Intervention de Jean-François Mattei

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 17h15
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine :

Pourquoi pas une délégation parlementaire à la bioéthique pour surveiller l'évolution des choses ? Seulement, l'éthique va beaucoup plus loin que la biologie : c'est aussi le rapport à l'environnement, ce que l'on appelle l'éco-éthique, et c'est pourquoi j'ai tenu à distinguer bioéthique et éthique. L'éthique n'a rien à voir avec la morale. La morale affirme des principes intangibles et prétendument universels ; elle apporte donc les réponses avant que les questions ne soient posées. L'éthique se voit poser des questions auxquelles il n'y a pas de réponse évidente et doit donc chercher les réponses qui lui paraissent les plus appropriées, pas uniquement dans les domaines de la médecine et de la biologie mais aussi dans ceux de l'environnement, du travail, des nouvelles technologies de l'information et de la communication, de la communication par le biais des réseaux sociaux… Je crains donc que la création d'une délégation parlementaire à la bioéthique ne restreigne l'éthique à la biologie alors qu'elle doit aller au-delà.

Sur les États généraux, mes sentiments sont très contrastés. L'idée était bonne : associer les populations ou tenter de les informer et de les écouter partait d'un bon sentiment. Mais j'ai été extrêmement déçu par les Etats généraux eux-mêmes– auxquels j'ai participé à Strasbourg, Paris, Brest et Marseille, devant des amphithéâtres de 400 personnes – parce que, je vous l'ai dit, les débats ont porté, pour 90 % du temps, sur la fin de vie et l'AMP. C'est que les gens parlent de ce qu'ils connaissent : ils ont pratiquement tous connu un deuil et ils parlent de la fin de vie avec leur légitimité propre ; ils ont souvent eu un enfant ou davantage, et ils parlent de ce qu'est la procréation et du désir d'enfant. Mais je n'ai entendu évoquer ni l'intelligence artificielle ni les algorithmes. En d'autres termes, la proposition était bonne mais elle n'a pas donné les résultats escomptés.

J'ai aussi retenu des propos du président du CCNE que la synthèse a été difficile, pour une deuxième raison : des groupes minoritaires très actifs ont pollué le débat. Quand un groupe minoritaire dissémine dix personnes dans la salle et que ces gens accaparent la parole, qu'ils soient pour ou contre le sujet en discussion, il est très difficile d'avoir un débat indépendant et objectif. Quant aux groupes citoyens constitués pour traiter d'une vingtaine de sujets, l'analyse faite a posteriori a montré que la désignation des vingt personnes n'est pas toujours très satisfaisante, d'une part parce qu'elles ne représentent pas toute la diversité de la population, d'autre part parce que, alors qu'elles ne connaissent rien au sujet, elles sont très vite pénétrées de l'autorité qu'on leur a conférée et donnent des avis qui, parfois, ne reposent pas sur des éléments raisonnables, si bien que l'on ne peut pas vraiment en tenir compte.

Enfin, il y a les sondages. Je ne partage pas les grandes lignes de la philosophie de Pierre Bourdieu, mais j'ai trouvé dans un article qu'il a écrit dans Les Temps modernes en 1973 des remarques frappantes. « Les sondages ne sont pas le reflet de l'opinion publique » explique-t-il, et ce pour trois raisons. Quand vous interrogez les gens, une bonne partie d'entre eux ne savent pas de quoi il s'agit, et pour pas apparaître complètement ignorants ils donnent une réponse intuitive, qui n'est assise sur aucune conviction réelle. Si l'on interroge au contraire des gens engagés, qui ont réfléchi et qui ont une idée mûrie, leur avis ne vaut pas plus que celui des premiers qui n'y connaissent rien. Enfin, tout dépend de la manière dont la question est posée. Si l'on demande : « Êtes-vous favorable à ce que toutes les femmes puissent bénéficier d'une AMP pour avoir un enfant ? », la réponse induite est « oui ». Mais demander : « Êtes-vous d'accord pour que l'on conçoive des enfants sans père ? », induit une réponse négative. En somme, les sondages ne traduisent pas l'opinion de la société – au regard des sondages, on a d'ailleurs souvent eu des surprises en politique, vous le savez.

Il est donc très compliqué de comprendre les voeux de l'opinion, surtout en matière sociétale. L'autorisation de la contraception, votée en 1967, a demandé trois décennies de maturation lente. Ne parlons pas de l'IVG, au sujet de laquelle la réflexion a commencé après l'exécution capitale d'une avorteuse en 1940. Quant au « mariage pour tous », il a suscité des mouvements alors que le pacte civil de solidarité (PACS) avait été voté en 1999 ; cela signifie qu'en 2013 la société ne s'était pas encore approprié l'idée que l'on peut vivre ensemble en étant du même sexe. Je suis donc très réservé sur ce que l'on appelle « l'opinion publique ». En définitive, me semble-t-il, c'est vous qui détenez la solution, par la variété des personnes que vous auditionnez, qui ne devraient pas être seulement les spécialistes mais peut-être aussi des gens qui n'ont pas une connaissance particulière.

L'Académie de médecine a beaucoup travaillé sur l'intelligence artificielle, sujet qui appelle, à mon sens, une loi spécifique. En effet, les applications de l'intelligence artificielle en médecine ne sont que la déclinaison d'une technique générale. Rappelons-nous : en 1978, une loi générale relative à l'informatique, dite « Informatique et libertés », a créé la CNIL et l'une des trois lois de 1994 a décliné cette loi de 1978 dans le domaine médical pour l'épidémiologie et la santé publique. De même, il me semblerait préférable de ne pas commencer par l'angle médical sans avoir encadré l'utilisation générale de cette technique.

Mais puisque vous m'interrogez dans le cadre de la loi qui vient en révision, et qui devrait mon avis aborder ces sujets, sachez que nous considérons que ces développements techniques permettront des progrès considérables en médecine mais qu'ils ne doivent pas se substituer à l'intelligence et à la conscience de l'homme. L'homme doit en rester le maître ; ces techniques doivent servir d'aide à la décision médicale, qui résulte d'une triangulation entre les données objectives, l'expérience du praticien et le souhait du patient. Cette approche, qui ne fait pas de l'intelligence artificielle l'instrument de décision est confortée par le fait que Daniel Kahneman en 2002 et Richard Thaler en 2017 se sont vu attribuer le prix Nobel d'économie – or tous deux ont mis en évidence les limites de la rationalité et le rôle de processus cognitifs dans les décisions humaines en économie, et naturellement aussi en médecine, où tout n'est pas non plus absolument rationnel. Ces biais cognitifs font qu'en dépit du développement de l'intelligence artificielle, l'intelligence humaine restera la meilleure source de décision.

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