Intervention de Israël Nisand

Réunion du jeudi 20 septembre 2018 à 8h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Israël Nisand, professeur des universités, gynécologue-obstétricien au centre hospitalier universitaire de Strasbourg, président du Forum européen de bioéthique de Strasbourg :

En venant ici, je me suis posé la question de la légitimité qu'avait un médecin à venir parler devant la représentation nationale. Qu'a-t-il de plus qu'un autre citoyen pour s'exprimer sur ces questions de bioéthique ? J'estime que j'ai une mission de témoignage. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de vous présenter d'abord deux vignettes cliniques pour illustrer les conséquences de la législation sur le praticien de base que je suis, en critiquant à chaque fois plusieurs pans de la loi bioéthique. Je préside le Collège national des gynécologues et obstétriciens français et je pense pouvoir parler en leur nom, car nous avons beaucoup réfléchi ensemble aux questions de bioéthique.

Le premier cas concerne une femme de trente-neuf ans. À l'âge de trente ans, elle met au monde un premier enfant qui, atteint de mucoviscidose, meurt à cinq ans. Elle entame une nouvelle grossesse et sollicite bien entendu une amniocentèse et catastrophée, apprend que son enfant est atteint de la même maladie que celle qui lui avait fait abandonner son travail pour s'occuper du premier. Elle sollicite une interruption médicale de grossesse, qui n'a rien à voir avec une interruption volontaire de grossesse (IVG) : c'est un acte d'une difficulté extrême par lequel une femme qui a transmis une tare se voit dans l'obligation physique de décider de la mort de son enfant. Elle revient ensuite nous voir en nous disant : « Vous m'avez arraché la moitié de mon cerveau ; pour notre prochain enfant, nous ne pouvons plus en passer par là ». Nous lui proposons un diagnostic pré-implantatoire (DPI). Le couple ne fait pas son enfant dans son lit : on récupère les ovules et le sperme pour créer des embryons et au troisième jour, lorsque l'embryon, qui a une taille microscopique, atteint huit cellules, on procède à un prélèvement à travers la coque pellucide grâce à un faisceau laser et on extrait deux des huit cellules pour vérifier si la faute d'orthographe que constitue la mucoviscidose est présente ou non dans l'ADN. Bien entendu, seuls les embryons sains sont ensuite réimplantés. Là où le bât blesse, c'est que la France est dotée d'une loi épouvantable qui interdit aux médecins de porter un diagnostic sur d'autres anomalies génétiques alors même qu'ils ont le génome sous les yeux. Pensez-vous, nous eussions pu faire un tri parmi les embryons avec leurs petits yeux et leurs petits bras en écartant les mauvais pour ne retenir que les bons ! Et ce qui devait arriver arriva – nous nous y attendions depuis un moment : l'embryon s'il n'était pas porteur du gène de la mucoviscidose s'est révélé, une fois réimplanté, porteur de la trisomie 21… Parce que nous avons le droit d'explorer la trisomie 21 sur le foetus, mais pas sur l'embryon ! Nous avons dû révéler à cette femme que son foetus n'avait certes pas la mucoviscidose, mais qu'il était trisomique 21, et nous lui avons refait une IMG : inutile de vous dire que nous lui avons arraché la deuxième moitié de son cerveau.

L'idéologie a primé sur le pragmatisme : c'est un mal français. Pourquoi s'est-on mis cette chaîne au pied alors que le diagnostic pré-implantatoire est encadré de manière extrêmement stricte dans la loi ? Pourquoi, quand nous avons le génome sous les yeux, ne pas regarder ce que nous avons à regarder plutôt que d'en arriver à de telles extrémités au nom du respect des grands principes ? Lorsqu'on a un échantillon de sang, on ne doit pas se contenter de rechercher le taux d'ASAT – aspartate aminotransférase –, ou d'ALAT – alanine aminotransférase : il faut vérifier plein de choses, qui sont légitimes. Avant de replacer un embryon dans l'utérus de la mère, nous devrions pouvoir analyser deux, trois, quatre gènes parce que le DPI se justifie uniquement par la volonté d'éviter la naissance d'un enfant handicapé. Ce sera toujours moins que les pays autour de nous qui peuvent en examiner jusqu'à cent parce qu'ils ne veulent pas des expériences catastrophiques dont je viens de vous donner un exemple.

Ma deuxième vignette clinique met en cause un autre chapitre de la loi française. Voilà un homme et une femme de trente-neuf ans : ils se sont rencontrés tard mais c'est le grand amour. Le sperme de l'homme ne contient aucun spermatozoïde. Les tests nous laissent entendre qu'une biopsie testiculaire nous permettrait de trouver quelques spermatozoïdes à l'intérieur de ses testicules. Malheureusement, ils sont tout petits et une ablation partielle pourrait lui causer des troubles d'érection. Mais il est tellement important pour lui de faire un enfant avec cette femme qu'il accepte. Nous procédons à la biopsie et il la paie de troubles de l'érection. Toutefois, nous trouvons dix spermatozoïdes vivants. Nous les mettons au contact des oeufs de sa femme et nous obtenons quatre embryons. Nous échouons à réimplanter le premier embryon. Le même scénario se reproduit pour le deuxième embryon. L'homme et la femme estiment qu'ils sont trop tendus et qu'ils doivent faire une pause. Ils partent en vacances. Grands skieurs, ils se rendent à Chamonix : en haut du glacier d'Argentière, l'homme manque le premier virage, chute de cinq cents mètres et meurt sur le coup.

