Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Réunion du mercredi 19 septembre 2018 à 18h15

Résumé de la réunion

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La réunion

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Mission d'information DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉVISION DE LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE

Mercredi 19 septembre 2018

Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission

La Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l'audition des anciens présidents du CCNE : Pr. Alain Grimfeld, président du comité d'éthique d'Adef résidences, président d'honneur du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé et M. Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE.

La séance débute à dix-huit heures quarante.

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Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je remercie en votre nom MM. Didier Sicard et Alain Grimfeld d'avoir bien voulu accepter de venir dialoguer avec nous.

Messieurs les professeurs, nous vous invitons en votre qualité d'anciens présidents du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Nous voulons tirer parti de votre expérience, recueillir votre analyse des différentes questions et surtout votre point de vue quant à la possibilité d'une révision de la loi de bioéthique. Que devrions-nous changer et que faudrait-il absolument conserver au regard des évolutions récentes, tant scientifiques que sociologiques ? Je songe notamment au périmètre des lois de bioéthique, au rythme et aux modalités de leur révision et à ce qu'on appelle, de manière peut-être un peu rapide, la « gouvernance de la bioéthique ».

Après vos exposés, nous pourrons, messieurs les professeurs, vous interroger et échanger avec vous.

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Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

Mon propos sera très bref. À mon sens, il y a une confusion permanente et croissante entre les revendications sociétales permises par la médecine, en ce qui concerne le début et la fin de vie, et ce que l'on nomme bioéthique. L'éthique du vivant n'est pas la morale de la science : la morale, c'est la réponse avant la question, alors que l'éthique est, pour moi, l'attention aux plus fragiles, aux plus vulnérables. À partir de ce point de vue de l'éthique, on peut penser les progrès que la médecine peut apporter. Or, depuis vingt ou vingt-cinq ans – et cela s'aggrave –, la science et le marché proposent un bien-être sans limites et demandent une sorte de caution, ou de limite, à la bioéthique, alors qu'il s'agirait de s'interroger sur les plus vulnérables.

Je prendrai deux exemples. Depuis deux ou trois ans, certains hôpitaux, notamment l'Hôpital américain, proposent la carte génomique à la naissance de l'enfant, moyennant 800 ou 1 000 euros. L'information procurée n'a absolument aucun sens sur le plan médical mais elle a un sens pour le marché, qui se dit qu'un jour l'assurance maladie pourra rembourser 1 000 euros pour chacune des 800 000 naissances annuelles – merveilleux ! –, offrant une rente de situation aux laboratoires qui font de la génétique moléculaire. Quant à la science, elle est à l'affût de ces fécondations in vitro dont, pour des raisons sociologiques ou sociales différentes, le nombre va croissant : peut-être qu'un grand-oncle avait telle maladie, et qu'une étude pourrait être réalisée in vitro sur l'embryon pour l'éviter…

Autrement dit, la science et le marché fixent le tempo et demandent à l'éthique la possibilité de l'interroger. Il faut réfléchir en profondeur. Or, le début et la fin de la vie me semblent des obsessions sociologiques beaucoup plus que de vraies questions éthiques. Les vraies questions éthiques me paraissent être la génétique, l'information, l'intelligence artificielle, toutes fondamentales pour l'avenir. La société est absolument tétanisée par le début et la fin de vie, alors que les processus de naissance, même si cela a l'air très sophistiqué, ne sont finalement que l'application à l'humain de techniques vétérinaires. Quant à la fin de vie, je ne vois pas en quoi les médecins sont concernés, sauf dans leur réflexion sur l'acharnement thérapeutique : la fin de vie n'est pas un problème médical.

La réflexion bioéthique passe donc, à mon avis, à côté des questions essentielles.

Quant aux débats, je pense que ceux auxquels nous avons assisté sont extrêmement utiles ; très peu de pays au monde ont des débats d'une telle richesse, avec leur complexité. J'y suis tout à fait favorable et il y en a eu plus d'une centaine en France. Cependant, la façon dont ils sont conduits aboutit toujours à une espèce de césure à la surface des choses. On est « pour » ou « contre » – pour ou contre l'assistance médicale à la procréation (AMP) pour les couples homosexuels ou les femmes seules, pour ou contre l'euthanasie – sans se préoccuper des conséquences que peut avoir telle nouveauté dans l'accès au début ou à la fin de la vie.

Je suis tout à fait sensible à la question de l'accès des couples homosexuels féminins à la fécondation in vitro. On leur a reconnu le droit de se marier, et le mariage est fait pour avoir des enfants. En revanche, pour les femmes seules, je ne vois pas le rapport avec l'aide actuellement apportée aux femmes hétérosexuelles stériles. C'est un complet changement du processus de la fécondation in vitro et les donneurs de sperme sont déjà suffisamment rares pour les couples hétérosexuels stériles. Au fond, le problème n'est pas de dire si nous sommes pour ou contre, il est de faire attention : toute modification a des conséquences en aval. En ouvrant cette possibilité aux femmes seules, la procréation devient de plus en plus un acte médical, nous assistons à une médicalisation croissante de l'humain. On peut reconnaître l'inquiétude et la légitimité de la demande d'une femme seule de trente-cinq ou trente-huit ans, mais peut-être la médecine s'introduit-elle alors de façon excessive dans les processus de filiation.

Quant aux débats sur la fin de vie, la médecine doit, à mon avis, être très modeste quant à sa capacité d'apporter une information ou un jugement. Le danger est alors un cloisonnement entre d'un côté les « sachants », comme si les médecins savaient, et les « croyants », puisque ce sont ceux dont on dit qu'ils sont hostiles à l'euthanasie. La vraie question est la suivante : comment l'euthanasie, parfaitement légitime pour des demandes très particulières, peut-elle blesser – je l'ai vu dans le cadre de la mission sur la fin de vie – les infirmes moteurs cérébraux, les étrangers musulmans, terrorisés de voir qu'on pourrait éventuellement mettre fin à leur vie, ou les familles de malades atteintes de la maladie d'Alzheimer, qui verraient une possibilité envisageable pour des raisons économiques ?

