points de vue peuvent se rapprocher. Quand je siégeais à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, on m'a proposé de diriger un groupe de travail. J'ai choisi pour sujet la transplantation d'organes, pensant que ce serait facile ; en deux ans, je ne suis pas parvenu à trouver un consensus. Certaines convictions sont très ancrées : voyez pour l'IVG, que certains pays continuent de refuser. Ces convictions fortes font souvent partie de l'identité d'un pays et changer d'identité n'est pas toujours simple. Je suis pour le progrès – sinon je n'aurais pas travaillé dans une unité de l'Inserm, dans un service de génétique. Mais je reprendrai ce que disais George Orwell : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s'il nous rend plus humains ou moins humains. » Voilà ce qui doit nous guider, et je suis incapable de dire où nous mènera Crispr-Cas9 dont, pour le moment, on n'a pas parlé. Mais le sujet de l'édition du génome humain sera certainement abordé, et je puis vous dire ce que nous en pensons : il faut autoriser dans des conditions très strictes – l'Agence de biomédecine s'en occupe – la recherche sur l'embryon, y compris avec cette technique, mais nous sommes opposés à la création d'embryons destinés à la recherche et au transfert in utero d'embryons manipulés. Et si l'on pouvait guérir les maladies génétiques grâce au Crispr-Cas9, je trouverais cela parfait – ce qui montre bien que je suis favorable à la recherche.

La séance s'achève à dix-huit heures quarante.

Membres présents ou excusés

Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Réunion du Mercredi 19 septembre 2018 à 17 h 15

Présents. – M. Joël Aviragnet, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, M. Guillaume Chiche, M. M'jid El Guerrab, Mme Caroline Janvier, M. Jean François Mbaye, Mme Bérengère Poletti, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, Mme Agnès Thill, M. Jean-Louis Touraine

Assistait également à la réunion. – M. Yves Daniel