Intervention de Jean-François Mattei

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 17h15
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-François Mattei, ancien ministre de la santé, président du comité d'éthique de l'Académie de médecine :

S'agissant de l'extension de l'AMP, le comité d'éthique de l'Académie de médecine, contrairement à l'Ordre des médecins, estime que l'aspect sociétal n'est pas de sa compétence et n'a pas souhaité prendre parti. Pour nous, la question n'est pas celle des femmes, car toute femme peut éprouver un désir de maternité, se sentir capable d'éduquer un enfant et avoir envie d'aimer un enfant, mais celle de l'enfant. Et si j'ai bien compris la réponse que vous a faite l'Ordre des médecins, il n'a été question que de la souffrance d'un couple qu'il faut aider – mais l'enfant n'est pas un médicament ! Il faut aussi parler de la souffrance éventuelle d'un enfant né sans père ; c'est la seule question qui se pose.

Concevoir délibérément un enfant sans père est contraire à tous nos repères anthropologiques et culturels ; pour nous, l'absence de père biologique et de père social est une rupture anthropologique. C'est bien l'enfant, dont on parle trop peu, qui est au coeur de la question. Naturellement, et probablement comme vous, comme le CCNE et comme d'autres, nous avons fait des recherches bibliographiques et entendu de très nombreux spécialistes. Comme il en ressort qu'aucun argument formel ne permet de trancher, de dire qu'il n'y a pas de conséquences ou qu'il y en a, nous sommes plutôt enclins à ne pas conclure mais à invoquer le principe de précaution. Je le suis d'autant plus que, par expérience personnelle – mais elle est partagée par beaucoup –, je suis, en tant que généticien, impliqué dans l'insémination artificielle avec sperme de donneur pour sélectionner les donneurs et approuver les indications, et je puis vous dire qu'un certain nombre d'adolescents et de jeunes adultes, apprenant qu'ils sont nés de père anonyme, entrent de manière quasi obsessionnelle dans la recherche de ce père, sans pour autant trouver leur équilibre psychologique. Il en est de même pour l'accouchement sous X. J'ai participé à l'élaboration de deux lois, l'une en 1996 sur l'adoption nationale, l'autre en 2000 sur l'adoption internationale ; dans les deux cas, l'importance de connaître ses origines biologiques apparaît.

En outre, cette situation imposerait de revoir et de modifier le droit de la filiation dans le code civil. Cela dit assez que nous sommes loin de la loi de bioéthique et qu'une loi spécifique serait plus appropriée, d'autant que cette évolution entraînerait éventuellement d'autres conséquences juridiques. Enfin, sur le plan philosophique, même les penseurs les plus libertariens, tel Ruwen Ogien, limitent la liberté à ses conséquences éventuelles sur autrui, respectant ainsi le principe éthique de la non-malfaisance. Ici, on irait beaucoup plus loin : on voudrait permettre à la liberté de l'adulte de s'exprimer et d'être satisfaite sans aucun frein, pas même les risques éventuels pour l'enfant. Il est très préoccupant que l'on soit dans une société où ne pas voir l'un de ses désirs exaucé est proprement insupportable. Cela mérite réflexion.

D'autre part, cette évolution se conjuguerait à la pénurie de gamètes, comme ont dû vous le dire, ou vous le diront, les Centres d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS). Or, si la demande augmente alors que l'offre est très insuffisante, on crée une situation de marché, qui se règle toujours par l'argent. Or, personne ne veut – je le sais – la commercialisation des gamètes. Déjà, les couples hétérosexuels infertiles attendent un à deux ans une insémination. Les CECOS, avec lesquels j'ai discuté, disent que si l'accès à l'AMP est étendu, il faudra au minimum cinq cents donneurs supplémentaires. Or, pour avoir évolué dans ce milieu, je sais que le donneur de sperme se trouve difficilement car, contrairement à la comparaison parfois faite, ce n'est pas la même chose que de donner son sang. Quand on donne son sang, on sauve une vie ; quand on donne son sperme ou ses ovocytes, on crée une nouvelle vie ; c'est tout à fait différent et, à titre personnel, j'ai modérément apprécié les campagnes faites par les CECOS à la sortie des maternités, où l'on agrippait les jeunes pères pour leur dire : « Vous avez un jeune enfant maintenant mais certains n'ont pas cette chance, est-ce que vous ne pourriez pas… ». On va donc susciter des espoirs alors qu'en pratique la possibilité du don est aléatoire en France. Et comme dans certains pays les donneurs sont indemnisés, on aura dit permettre l'extension de l'insémination pour éviter les voyages à Bruxelles mais les voyages continueront. Voilà ce qu'il en est pour votre première question : à la souffrance de l'adulte, il faut opposer la souffrance potentielle de l'enfant.