Dernier point, pour moi essentiel : la politisation de l'éthique est une évolution que je constate depuis le président Hollande. Le CCNE est sommé d'apporter une réponse avant la loi, mais il est de ce fait paralysé, car il voudra faire plaisir au politique. Malgré sa volonté d'indépendance, il considérera qu'il ne peut quand même pas aller contre la volonté collective représentée par le politique. Or il doit, selon moi, conserver une indépendance totale, et sa temporalité ne doit pas être liée aux décisions politiques. Réduire les problèmes à un clivage entre gauche et droite, avec une gauche qui serait favorable à l'assistance médicale à la procréation tous azimuts, à l'euthanasie, et une droite figée dans son conservatisme, hostile à l'assistance médicale à la procréation pour les femmes homosexuelles ou les femmes seules, à l'euthanasie pour des raisons religieuses, ce serait empêcher la réflexion. Une véritable réflexion éthique ne doit pas être politisée. Sinon, un rapport de dépendance de l'éthique au politique s'installera, rythmé, tous les cinq ans, par l'élection présidentielle. L'éthique vise non une réflexion politique mais une transcendance laïque pour déterminer, dans une société de plus en plus dure et brutale, valorisant la performance, comment aider les plus vulnérables – et la France n'est pas le leader mondial dans ce domaine. Voilà comment je perçois les débats bioéthiques. Ils ont été extrêmement riches et utiles mais, à un certain moment, ils sont passés à la trappe d'un jugement politique. Or, si la politique doit être éthique, l'éthique ne doit pas dépendre du jugement politique.

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Merci pour ces éléments qui enrichissent beaucoup notre réflexion.

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Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE

Merci, monsieur le président, de m'avoir convié à cet entretien.

Vous ne serez pas étonné que je sois d'accord avec les propos que vient de tenir le professeur Sicard – j'insisterai donc sur d'autres points que ceux qu'il a évoqués. Vous serez encore moins étonnés que nous ayons le même discours et les mêmes préoccupations après avoir pris connaissance d'un document dont je vous recommande la lecture, une thèse de doctorat soutenue en 2009 par Ana-Maria Cozma : « Approche argumentative de la modalité aléthique dans la perspective de la sémantique des possibles argumentatifs, application au discours institutionnel de la bioéthique ». Cela paraît très pédant, mais c'est très abordable. Il y est fait plus qu'allusion aux avis et aux démarches réflexives du CCNE français.

L'énoncé selon lequel « l'éthique se développe dans le silence des lois » est attribué à Thomas Hobbes, mais je n'ai pas vérifié cela. De mon point de vue, la pertinence de la mise en oeuvre d'une réflexion éthique est liée, par extension, aux silences de la science, du droit et de la morale dans le domaine abordé. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je reprends quelques instants le propos de Didier Sicard : lorsqu'il s'agit d'un processus de prise de décision publique en situation d'incertitude, compte tenu des connaissances du moment, c'est-à-dire d'une application bien comprise du principe de précaution, il n'est point besoin de développer une réflexion éthique. Et si les réponses apportées sont considérées collectivement, à un moment donné, et aux différents niveaux de la société, comme satisfaisantes, il n'est point besoin dans un premier temps, de mener une réflexion éthique.

J'en viens aux sujets qui me paraissent insuffisamment traités – je le dis, précisons-le une fois pour toutes, en toute humilité ; ce n'est pas une injonction, ni un reproche, ni un jugement.

Dans le cadre de la loi de bioéthique, ce sont tout d'abord les relations entre santé humaine et environnement qui sont insuffisamment traitées, en particulier pour ce qui concerne la préservation de la biodiversité. J'ai bien dit « préservation », non « reconquête », nonobstant l'adoption d'une loi « pour la reconquête de la biodiversité ». Nous n'avons pas perdu la biodiversité comme nous avons perdu l'Alsace-Lorraine en 1870 ! Ce n'est pas du tout la même chose.

En ce qui concerne la fin de vie, j'ajouterai une seule chose, étant, je le répète, parfaitement d'accord avec Didier Sicard. À l'occasion de la sortie de L'Angle mort, réflexion sur la façon dont le terrorisme djihadiste interroge notre rapport à la finitude et au sacré, un journal vient de publier un entretien entre son auteur le philosophe Régis Debray et le sociologue Edgar Morin sur nos relations à la mort. Il expose le questionnement qui échappe progressivement à notre société en la matière. La discussion sur la fin de vie me semble insuffisante en termes d'éthique et de bioéthique ; ce serait pourtant utile pour les comportements, notamment dans les établissements médico-sociaux comme les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes.

Troisième thème, la distinction entre avancée en âge et vieillissement est largement un sujet d'actualité. L'avancée en âge est une donnée presque uniquement démographique. En revanche, nous avons désormais nombre de données qui nous permettent de comprendre pourquoi un organisme vivant, notamment un organisme humain, vieillit, depuis les anomalies cellulaires jusqu'aux anomalies organiques constituées par l'accumulation non aléatoire de cellules. Il serait tout à fait important de faire la distinction entre les deux. Il y a bien des « aînés compétents » – il n'y a pas que des « âgés dépendants » – à l'heure de la panne de l'ascenseur social, puisque certains parlent non plus d'ascenseur mais d'escalier social dans notre pays. Des « aînés compétents » seraient d'une grande utilité pour les plus jeunes qui auraient besoin de bénéficier de l'ascenseur social.

Didier Sicard a dit ce qu'il fallait dire de la médicalisation du fonctionnement de notre société, mais je veux insister sur le nécessaire distinguo entre assistance médicale à la procréation et procréation médicalement assistée. C'est la distinction entre acte sexuel qui, par bonheur, entraînera une grossesse et une naissance et, précisément la grossesse et naissance. Voilà une différence majeure, fondamentale ! Qui oserait, dans cette salle, interdire la procréation, médicalement assistée ou pas, à une femme ? L'assistance médicale à la procréation est complètement différente. Avec l'accord de notre population, qui sera informée, compte tenu des difficultés actuellement d'assumer nos obligations au plan médical, y compris en termes d'assurance maladie, est-il envisageable d'autoriser cette assistance médicale à la procréation aux femmes seules, homosexuelles ou non – il est d'ailleurs indécent de parler de « tendances sexuelles » –, aux couples de femmes ? Il y a débat, et il ne s'agit pas seulement de dire « oui ou non ? » Autorisez-vous simplement que ce qui avait été réservé, avec l'accord de toute la population, à des couples infertiles, soit mis à la disposition, pour une raison ou pour une autre, de femmes seules ou de couples de femmes ? C'est là, pour moi, la question, qui n'est pas suffisamment développé.

