Intervention de Didier Sicard

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 18h15
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) :

Mon propos sera très bref. À mon sens, il y a une confusion permanente et croissante entre les revendications sociétales permises par la médecine, en ce qui concerne le début et la fin de vie, et ce que l'on nomme bioéthique. L'éthique du vivant n'est pas la morale de la science : la morale, c'est la réponse avant la question, alors que l'éthique est, pour moi, l'attention aux plus fragiles, aux plus vulnérables. À partir de ce point de vue de l'éthique, on peut penser les progrès que la médecine peut apporter. Or, depuis vingt ou vingt-cinq ans – et cela s'aggrave –, la science et le marché proposent un bien-être sans limites et demandent une sorte de caution, ou de limite, à la bioéthique, alors qu'il s'agirait de s'interroger sur les plus vulnérables.

Je prendrai deux exemples. Depuis deux ou trois ans, certains hôpitaux, notamment l'Hôpital américain, proposent la carte génomique à la naissance de l'enfant, moyennant 800 ou 1 000 euros. L'information procurée n'a absolument aucun sens sur le plan médical mais elle a un sens pour le marché, qui se dit qu'un jour l'assurance maladie pourra rembourser 1 000 euros pour chacune des 800 000 naissances annuelles – merveilleux ! –, offrant une rente de situation aux laboratoires qui font de la génétique moléculaire. Quant à la science, elle est à l'affût de ces fécondations in vitro dont, pour des raisons sociologiques ou sociales différentes, le nombre va croissant : peut-être qu'un grand-oncle avait telle maladie, et qu'une étude pourrait être réalisée in vitro sur l'embryon pour l'éviter…

Autrement dit, la science et le marché fixent le tempo et demandent à l'éthique la possibilité de l'interroger. Il faut réfléchir en profondeur. Or, le début et la fin de la vie me semblent des obsessions sociologiques beaucoup plus que de vraies questions éthiques. Les vraies questions éthiques me paraissent être la génétique, l'information, l'intelligence artificielle, toutes fondamentales pour l'avenir. La société est absolument tétanisée par le début et la fin de vie, alors que les processus de naissance, même si cela a l'air très sophistiqué, ne sont finalement que l'application à l'humain de techniques vétérinaires. Quant à la fin de vie, je ne vois pas en quoi les médecins sont concernés, sauf dans leur réflexion sur l'acharnement thérapeutique : la fin de vie n'est pas un problème médical.

La réflexion bioéthique passe donc, à mon avis, à côté des questions essentielles.

Quant aux débats, je pense que ceux auxquels nous avons assisté sont extrêmement utiles ; très peu de pays au monde ont des débats d'une telle richesse, avec leur complexité. J'y suis tout à fait favorable et il y en a eu plus d'une centaine en France. Cependant, la façon dont ils sont conduits aboutit toujours à une espèce de césure à la surface des choses. On est « pour » ou « contre » – pour ou contre l'assistance médicale à la procréation (AMP) pour les couples homosexuels ou les femmes seules, pour ou contre l'euthanasie – sans se préoccuper des conséquences que peut avoir telle nouveauté dans l'accès au début ou à la fin de la vie.

Je suis tout à fait sensible à la question de l'accès des couples homosexuels féminins à la fécondation in vitro. On leur a reconnu le droit de se marier, et le mariage est fait pour avoir des enfants. En revanche, pour les femmes seules, je ne vois pas le rapport avec l'aide actuellement apportée aux femmes hétérosexuelles stériles. C'est un complet changement du processus de la fécondation in vitro et les donneurs de sperme sont déjà suffisamment rares pour les couples hétérosexuels stériles. Au fond, le problème n'est pas de dire si nous sommes pour ou contre, il est de faire attention : toute modification a des conséquences en aval. En ouvrant cette possibilité aux femmes seules, la procréation devient de plus en plus un acte médical, nous assistons à une médicalisation croissante de l'humain. On peut reconnaître l'inquiétude et la légitimité de la demande d'une femme seule de trente-cinq ou trente-huit ans, mais peut-être la médecine s'introduit-elle alors de façon excessive dans les processus de filiation.

Quant aux débats sur la fin de vie, la médecine doit, à mon avis, être très modeste quant à sa capacité d'apporter une information ou un jugement. Le danger est alors un cloisonnement entre d'un côté les « sachants », comme si les médecins savaient, et les « croyants », puisque ce sont ceux dont on dit qu'ils sont hostiles à l'euthanasie. La vraie question est la suivante : comment l'euthanasie, parfaitement légitime pour des demandes très particulières, peut-elle blesser – je l'ai vu dans le cadre de la mission sur la fin de vie – les infirmes moteurs cérébraux, les étrangers musulmans, terrorisés de voir qu'on pourrait éventuellement mettre fin à leur vie, ou les familles de malades atteintes de la maladie d'Alzheimer, qui verraient une possibilité envisageable pour des raisons économiques ?

Dernier point, pour moi essentiel : la politisation de l'éthique est une évolution que je constate depuis le président Hollande. Le CCNE est sommé d'apporter une réponse avant la loi, mais il est de ce fait paralysé, car il voudra faire plaisir au politique. Malgré sa volonté d'indépendance, il considérera qu'il ne peut quand même pas aller contre la volonté collective représentée par le politique. Or il doit, selon moi, conserver une indépendance totale, et sa temporalité ne doit pas être liée aux décisions politiques. Réduire les problèmes à un clivage entre gauche et droite, avec une gauche qui serait favorable à l'assistance médicale à la procréation tous azimuts, à l'euthanasie, et une droite figée dans son conservatisme, hostile à l'assistance médicale à la procréation pour les femmes homosexuelles ou les femmes seules, à l'euthanasie pour des raisons religieuses, ce serait empêcher la réflexion. Une véritable réflexion éthique ne doit pas être politisée. Sinon, un rapport de dépendance de l'éthique au politique s'installera, rythmé, tous les cinq ans, par l'élection présidentielle. L'éthique vise non une réflexion politique mais une transcendance laïque pour déterminer, dans une société de plus en plus dure et brutale, valorisant la performance, comment aider les plus vulnérables – et la France n'est pas le leader mondial dans ce domaine. Voilà comment je perçois les débats bioéthiques. Ils ont été extrêmement riches et utiles mais, à un certain moment, ils sont passés à la trappe d'un jugement politique. Or, si la politique doit être éthique, l'éthique ne doit pas dépendre du jugement politique.

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