Vous avez raison au sujet du consensus. Tout le monde n'est pas Jean Bernard qui, à la première question – « Qu'est-ce qu'un embryon ? » – soumise au comité d'éthique, en 1983, a réussi à obtenir une réponse consensuelle : « L'embryon est une personne potentielle » – et cela n'a pas été facile. Je suis persuadé qu'en matière de bioéthique, il faut chercher le consensus. D'ailleurs, la loi de 1994 a été votée sans références politiques et l'opposition était hétéroclite : les catholiques engagés qui ne voulaient pas d'une loi portant sur la procréation artificielle, l'embryon et le diagnostic prénatal ; les femmes qui ne voulaient pas qu'on légifère sur le corps de la femme ; les libéraux qui ne voulaient pas qu'on légifère sur la liberté de disposer de son corps. Cette opposition très hétérogène peut se comprendre, mais je pense que sur le plan politique, il faut chercher le consensus. Une loi spécifique sur l'AMP entraînerait un clivage, on le sait, mais au moins se concentrerait-on sur ce sujet précis sans polluer tous les autres sujets de la bioéthique, si bien que le Gouvernement comme le Parlement pourraient se prévaloir d'un succès – car qui votera contre les dispositions sur l'intelligence artificielle, les algorithmes et les mégadonnées ? Ce serait vraiment une bonne chose d'aboutir au consensus, en décidant, j'y insiste, de présenter un projet de loi spécifique sur l'AMP d'une part, et sur l'intelligence artificielle d'autre part parce qu'il faut régler les problèmes généraux avant de les décliner. Et comptant, avec Cédric Villani dans vos rangs, le meilleur spécialiste, vous n'êtes pas en peine de personnes à auditionner !

Comment procéder si l'on en finit avec la révision périodique de la loi ? Le Conseil d'État propose astucieusement de maintenir le principe d'une révision, mais pas à date fixe. La date serait fixée par les alertes de l'OPECST et de l'Agence de biomédecine, et éventuellement des académies qui peuvent être consultées – l'Académie des sciences et l'Académie de médecine. Dans une telle configuration, si l'une de ces instances avait estimé que l'utilisation de Crispr-Cas9 pose un problème, elle vous aurait saisis et vous seriez intervenus.

Avec une loi comme celle qui se prépare, vous modifierez le droit de la filiation – et je n'ai pas parlé de la transmission héréditaire. Au moment de la préparation de la loi de 1994, un couple est mort en Australie dans un accident d'avion, qui avait déjà un enfant vivant, mais aussi des embryons réservataires dans le congélateur ; que fait-on ? Il n'a pas été question de l'insémination post mortem mais c'est un sujet majeur, parce que si l'on s'affranchit du temps, on conçoit un orphelin de père. Or, si vous étendez l'accès à l'AMP aux femmes seules, vous faites nécessairement tomber l'interdiction d'accès à une veuve. Vous devrez donc prévoir le consentement du père à l'éventuelle insémination post mortem, et aussi définir des délais, parce que si les inséminations post mortem sont légalisées, on fera de même pour le transfert d'embryon. Or on ne peut accéder au désir d'une femme encore plongée dans le chagrin du deuil ; il faudra dire dans quel délai l'autorisation prend fin. Et puis, combien de fois peut-on accéder à la demande de la veuve s'il y a plusieurs embryons ou plusieurs paillettes de spermatozoïdes ? « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » disait Aimé Césaire. L'expression est un peu forte, mais ruser avec le temps, avec la vie… Pour ma part, j'avais souhaité qu'à la mort du donneur ou de l'un des membres du couple dont les embryons ont été congelés, les embryons et les spermatozoïdes cessent immédiatement d'être conservés ; sinon, c'est une fiction.

Vous m'avez interrogé sur le dépistage néonatal. J'ai contribué à son lancement en France ; on peut aller très loin en ce domaine. S'il s'agit de l'étendre seulement à des maladies que l'on peut traiter, je suis évidemment d'accord. L'étendre au-delà, c'est porter un arrêt de mort ou de handicap futur, et pourrir les quelques années heureuses que pourrait avoir l'enfant ; ce n'est pas souhaitable.