Quant à la pédagogie et au contrôle de l'utilisation des produits de santé, l'Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé me paraît bien mal nommée : il faut parler de la sécurité des utilisateurs et de la sûreté des médicaments, de même qu'on parle de la sûreté nucléaire et d'une Autorité de sûreté nucléaire. Moi-même pédiatre, j'estime que cette pédagogie doit s'exercer dès l'école : « Sais-tu ce qu'est un médicament ? Sais-tu à quoi servent l'aiguille et le tuyau ? Sais-tu ce qu'on va injecter à ton père ou ton grand-père ? Sais-tu à quoi ça sert, comment c'est fabriqué, comment c'est contrôlé ? »

Je termine par le développement et l'utilisation de « l'intelligence artificielle », dont je parlais avec Didier Sicard avant que nous n'entrions dans cette salle. J'ai eu l'honneur de participer à un colloque sur intelligence artificielle et santé, à l'université de Paris-Dauphine, au cours duquel quelqu'un a dit : « Je ne crois pas… » – vous devinez à quel point l'expression me plaît. S'il y a une implication religieuse dans certaines décisions en éthique et, notamment, en bioéthique, c'est une chose, mais dire, au cours d'un exposé sur les modèles algorithmiques utilisés par l'intelligence artificielle et l'interprétation des résultats de leur utilisation à bon escient, « je ne crois pas qu'il soit utile de développer leur vulgarisation dans la population… » À juste titre, et surtout actuellement, on se plaint du pouvoir médical, de son extension inadmissible. Imaginez-vous l'extension de l'intelligence artificielle au service de la santé sans expliquer à la population ce qu'est un algorithme, pourquoi on a utilisé tel modèle et pas un autre, pourquoi on a fait telle interprétation de tel résultat obtenu ?

Quant à la périodicité des révisions des lois de bioéthique, je suis exactement du même avis que Didier Sicard – je le répète : en lisant le document de Mme Cozma, vous saurez pourquoi nous avons la même démarche. On peut envisager une révision tous les cinq ans mais il faut aussi poser la question à des sociologues, des juristes, des économistes de la santé, des pédagogues, des spécialistes de la communication, aux sciences humaines et sociales. Cependant, si interviennent des découvertes révolutionnaires, au sens vraiment étymologique du terme, il faut pouvoir organiser très rapidement, au service de la population, dans l'intérêt général, sinon des États généraux, du moins quelque chose d'équivalent, avec des commissions ad hoc consacrées aux découvertes en question et à la manière dont elles pourront servir – et nous sommes dans une période de développement exponentiel des connaissances et des découvertes et des progrès des connaissances en ce qui concerne la médecine.

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J'ai deux questions.

Qu'en est-il de la démarche consensuelle assumée par le CCNE depuis les origines mais aussi suivie dans le cadre du débat politique, avec des lois votées à l'unanimité ou quasiment, telle la loi sur la fin de vie de 2005 ? Depuis quelques années, nous assistons à un éclatement du consensus. Des réserves explicites ont été apportées à la position majoritaire dans des avis récents du CCNE, notamment en ce qui concerne l'assistance médicale à la procréation. Je songe également au fait que la dernière loi sur la fin de vie, adoptée en 2016, n'a pas fait l'unanimité, contrairement à celle de 2005, ou aux clivages qui se sont exprimés plus nettement que naguère lors de l'adoption de la loi de bioéthique de 2011. Le consensus doit-il être toujours recherché ? Faut-il s'inquiéter de son éclatement ? Celui-ci signifie-t-il quelque chose ?

Qu'en est-il par ailleurs de l'association des citoyens à la démarche de réflexion sur la bioéthique dans le cadre des États généraux ? Des panels ont pu être formés et des propositions ont été faites, et retenues, à la suite de consultations.

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Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

En l'an 2000, dans son avis n° 63, le CCNE avait envisagé la possibilité non d'une dépénalisation de l'euthanasie mais d'une « exception d'euthanasie » pouvant être invoquée dans le cadre d'une procédure judiciaire. Cela n'avait rien à voir avec le calendrier législatif. La question a été examinée avec passion, mais, pendant trois ou quatre ans, il ne s'est rien passé. Symétriquement, on n'a pas demandé au CCNE en 2005, à propos de la loi dite « Leonetti » : « Est-ce bien ou est-ce mal ? » Les deux calendriers sont séparés et la liberté du CCNE consiste non à chercher un consensus ou à faire état d'un dissensus mais à dépasser les affrontements, non pour trouver une forme d'intelligence supérieure mais pour creuser en profondeur et faire émerger quelque chose qui peut, dans la société, être caché ou relativement discret. Si, désormais, le CCNE devient une espèce d'instance pré-législative, cela me paraît assez dangereux, car de nature à le contraindre. Le CCNE a parfaitement le droit de répondre à une question sur la fin de vie indépendamment du pouvoir législatif, qui peut, pour sa part, ensuite ou simultanément, s'en saisir, mais il n'a pas à demander une caution éthique. La réflexion du CCNE doit être libre et en profondeur. C'est une question assez importante.

Quant à l'association des citoyens, si vous leur demandez s'ils sont « pour ou contre », ils répondront qu'ils sont pour ou contre en se fondant sur leur expérience, la situation de leur belle-mère ou de leur fils. Dans le cadre de ma mission sur la fin de vie, j'ai suivi une autre politique. Avec ma commission, je me suis rendu en différents lieux, en différentes villes de France. J'ai indiqué les sujets aux citoyens, et leur ai demandé de travailler le matin, en petits groupes, pendant trois heures, pour faire émerger les questions qu'ils se posent. Je ne leur ai pas demandé de répondre à mes questions et je n'étais pas là pour leur dire ce que je pensais, car cela ne présentait aucun intérêt. Après quelques minutes de stress, ils se mettaient au travail et nous avons constaté une intelligence de la créativité citoyenne, largement supérieure à ce qui peut être obtenu en réunissant des gens dans une salle pour leur demander s'ils sont « pour » ou « contre ». La grande difficulté, parce que c'est un travail épuisant, est d'aller à la rencontre des citoyens pour leur demander d'échafauder eux-mêmes leurs hypothèses, leurs contradictions, leur expérience, de recueillir une forme de virginité. Si l'on demande aux citoyens s'ils sont pour ou contre les impôts, une espèce de radicalisation des positions aboutira effectivement au dissensus. « Oui ou non ? », c'est la logique du référendum, du Brexit, etc. : il y a un affrontement. Or ce que nous recherchons est non pas l'affrontement mais l'intelligence, et les citoyens sont beaucoup plus intelligents que tout ce qu'on peut imaginer. Je suis frappé, en revanche, par la pauvreté des questions posées dans les sondages.

