Merci, monsieur le président, de m'avoir convié à cet entretien.
Vous ne serez pas étonné que je sois d'accord avec les propos que vient de tenir le professeur Sicard – j'insisterai donc sur d'autres points que ceux qu'il a évoqués. Vous serez encore moins étonnés que nous ayons le même discours et les mêmes préoccupations après avoir pris connaissance d'un document dont je vous recommande la lecture, une thèse de doctorat soutenue en 2009 par Ana-Maria Cozma : « Approche argumentative de la modalité aléthique dans la perspective de la sémantique des possibles argumentatifs, application au discours institutionnel de la bioéthique ». Cela paraît très pédant, mais c'est très abordable. Il y est fait plus qu'allusion aux avis et aux démarches réflexives du CCNE français.
L'énoncé selon lequel « l'éthique se développe dans le silence des lois » est attribué à Thomas Hobbes, mais je n'ai pas vérifié cela. De mon point de vue, la pertinence de la mise en oeuvre d'une réflexion éthique est liée, par extension, aux silences de la science, du droit et de la morale dans le domaine abordé. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je reprends quelques instants le propos de Didier Sicard : lorsqu'il s'agit d'un processus de prise de décision publique en situation d'incertitude, compte tenu des connaissances du moment, c'est-à-dire d'une application bien comprise du principe de précaution, il n'est point besoin de développer une réflexion éthique. Et si les réponses apportées sont considérées collectivement, à un moment donné, et aux différents niveaux de la société, comme satisfaisantes, il n'est point besoin dans un premier temps, de mener une réflexion éthique.
J'en viens aux sujets qui me paraissent insuffisamment traités – je le dis, précisons-le une fois pour toutes, en toute humilité ; ce n'est pas une injonction, ni un reproche, ni un jugement.
Dans le cadre de la loi de bioéthique, ce sont tout d'abord les relations entre santé humaine et environnement qui sont insuffisamment traitées, en particulier pour ce qui concerne la préservation de la biodiversité. J'ai bien dit « préservation », non « reconquête », nonobstant l'adoption d'une loi « pour la reconquête de la biodiversité ». Nous n'avons pas perdu la biodiversité comme nous avons perdu l'Alsace-Lorraine en 1870 ! Ce n'est pas du tout la même chose.
En ce qui concerne la fin de vie, j'ajouterai une seule chose, étant, je le répète, parfaitement d'accord avec Didier Sicard. À l'occasion de la sortie de L'Angle mort, réflexion sur la façon dont le terrorisme djihadiste interroge notre rapport à la finitude et au sacré, un journal vient de publier un entretien entre son auteur le philosophe Régis Debray et le sociologue Edgar Morin sur nos relations à la mort. Il expose le questionnement qui échappe progressivement à notre société en la matière. La discussion sur la fin de vie me semble insuffisante en termes d'éthique et de bioéthique ; ce serait pourtant utile pour les comportements, notamment dans les établissements médico-sociaux comme les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes.
Troisième thème, la distinction entre avancée en âge et vieillissement est largement un sujet d'actualité. L'avancée en âge est une donnée presque uniquement démographique. En revanche, nous avons désormais nombre de données qui nous permettent de comprendre pourquoi un organisme vivant, notamment un organisme humain, vieillit, depuis les anomalies cellulaires jusqu'aux anomalies organiques constituées par l'accumulation non aléatoire de cellules. Il serait tout à fait important de faire la distinction entre les deux. Il y a bien des « aînés compétents » – il n'y a pas que des « âgés dépendants » – à l'heure de la panne de l'ascenseur social, puisque certains parlent non plus d'ascenseur mais d'escalier social dans notre pays. Des « aînés compétents » seraient d'une grande utilité pour les plus jeunes qui auraient besoin de bénéficier de l'ascenseur social.
Didier Sicard a dit ce qu'il fallait dire de la médicalisation du fonctionnement de notre société, mais je veux insister sur le nécessaire distinguo entre assistance médicale à la procréation et procréation médicalement assistée. C'est la distinction entre acte sexuel qui, par bonheur, entraînera une grossesse et une naissance et, précisément la grossesse et naissance. Voilà une différence majeure, fondamentale ! Qui oserait, dans cette salle, interdire la procréation, médicalement assistée ou pas, à une femme ? L'assistance médicale à la procréation est complètement différente. Avec l'accord de notre population, qui sera informée, compte tenu des difficultés actuellement d'assumer nos obligations au plan médical, y compris en termes d'assurance maladie, est-il envisageable d'autoriser cette assistance médicale à la procréation aux femmes seules, homosexuelles ou non – il est d'ailleurs indécent de parler de « tendances sexuelles » –, aux couples de femmes ? Il y a débat, et il ne s'agit pas seulement de dire « oui ou non ? » Autorisez-vous simplement que ce qui avait été réservé, avec l'accord de toute la population, à des couples infertiles, soit mis à la disposition, pour une raison ou pour une autre, de femmes seules ou de couples de femmes ? C'est là, pour moi, la question, qui n'est pas suffisamment développé.
Quant à la pédagogie et au contrôle de l'utilisation des produits de santé, l'Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé me paraît bien mal nommée : il faut parler de la sécurité des utilisateurs et de la sûreté des médicaments, de même qu'on parle de la sûreté nucléaire et d'une Autorité de sûreté nucléaire. Moi-même pédiatre, j'estime que cette pédagogie doit s'exercer dès l'école : « Sais-tu ce qu'est un médicament ? Sais-tu à quoi servent l'aiguille et le tuyau ? Sais-tu ce qu'on va injecter à ton père ou ton grand-père ? Sais-tu à quoi ça sert, comment c'est fabriqué, comment c'est contrôlé ? »
Je termine par le développement et l'utilisation de « l'intelligence artificielle », dont je parlais avec Didier Sicard avant que nous n'entrions dans cette salle. J'ai eu l'honneur de participer à un colloque sur intelligence artificielle et santé, à l'université de Paris-Dauphine, au cours duquel quelqu'un a dit : « Je ne crois pas… » – vous devinez à quel point l'expression me plaît. S'il y a une implication religieuse dans certaines décisions en éthique et, notamment, en bioéthique, c'est une chose, mais dire, au cours d'un exposé sur les modèles algorithmiques utilisés par l'intelligence artificielle et l'interprétation des résultats de leur utilisation à bon escient, « je ne crois pas qu'il soit utile de développer leur vulgarisation dans la population… » À juste titre, et surtout actuellement, on se plaint du pouvoir médical, de son extension inadmissible. Imaginez-vous l'extension de l'intelligence artificielle au service de la santé sans expliquer à la population ce qu'est un algorithme, pourquoi on a utilisé tel modèle et pas un autre, pourquoi on a fait telle interprétation de tel résultat obtenu ?
Quant à la périodicité des révisions des lois de bioéthique, je suis exactement du même avis que Didier Sicard – je le répète : en lisant le document de Mme Cozma, vous saurez pourquoi nous avons la même démarche. On peut envisager une révision tous les cinq ans mais il faut aussi poser la question à des sociologues, des juristes, des économistes de la santé, des pédagogues, des spécialistes de la communication, aux sciences humaines et sociales. Cependant, si interviennent des découvertes révolutionnaires, au sens vraiment étymologique du terme, il faut pouvoir organiser très rapidement, au service de la population, dans l'intérêt général, sinon des États généraux, du moins quelque chose d'équivalent, avec des commissions ad hoc consacrées aux découvertes en question et à la manière dont elles pourront servir – et nous sommes dans une période de développement exponentiel des connaissances et des découvertes et des progrès des connaissances en ce qui concerne la médecine.