Le diagnostic préimplantatoire (DPI) est maintenant quelque peu dépassé par les tests génétiques, qui sont un de mes sujets de préoccupation ; votre rapporteur le sait, qui m'a entendu le dire à Sciences Po. La réflexion sur les questions de fond doit toujours précéder les choix qui vont être faits et en cette matière je n'entends nulle part traiter des questions de fond. La qualité d'une personne dépend-elle de la qualité de ses gènes ? Parce que vous portez un gène de l'hémophilie, de la myopathie, de la mucoviscidose ou de la maladie de Charcot, la fameuse sclérose latérale amyotrophique qui affectait Stephen Hawking, votre qualité humaine est-elle moindre ? Pour moi, la réponse est « non ». Notre destin est-il entièrement inscrit dans nos gènes ? La réponse est également « non ». Je rappelle que l'homme est le fruit de deux étapes qui se chevauchent. D'abord, son hominisation, qui résulte de la biologie et fait que le petit d'homme ne ressemble ni à un rhinocéros ni à un hippopotame. Mais, comme l'a montré l'étude des quelques cas connus d'enfants sauvages, si on laisse le petit d'homme abandonné, il ne saura ni marcher, ni parler, ni avoir la gestuelle humaine, qui demandent la deuxième étape – son humanisation. On ne peut pas condamner quelqu'un parce que ses gènes ne lui permettraient pas d'être humanisé. Sommes-nous inéluctablement programmés ? Je ne le pense pas. Y aurait-il des vies qui ne vaudraient pas la peine d'être vécues – souvenez-vous de l'affaire Perruche – ? Je ne le pense pas. Est-il possible d'évaluer la qualité d'une personne en fonction de son patrimoine génétique ? Je ne le pense pas davantage. Derrière toutes ces questions plane le spectre de l'eugénisme, non pas un eugénisme politique mais l'eugénisme libéral très bien décrit par Jürgen Habermas.

Aussi, le comité d'éthique de l'Académie de médecine adhère au diagnostic prénatal et au diagnostic préimplantatoire individuels mais s'oppose au bilan génétique systématique qui conduit au tri des enfants, à la mise en pratique du film Bienvenue à Gattaca. Le comité soutient les projets de plateforme de séquençage du génome humain, progrès formidable, mais il considère que les indications et les interprétations doivent être strictement encadrées. On peut étendre les bilans génétiques dans le cadre de la médecine prédictive pour favoriser prévention et traitement, comme pour le dépistage néonatal. On ne le peut si cela conduit à une discrimination par des banquiers, des employeurs ou des assureurs.

Á cela s'ajoute que le génome reste encore largement méconnu. Un des plus grands généticiens américains, Craig Venter, rappelait il y a dix-huit mois qu'« au moment où, stimulées par l'euphorie et l'emballement des médias, les discussions sur le séquençage et la modification du génome humain battent leur plein, il serait prudent de rappeler que nous sommes probablement à un niveau de compréhension du génome humain d'environ un pour cent ». Peut-être en sommes-nous maintenant à deux pour cent… Et si la plupart des gènes sont identifiés, pour presque tous il existe de très nombreuses variantes dont la signification est inconnue. En outre, ils ont des interactions. Enfin, on parle beaucoup de l'influence sur les gènes de l'épigénétique, laquelle est encore mystérieuse – ce qui souligne, une fois de plus, que l'acide désoxyribonucléique (ADN) ne fait pas tout. Ce qui est troublant, gênant et inquiétant, ce sont que les enjeux financiers, colossaux, conduisent à des relances de la part des industriels du marché du séquençage du génome humain.

D'autre part, notre génome ne nous appartient pas en propre puisque nous partageons des gènes avec nos apparentés. Il a été décidé en 2011 que si un gène pathologique était trouvé lors d'un examen réalisé après la découverte d'une maladie, il fallait en informer les apparentés, soit directement, soit en passant par les médecins traitants. Mais si une personne procède à cet examen clandestinement, en passant par exemple par la société 23andMe, et qu'elle reçoit un diagnostic montrant une anomalie, que doit-elle faire ? Elle devrait partager cette information avec sa parentèle, mais comment communiquer une donnée que l'on n'est pas censé connaître ? Comme on ne pourra éviter que des gens s'adressent à ces sociétés, ne faut-il pas prévoir qu'en cas de détection d'une anomalie par ce biais le médecin doit prescrire une nouvelle analyse ? Beaucoup de futurs parents demandent un dépistage préconceptionnel, et il y a là une certaine logique – il existait autrefois une visite prénuptiale, tombée en désuétude pour les raisons que vous savez. Je suis assez d'accord avec cette préoccupation, mais ceux qui se livrent à ces études devraient être avertis que si l'on trouve une anomalie, il faudra diffuser l'information à la famille – c'est un devoir.

M le président Xavier Breton. Je donne la parole à trois de mes collègues qui n'ont pu, faute de temps, prendre la parole précédemment.

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