En fait, l'éthique est suffisamment importante pour canaliser des contradictions et les résoudre, pas forcément le mieux mais le moins mal possible. Il est très difficile pour un gouvernement, pour un pouvoir législatif, d'interroger les citoyens, mais il ne faut pas assimiler les questions éthiques aux questions politiques qui peuvent se poser sous la forme d'un référendum.

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Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE

En ce qui concerne la pertinence de la mise en oeuvre d'une réflexion éthique, je n'adhère pas à la tentation politique consistant à obtenir une caution éthique avant la prise d'une décision, notamment en situation d'incertitude, qui manifestement n'a pas obtenu une adhésion estimée suffisamment solide à l'échelle nationale d'après les sondages. C'est tout ce que j'ajouterai à ce que vient de vous dire Didier Sicard. Je ne prétends pas que ce soit définitif ; vous m'avez convié à donner mon opinion, je vous la donne.

S'agissant des panels de citoyens, j'ai eu l'honneur de participer lors du Grenelle de l'environnement, en tant que président ou coprésident, à trois groupes de travail sur la santé, les organismes mal nommés « génétiquement modifiés », et les déchets. À cette occasion, j'ai discuté avec les élus, notamment les maires, qui étaient constitués en collège.

Tous m'ont dit être prêts à conduire une réflexion permanente portant notamment sur les questions d'éthique et de bioéthique, et non de façon seulement ponctuelle, à l'occasion de l'examen d'un projet de loi ou autre évènement. Je rappelle en effet que nombre de problèmes relatifs à ces sujets ont été soulevés lors du Grenelle de l'environnement.

À mes yeux, la consultation citoyenne ne devrait pas être périodique, mais permanente. Je suis citoyen d'un petit village de Seine-et-Marne où je réside ; le maire, comme beaucoup d'autres des 36 000 communes de notre pays, est prêt à organiser une consultation permanente sur des sujets qui leur seront signalés comme prioritaires dans le domaine de la bioéthique. Des consultations ponctuelles pourront toutefois être organisées, mais à la suite d'une réflexion conduite de façon permanente.

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Comment faire, selon vous, pour que l'ensemble des acteurs, singulièrement les médecins et les chercheurs, maintiennent une réflexion éthique dans chacun de leurs actes, et ne risquent pas, dans les générations futures, de se borner à décliner les propositions, les règles, les lois, avis et recommandations formulées par le Parlement, les comités, etc. ?

Nous constatons cette tentation consistant à considérer que tout ce qui se situe hors du champ de ce qui est autorisé par les comités de bioéthique est autorisé, ce qui constituerait un appauvrissement considérable puisqu'il me semble que chaque médecin, devant chaque malade, doit conduire sa propre réflexion éthique.

Vous manifestez par ailleurs la crainte que l'extension de la PMA ne conduise à une pratique qui pour l'instant sert à compenser l'infertilité médicalement prouvée, à répondre à une demande sociétale. Mais ce pas n'est-il pas déjà franchi, dans la mesure où l'on nous dit que, dans un tiers des cas au moins, les PMA pratiquées répondent simplement à des difficultés d'enfanter, qui s'avèrent souvent transitoires car, par la suite, ces couples ont des enfants dans des conditions parfaitement naturelles.

Le président du Conseil national de l'Ordre des médecins a indiqué qu'il lui paraissait raisonnable d'entendre cette demande des femmes, seules ou en couple homosexuel, faisant valoir, dans une autre enceinte, l'argument suivant : « Le rôle des médecins est d'apaiser les souffrances, qu'elles soient physiques ou psychologiques ; or le désir d'enfant est une souffrance et le médecin est là pour l'entendre. » - ce qui n'empêche évidemment pas d'entendre, ensuite, les besoins de l'enfant.

Vous avez par ailleurs considéré que la réflexion éthique ne devait pas être mêlée à la décision politique en termes de bioéthique. Nous avons cependant besoin, nous le constatons tous les jours, de lois de bioéthique, ce qui relève évidemment du politique, ne serait-ce, par exemple, que dans le cas de l'AMP, pour déterminer ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas et s'il faut recommander à l'assurance maladie de prendre en charge l'extension de cette pratique.

Enfin, vous évoquez le rythme de révision des lois portant sur la bioéthique, et soulignez l'intérêt d'une réflexion permanente sur ce sujet. Seriez-vous d'accord, par conséquent, avec la suggestion du président Xavier Breton et de moi-même de créer une délégation parlementaire permanente qui, bien entendu, resterait en relation avec toutes les autorités morales et les organismes concernés, afin d'alimenter la réflexion préalable aux propositions formulées à l'occasion de tel ou tel progrès ?

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Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

En ce qui regarde la formation des chercheurs, on observe que, lorsqu'un protocole de recherche a été entièrement défini, figurent trois lignes consacrées aux questions éthiques. Elles se bornent en général à considérer que la recherche menée apportera un bien-être à l'humain. Et cela est traité de façon désinvolte, car il faut bien prononcer un Ave Pater, une sorte de prière éthique, mais qui n'engage en aucune façon la relation à l'animal, la relation au marché.

On est ainsi frappé de constater que, dans un certain nombre de domaines, ce n'est plus le bien-être des citoyens et des malades qui constitue la principale préoccupation, mais la rentabilité d'une technique qui devient universelle. La question éthique est donc : « Suis-je dépendant dans ma recherche des financiers, car elle coûte toujours plus, ou de l'humanité pour laquelle je travaille ? » Cette question éthique, trop rarement posée, devrait être beaucoup plus présente.

