Depuis vingt ans, les comportements sont de plus en plus médicalisés. Cette médicalisation de la vie commence dès la conception – l'enfant est l'objet d'une attention médicale et échographique – et se poursuit jusqu'à la fin de la vie.
Mais la médecine est prise au piège de la revendication sociétale du bien-être : il n'est pas question d'être angoissé, il faut donc prendre des psychotropes. La France détient le record du monde en la matière : elle donne des psychotropes aux angoissés au lieu de s'intéresser à leurs conditions de vie.
Samedi matin, en écoutant l'émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, j'ai été particulièrement choqué de sa réaction. Il dialoguait avec des femmes dont les parents sont atteints de la maladie d'Alzheimer. Elles tenaient des propos d'une extrême profondeur sur leur découverte de l'amour et M. Finkielkraut leur a répondu qu'il était pour sa part angoissé et que l'euthanasie lui paraîtrait la meilleure solution s'il était atteint de la maladie d'Alzheimer ! Ainsi, au nom du bien-être, la réflexion sur l'euthanasie vient s'infiltrer au sein des familles vulnérables de personnes atteintes d'Alzheimer…
Vous évoquiez la maison des sachants. À la « maison des sages » de Clichy-sous-Bois, j'ai rencontré des Algériens extraordinaires, qui n'avaient plus de famille en Algérie, et étaient terrifiés à l'idée d'être éventuellement euthanasiés quand ils seraient en fin de vie en France, car ils ne parlent pas très bien le français et ne comprennent pas notre législation. Je les ai rassurés.
Les questions contemporaines de bioéthique sont instrumentalisées par la société, qui estime que les progrès de la médecine lui permettent de s'adapter. Mais la situation n'est pas la même dans tous les domaines… Je sors d'une réunion avec l'agence régionale de santé (ARS) sur le handicap. Les besoins sont criants en France, mais comme cela coûte sans rapporter grand-chose, l'indifférence est générale ! On crée des places, des lieux pour les handicapés, mais sans réfléchir en profondeur sur ce qui nous fait société.
On va toujours du côté de la performance et du bien-être de ceux qui ont déjà tout, sans jamais aller vers ceux qui demandent simplement à être des citoyens comme les autres. Cet écart entre la demande de bien-être de citoyens ivres d'individualisme, et qui veulent avoir accès à tout, et l'indifférence vis-à-vis de ceux qui n'ont pas grand-chose devrait faire l'objet d'une véritable réflexion éthique.
Le paradoxe est étrange : le progrès, la médecine, créent l'exclusion. La médecine a certes fait des progrès, elle a maintenu en vie des personnes qui seraient mortes si elles n'avaient pas eu accès à des réanimations sophistiquées. Mais ces corps réparés n'ont pas bénéficié de soins d'escarres, ni d'une attention à l'autonomie. On a donc réparé, mais en créant une personne qui a perdu son autonomie !
Le progrès ne doit donc pas être vu comme une ascension, mais plutôt comme une interrogation : qu'est-ce que la médecine et quel est son rôle, sa fonction dans notre société ? Nous n'y réfléchissons pas suffisamment. Nous avons confié à la médecine notre bien-être et notre finitude. Comme il n'y a plus de religion, la médecine a fini par devenir le salut de l'existence. C'est une véritable question éthique.