Votre deuxième interrogation portait sur le bien-être, qui est une notion abstraite – mais alors pourquoi interdire aux médecins de prescrire du cannabis, qui a des propriétés antiépileptiques ? Je ne suis ni pour ni contre, mais à quelqu'un qui a envie de boire de l'alcool pour le bien-être que cela lui procure, la médecine pourrait dire que, dans ces conditions, il n'a pas de raison de s'arrêter. Aussi, dans ce domaine, la notion de bien-être me paraît-elle tenir une place quelque peu excessive.

Pour ce qui concerne l'assistance médicale à la procréation, je ne vois pas, dès lors que la loi a donné aux femmes homosexuelles le droit de se marier, au nom de quoi on leur interdirait d'avoir des enfants. Et si elles rencontrent des difficultés à en avoir, ce qui est naturellement le cas, que l'on puisse les aider me semble être une conséquence de la loi qui a été adoptée.

En revanche, le cas est radicalement différent pour les femmes seules, car le rapport entre l'amour, le mariage et les enfants est changé. Il s'agit d'une sorte de délégation confiée à la médecine pour servir de père biologique, avec des donneurs identifiés ou non, à des femmes seules qui, pour un nombre indéfini de raisons, sont légitimes à avoir un enfant. Mais les intéressées peuvent se retrouver dans un pays où elles craindront la solitude ; il y a donc une ambivalence entre la femme seule et celle qui vit au sein d'un couple de femmes.

Dès lors que les donneurs de sperme sont rares, nous irons nécessairement vers le marché des spermatozoïdes ; cette conséquence est inéluctable. On ne peut donc pas dire que l'on va ouvrir la PMA aux femmes seules et aux femmes homosexuelles en sus des couples hétérosexuels, alors que le stock de sperme est actuellement très limité. Au regard de la difficulté éprouvée par les hommes pour donner leur sperme à titre gracieux, ils demanderont à être rémunérés, et des marchés parallèles se développeront.

Ce seraient là les conséquences de décisions prises en l'absence d'une réflexion suffisante, pour faire plaisir à certaines catégories de la population. En tout état de cause, il me semble qu'il y a une différence entre un couple de femmes légitime et une femme seule – ou, pourquoi pas, un homme ou un couple d'hommes qui pourrait revendiquer le recours à la gestation pour autrui au nom de l'égalité entre les hommes et les femmes.

Enfin, au sujet du terme « autorisation », je rappelle que l'éthique n'a jamais été destinée à se substituer au droit. Il existe entre les deux une différence majeure, mise au jour par un rapport, vieux de quinze ans, sur l'éthique et le droit : l'éthique n'a pas pour fonction de dire si l'on autorise ou non. Dans un grand nombre de pays, les comités d'éthique sont là pour donner un tampon et autoriser ou refuser tel essai clinique. Mais l'éthique, en vérité, est là pour réfléchir à ce qu'une société demande à l'humain, en préservant les plus vulnérables et les plus fragiles ; elle n'est pas une instance de légalisation.

Nous pouvons ainsi être interrogés au sujet de la dépénalisation des drogues, mais il ne revient pas au Comité de prendre position : il est là pour réfléchir, et il n'est pas hypocrite de dire que c'est la responsabilité du législateur et de l'État que d'assumer la décision, même si le Comité d'éthique est contre. Lorsque je présidais le Comité, nous avions émis une réponse très interrogative sur la possibilité de pratiquer des prélèvements génétiques chez les migrants afin de savoir si les enfants étaient liés à telle ou telle personne. Nous n'avions pas dit qu'il ne fallait pas le faire ; nous avions seulement relevé que cela posait des questions d'éthique dans la mesure où l'accès aux données génétiques des Français était interdit et que, dès lors, faire une différence pour des Africains nous paraissait discriminatoire.

Toutefois, notre rôle n'était pas de dire ce que la loi devait permettre ou non. Il faut en effet se garder du danger que pourrait présenter une éthique universitaire qui serait tentée de tenir ce rôle, en disant que telle pratique est éthiquement inacceptable et qu'en conséquence il ne faut pas y recourir. Un gouvernement doit être capable d'aller plus ou moins loin que le Comité.

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Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE

Il n'aura échappé à personne que le sujet de l'éthique et de la médecine est d'actualité. Pour ma part, je retournerai, pour ce qui concerne les médecins, aux principes de base de l'éthique des sciences de la vie et de la santé issus du code de Nuremberg.

Par ailleurs, l'autonomie, la bienveillance et la non-malveillance, au fil du temps ont été traduites par les termes de bienfaisance et non-malfaisance pour être appelées désormais bientraitance et non-maltraitance, ce qui concerne notamment les établissements médico-sociaux.

J'aborderai enfin le problème de la justice, y compris celui de la justice sociale.

Je considère que dans le domaine des études médicales, quelles que soient les réformes dont elles peuvent faire l'objet, il faut que tout au long du cursus, sur les plans pratiques et théoriques, au sein des services hospitaliers et hospitalo-universitaires, les notions d'autonomie, de bienveillance et de justice, notamment sociale, soient constamment respectées dans l'exercice médical. Il est indécent de réduire ces sujets à des matières optionnelles ne servant qu'à remporter quelques points supplémentaires, surtout à l'heure où l'intelligence artificielle va être introduite dans l'exercice médical. Dieu merci, nous ne connaissons pas encore une phase généralisée de transhumanisme !

En ce qui concerne l'aide médicale à la procréation, je redoute le jour, dont j'espère qu'il n'adviendra jamais, où la population saura que, dans le domaine de l'assurance maladie, on a fait des choix, qui ne concerneront évidemment pas la seule assistance médicale à la procréation, au détriment d'autres choses. C'est un sujet très polémique. Anticipons le jour où la population dira : « Vous avez accepté tel type d'assistance. » De plus en plus d'enseignements sont dispensés qui concernent le traitement de la douleur comme des souffrances psychiques. Il ne faut pas mettre le doigt dans cet engrenage, car la notion d'infertilité sociale a été évoquée à propos de femmes et de couples de femmes.

Quant à la décision éthique et la réflexion politique, j'affirme – et je ne le fais pas pour vous satisfaire MM. Touraine et Breton – que la consultation du Comité consultatif d'éthique, le premier au monde, créé par François Mitterrand, avant de prendre une décision politique, sera rendue inutile et même non recommandée dès lors que vous aurez mis en place une délégation permanente auprès de toutes les communes. Il faut impliquer tous les maires de France : ils sont prêts à cet exercice, certains ne le souhaiteront pas, mais l'immense majorité d'entre eux y est favorable, et disposée à mettre en place de telles structures afin d'entretenir au sein de leurs communes une réflexion éthique sur ces sujets majeurs, qui intéresseront la population parce qu'elle sera informée.

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Je souhaite tout d'abord relever qu'il convient effectivement de ne pas lier politique et éthique ; et de traiter ces sujets en dehors de tous les clivages, en prenant en compte toutes les valeurs portées par nos concitoyens, qu'ils soient experts ou non.

Je souhaite vous interroger à nouveau au sujet de nos « aînés compétents ». J'ai travaillé sur la prise en charge de nos aînés, dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) comme à domicile, ainsi que sur la place que nous devons leur réserver dans notre société, société qui devrait à cet égard être plus inclusive. Par ailleurs, le regard que nous portons sur eux aujourd'hui concerne davantage les capacités perdues que les capacités restantes.

Enfin, je suis particulièrement préoccupée par l'émergence du concept de « capabilité ». Est-ce à cela que vous faites allusion lorsque vous évoquez nos « aînés compétents » ?

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Je salue, messieurs, votre liberté de parole, ainsi que les alertes que vous émettez. La hauteur de vue qui est la vôtre entre ainsi largement en phase avec la réflexion que nous conduisons au sein de la mission d'information.

Nous avons entendu beaucoup de personnes appartenant au CCNE : les questions discutées aujourd'hui vous paraissent-elles beaucoup plus vivaces que par le passé, alors que les sujets abordés appellent une réflexion longuement mûrie ?

Comment le Comité et les autres instances peuvent-ils nourrir une réflexion de fond sans tomber dans des débats qui, hélas, deviennent très rapidement virulents, et, partant, stériles ?

En tant que législateurs, nous avons la chance d'entendre des personnes telles que vous. Je vous ai entendu, M. Grimfeld, souhaiter que les maires de nos communes soient associés à cette réflexion. Pourquoi pas ?

Par ailleurs, comment distinguer les pressions exercées par quelques minorités des préoccupations exprimées par la majorité ? Vous avez indiqué, M. Sicard, que les débats publics étaient régulièrement mis à mal par des groupuscules, et évoqué l'intelligence de la majorité citoyenne.

En outre, comment faire accepter certaines limites alors que le marché permet tout ? Comment faire pour que le désir individuel, qui est compréhensible, ne prenne pas le pas sur une conscience profonde de notre humanité ? Le progrès en effet permet tout, et comment ne pas considérer comme un renoncement le fait de ne pas suivre ces avancées ? Il est en effet de bon ton d'être progressiste, et si l'on s'oppose, on est taxé d'archaïsme.

Enfin, je n'ai pas lu l'article auquel vous faites référence, M. Grimfeld. En revanche, M. Sicard, j'ai pris connaissance de vos écrits sur une éthique de la vie, dans lesquels vous concluez en citant Albert Camus : « Un homme, ça s'empêche. »

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Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE

Depuis six ans, j'ai l'honneur d'être le président du comité d'éthique d'une association à but non lucratif relevant de la loi de 1901 et coiffant cinquante établissements médico-sociaux, dont les deux tiers sont des EHPAD et un tiers des établissements hébergeant et accueillant des personnes en situation de handicap.

J'ai donc pu prendre la mesure de la différence existant, à l'intérieur des EHPAD, entre les personnes effectivement âgées et dépendantes, qui présentent des troubles cognitifs de la première importance et sont catégorisées comme étant devenues incompétentes et inutiles à la société, et les autres. C'est inadmissible. C'est méconnaître ce qu'il se passe réellement au sein de l'établissement, alors que nous voulons justement, après avoir fait évoluer les maisons de retraite vers la médicalisation, faire que cette conception nouvelle ne reste pas une coquille vide.

Il ne s'agit pas de revenir en arrière, mais de regarder vers les transitions que nous pourrions offrir à des personnes qui, grâce aux progrès de la médecine, sont restées compétentes malgré l'avancée en âge ou grâce à elle. Il faut leur permettre de conserver leurs compétences et d'en acquérir encore plus, quel que soit leur âge ; des publications en attestent ; je ne vous livre pas mes états d'âme. Pourquoi priver notre société des compétences persistantes – et non pas résiduelles – qui sont le fruit d'une expérience ne demandant qu'à être livrée à d'autres, y compris dans le domaine professionnel, et pas uniquement aux jeunes ?

Puisqu'à juste titre nous souhaitons faire évoluer les établissements médico-sociaux, ne pourrions-nous pas, sans dépenses rédhibitoires, organiser à l'intérieur de ces établissements, dans des locaux réservés à cet effet, des ateliers où ces aînés compétents transmettraient leurs compétences persistantes ainsi que leur expérience ? Cela pourrait prendre place avant le placement des intéressés en EHPAD, et s'adresser notamment aux plus jeunes, singulièrement aux plus défavorisés d'entre eux, chacun comprendra ce que j'entends par là en songeant à la notion d'ascenseur social. Ainsi existe-t-il, en Bretagne, des « maisons des aînés », appellation très pertinente car les aînés présents dans ces établissements sont compétents, et le sont restés. Pourquoi ne pas bénéficier de leurs compétences persistantes ?

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Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

Depuis vingt ans, les comportements sont de plus en plus médicalisés. Cette médicalisation de la vie commence dès la conception – l'enfant est l'objet d'une attention médicale et échographique – et se poursuit jusqu'à la fin de la vie.

Mais la médecine est prise au piège de la revendication sociétale du bien-être : il n'est pas question d'être angoissé, il faut donc prendre des psychotropes. La France détient le record du monde en la matière : elle donne des psychotropes aux angoissés au lieu de s'intéresser à leurs conditions de vie.

Samedi matin, en écoutant l'émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, j'ai été particulièrement choqué de sa réaction. Il dialoguait avec des femmes dont les parents sont atteints de la maladie d'Alzheimer. Elles tenaient des propos d'une extrême profondeur sur leur découverte de l'amour et M. Finkielkraut leur a répondu qu'il était pour sa part angoissé et que l'euthanasie lui paraîtrait la meilleure solution s'il était atteint de la maladie d'Alzheimer ! Ainsi, au nom du bien-être, la réflexion sur l'euthanasie vient s'infiltrer au sein des familles vulnérables de personnes atteintes d'Alzheimer…

Vous évoquiez la maison des sachants. À la « maison des sages » de Clichy-sous-Bois, j'ai rencontré des Algériens extraordinaires, qui n'avaient plus de famille en Algérie, et étaient terrifiés à l'idée d'être éventuellement euthanasiés quand ils seraient en fin de vie en France, car ils ne parlent pas très bien le français et ne comprennent pas notre législation. Je les ai rassurés.

Les questions contemporaines de bioéthique sont instrumentalisées par la société, qui estime que les progrès de la médecine lui permettent de s'adapter. Mais la situation n'est pas la même dans tous les domaines… Je sors d'une réunion avec l'agence régionale de santé (ARS) sur le handicap. Les besoins sont criants en France, mais comme cela coûte sans rapporter grand-chose, l'indifférence est générale ! On crée des places, des lieux pour les handicapés, mais sans réfléchir en profondeur sur ce qui nous fait société.

On va toujours du côté de la performance et du bien-être de ceux qui ont déjà tout, sans jamais aller vers ceux qui demandent simplement à être des citoyens comme les autres. Cet écart entre la demande de bien-être de citoyens ivres d'individualisme, et qui veulent avoir accès à tout, et l'indifférence vis-à-vis de ceux qui n'ont pas grand-chose devrait faire l'objet d'une véritable réflexion éthique.

Le paradoxe est étrange : le progrès, la médecine, créent l'exclusion. La médecine a certes fait des progrès, elle a maintenu en vie des personnes qui seraient mortes si elles n'avaient pas eu accès à des réanimations sophistiquées. Mais ces corps réparés n'ont pas bénéficié de soins d'escarres, ni d'une attention à l'autonomie. On a donc réparé, mais en créant une personne qui a perdu son autonomie !

Le progrès ne doit donc pas être vu comme une ascension, mais plutôt comme une interrogation : qu'est-ce que la médecine et quel est son rôle, sa fonction dans notre société ? Nous n'y réfléchissons pas suffisamment. Nous avons confié à la médecine notre bien-être et notre finitude. Comme il n'y a plus de religion, la médecine a fini par devenir le salut de l'existence. C'est une véritable question éthique.

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Vous nous tenez en haleine sur des sujets éminemment délicats, difficiles à appréhender et à partager – les opinions et les approches sont parfois différentes…

Vous avez évoqué le travail d'Annie Vidal sur la compétence de nos aînés et les EHPAD. Vous le dites très justement, que faisons-nous de ces compétences ? Comment leur donner une véritable place ? Cela passe-t-il par les lieux de rencontre dont vous avez parlé ? Pourquoi ne pas les prévoir également au sein des EHPAD ? Pourquoi créer une telle séparation générationnelle, un statut lié à la perte d'autonomie ?

À travers cette perte, il y a beaucoup de choses à découvrir et à partager ! Je fais écho aux propos d'Alexandre Jollien, infirme moteur cérébral (IMC) – vous le connaissez sans doute par la médiatisation autour de sa personne. Il est particulièrement juste dans sa découverte de vie. Son premier livre s'appelle Éloge de la faiblesse. Nous avons beaucoup à apprendre de la faiblesse. Je suis un peu fatiguée d'entendre toujours le même refrain : « autonomie, autonomie, autonomie » ou « indépendance ». Alexandre Jollien le dit très justement, l'indépendance n'existe pas : nous sommes tous interdépendants. Le vaste chantier du bien-être n'a donc pas été complètement exploré.

Je trouve votre proposition concernant les maires très pertinente. Je n'y avais pas pensé ! Pourquoi, en effet, ne nous appuyons-nous pas sur eux ? La France compte énormément de communes – nous sommes le pays qui en compte le plus. Dans nos petits villages, les maires sont les animateurs de la communauté. Ils ne pourront pas porter seuls ces projets mais, si nous les accompagnons, nous pourrions profiter de cet atout pour pérenniser la réflexion.

Votre interpellation est très intéressante. Mais comment la positionner dans le temps ? Le professeur Mattei nous rappelait qu'historiquement, les évolutions prennent du temps – ainsi pour la contraception ou l'interruption volontaire de grossesse. La maturation de la société est-elle suffisante pour que nous prenions la décision de légiférer ?

Le professeur Mattei nous a également fait remarquer que le projet de loi de bioéthique comprend des sujets éminemment différents, voire sans lien, comme par exemple l'intelligence artificielle et l'assistance médicale à la procréation. Ne devrait-on pas plutôt prévoir différents projets de loi thématiques ? Comment le législateur doit-il appréhender ces sujets éthiques – ils ne sont pas tous bioéthiques – différents ? Cette révision que nous engageons tous les sept ans – et demain peut-être plus fréquemment – est-elle judicieuse ?

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Je vous remercie pour vos propos, messieurs. Mes questions seront sans doute beaucoup plus terre à terre que celles de mes collègues. J'ai entendu à plusieurs reprises que ne pas avoir un enfant est une souffrance. J'en conviens. Mais ne pas avoir de mari peut aussi être une souffrance, tout comme ne pas avoir sa dose de crack ! Pour autant, les médecins ne vont pas devenir dealers ou se transformer en agence matrimoniale. Ne peut-on envisager cette problématique sous un autre angle et expliquer aux patients qu'effectivement, c'est une souffrance de ne pas avoir d'enfant, mais que la raison est simplement biologique ?

J'entends également vos arguments concernant l'égal accès à une technique. Mais la situation des uns et des autres est différente. Peut-on dans ce cas encore parler d'égal accès ? Si la situation est différente, il n'y a pas discrimination selon l'orientation sexuelle.

Vous semblez plutôt favorables à l'assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes, au motif qu'elles peuvent désormais se marier. Mais dans ce cas, pourquoi refuser la gestation pour autrui aux couples d'hommes ? Les juristes nous ont expliqué que ce n'était pas la même chose. Mais votre parallèle avec le mariage m'amène à le craindre…

Concernant les femmes seules, n'y a-t-il pas un risque de précarité affective et financière ? Les avocats sauront sans doute parfaitement les régler, mais c'est à mon sens un retour en arrière. Cela semble presque antinomique avec les dispositions relatives à l'avortement, puisque la précarité financière constitue un motif d'avortement. Demain, à l'inverse, on leur ouvrirait donc la procréation médicalement assistée ?

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Alain Grimfeld, professeur de médecine, président d'honneur du CCNE

Concernant l'exploitation – au sens le plus noble du terme – des aînés compétents, il serait possible de s'appuyer sur les dispositions permettant de valoriser les acquis de l'expérience. Ces dispositions sont, dans certains secteurs, insatisfaisantes, voire décevantes, mais pourraient être pertinemment appliquées aux aînés, tout en revalorisant le dispositif.

Jean-François Mattei vous a expliqué que les évolutions sont le fait de l'histoire. C'est vrai, depuis l'Antiquité, nous avons connu des évolutions. Je travaille avec Élise Feller, historienne bien connue, sur l'histoire du handicap de l'Antiquité à nos jours, en passant par le Moyen Âge. Les transformations ont été progressives, des hospices jusqu'aux maisons de retraite et, maintenant, aux EHPAD, hébergeant les personnes âgées les plus dépendantes. Qu'est-ce que cela signifie, et nous impose ? Comme d'autres, j'estime que nous avons suffisamment réfléchi pour mettre en place des structures qui nous permettraient de bénéficier des acquis de l'expérience des aînés compétents. C'est le bon moment !

En ce qui concerne votre question sur l'intérêt de projets de loi plus spécifiques, avec toute l'amitié que je porte à Jean-François Mattei, je ne suis pas d'accord avec lui. Pour la petite histoire, nous avons été nommés le même jour à l'agrégation de médecine. Nous étions donc dans la même « turne », comme on dit ! Cela crée des amitiés gratuites.

J'adhère à la notion anglo-saxonne du one health – une seule santé –, qu'il s'agisse d'intelligence artificielle ou d'autres considérants liés à la santé humaine. Il n'est donc pas nécessaire de rédiger des lois bioéthiques spécifiques pour l'intelligence artificielle, l'assistance médicale à la procréation, la préservation – et non la reconquête, comme je l'ai dit précédemment – de la biodiversité.

Nous sommes une espèce parmi d'autres et il est désormais possible de faire clairement la différence entre végétaux, animaux et espèce humaine. Nous avons chacun nos caractéristiques, nous sommes dépendants les uns des autres, mais la santé humaine est un ensemble unique. La réflexion éthique doit donc l'être également.

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Didier Sicard, professeur de médecine, président d'honneur du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)

Certes, la contraception a mis du temps à émerger, mais la société était vraiment différente de la nôtre et la médecine était relativement modeste. Elle prescrivait des oestroprogestatifs, elle encourageait l'utilisation des préservatifs. Il ne s'agissait pas d'activités médicales. Désormais, la fécondation in vitro est une discipline noble, avec ses grands manitous. Elle est devenue une branche sophistiquée de la médecine, extrêmement dépendante des innovations.

Les sujets de bioéthique n'ont pas à être « canalisés ». Il n'y a pas ceux qui sont du ressort de la loi et les autres. De manière étrange, les lois de bioéthique françaises ont fini par créer un cadre artificiel. Les autres pays s'interrogent sur nos choix : pourquoi avoir légiféré sur les greffes, l'assistance médicale à la procréation, la fin de vie – alors qu'elle n'est pas une question de bioéthique à mon sens. L'intelligence artificielle, les questions de marché, l'accès aux gênes, l'accès aux soins, le handicap sont également importants et ne méritent pas cette exclusion de la loi.

Enfin, vous m'avez interrogé sur l'accès à la procréation pour les couples homosexuels. Jusqu'au XXIe siècle, l'humanité, c'était deux personnes qui enfantent un enfant, que ces personnes soient hétérosexuelles – dans leur immense majorité – ou que la société ait considéré que l'amour de deux femmes pouvait se concrétiser par un enfant, ce que je respecte. À partir du moment où la société a considéré que leur union devait être reconnue légalement, je ne vois pas au nom de quoi on les empêcherait d'avoir un enfant, si la médecine peut effectivement le leur permettre. Cela n'a absolument rien à voir avec la GPA, qui consiste en l'utilisation d'un tiers rémunéré – la femme porteuse. C'est un peu comme si des hommes devenaient donneurs payants de spermatozoïdes pour des femmes. On pourrait aboutir à des situations sordides, voire des élevages d'hommes donneurs de sperme, comme le régime hitlérien l'a expérimenté avec les SS. La situation serait alors radicalement différente et l'amalgame me paraîtrait un peu excessif.

Je me force probablement un peu en affirmant que les couples homosexuels de femmes doivent pouvoir bénéficier de l'assistance médicale à la procréation, la notion d'un homme et d'une femme me paraissant prioritaire. Mais à partir du moment où la société a évolué, cela paraîtra peut-être évident dans vingt ou trente ans. Et dès lors que la France a fait ce choix, il faut le respecter.

En revanche, je suis très hostile à l'accès à l'assistance médicale à la procréation pour les femmes seules car les raisons qui concourent à l'assistance par l'État à cette procréation solitaire d'une femme me semblent à l'opposé de la philosophie de la filiation française.

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Au nom de mes collègues, je vous remercie pour votre participation et pour ces éclairages très intéressants.

La séance s'achève à vingt heures.

Membres présents ou excusés

Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Réunion du Mercredi 19 septembre 2018 à 18 h 15

Présents. – M. Joël Aviragnet, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, M. Guillaume Chiche, M. M'jid El Guerrab, Mme Caroline Janvier, M. Jean François Mbaye, Mme Bérengère Poletti, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, Mme Agnès Thill, M. Jean-Louis Touraine

Assistait également à la réunion. – M. Yves Daniel