Vous imaginez la suite. Deux mois plus tard, je revois cette femme tout à son deuil qui me dit la chose suivante : « Monsieur, j'aurais pu venir avec la carte d'identité du frère de mon mari qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Vous n'y auriez vu que du feu et j'aurais pu obtenir la réimplantation des deux embryons mais je n'ai pas voulu vous tromper. Mais qui a le droit de me dire quoi que ce soit du sort de ces embryons ? Qui peut s'immiscer dans l'intimité des conversations que j'ai eues avec mon mari et des décisions que nous avions prises ? ». Je lui ai répondu que toute ma pratique au sein du CHU était adossée à la loi. « Que dit la loi, monsieur ? » me rétorque-t-elle – elle le savait, bien sûr. Et moi de lui répondre : « Madame, elle vous donne deux choix : détruire ces embryons ou les donner à une autre femme ». J'appelle cela des propositions obscènes. Qui a décidé en 1994 que l'implantation post-mortem revenait à faire des petits orphelins ? Encore une fois, on a fait passer les grands principes devant le pragmatisme. Ah ça, on est propres sur nous ! Mais cela a des conséquences odieuses.

Certes, il n'y a pas beaucoup de femmes qui se retrouvent dans cette situation dans notre pays : cinq par an peut-être. Mais quelle est cette loi qui amène à de telles conclusions ? Comment se fait-il que, contre l'avis de toutes les académies, de médecine, de sciences morales, on ait décidé d'ajouter une ligne à la loi en 1994 pour prévoir le cas du décès de l'un des membres du couple ? Pensez donc : je n'ai même pas le droit de mettre les embryons dans une thermos pour permettre à cette femme d'aller à l'étranger pour les faire réimplanter. Totalitaire, en plus ! Nous ne pouvons pas en rester là. C'est une simple question d'humanité. La loi doit être conforme à ce que souhaite la population. Quand je raconte cette histoire, tout le monde me dit que ce n'est pas normal. Qu'il faille encadrer par des décrets la réimplantation d'embryons en fixant des bornes – pas avant six mois, car la femme est dans son deuil, mais pas après dix-huit mois –, qu'il faille un accompagnement psychologique – un enfant ne doit pas être une pierre tombale : tout cela, je l'entends. Mais devoir dire « Non, madame, définitivement non, vous n'avez plus qu'à les donner à une autre femme », ce n'est pas acceptable.

Sur une trentaine de dispositions de la loi bioéthique, un fossé s'est créé entre le peuple, ce qu'il attend, et la loi.

Je prendrai un dernier exemple. Je reçois très régulièrement des femmes d'une trentaine d'années qui n'ont pas trouvé de compagnon avec lequel faire un enfant et qui souhaitent se consacrer pour l'instant à leur carrière professionnelle. Elles demandent à conserver leurs ovules. Je leur conseille d'aller à l'étranger, si elles ont de l'argent. Les autres doivent se soumettre à la procédure mise en place en 2015 par un décret scélérat : pour pouvoir conserver ses ovules, il faut d'abord en donner cinq à une autre femme – mais peut-on parler de don quand il est conditionné à une obligation ? Et s'il n'y a que cinq ovules, ce qui est fréquent, la femme qui les donne ne peut en garder aucun pour elle. À un homme qui veut garder son sperme avant une ligature des canaux déférents, personne ne demandera quoi que ce soit ! Pourquoi une telle disposition ? Je vais vous dire ce qui s'est passé dans la tête de ceux qui ont rédigé ce décret. Il y a d'abord une première raison, qui me paraît audible : il y a tellement de femmes qui vont en Espagne pour acheter des ovules à de jeunes étudiantes qu'il faudrait renforcer le marché français. Raisonnement pragmatique et utilitariste… Mais il y en a une autre, qui n'est pas dite, entre les lignes : ces femmes, ces folles, ces irresponsables pourraient bien vouloir récupérer leurs ovules congelés n'importe quand, quel que soit leur âge. Et les hommes ont voulu, comme depuis la nuit des temps, continuer à contrôler le corps reproductif des femmes. Pourtant tout cela aurait pu être encadré par des décrets d'application précisant qu'au-delà de quarante-trois ans, une femme ne peut pas récupérer ses ovocytes à moins de passer devant une commission et qu'à cinquante ans, c'est fini. Mais non, au dernier comité national d'éthique, on a dit : « Madame, vous savez que c'est dangereux de prélever des ovules, donc on vous l'interdit. Mais si vous les donnez à une autre femme, ce n'est plus dangereux, vous pouvez ! » Pardonnez-moi, mais on ne peut plus en rester là. En attendant, j'envoie à peu près une femme par semaine acheter des ovules en Espagne, et elle est aidée par la sécurité sociale pour ce faire… On marche sur la tête.

Oui, il y a un problème de dons d'ovocytes en France : aucune femme ne passe devant un hôpital en se disant « Tiens, si j'allais donner mes ovules aujourd'hui ». Les hommes peuvent éparpiller leur semence à droite et à gauche sans se préoccuper de ce qu'elle est devenue, pas les femmes. Comparer le don d'ovule au don de sperme était une faute énorme. Comparer le don de sperme au don de sang, comme cela a été fait au moment de sa mise en place, en était une autre. Dans le don de sang, il y a un donneur et un receveur ; dans le don de sperme, il y a un donneur, un receveur et un enfant qui peut demander des comptes quarante ans plus tard. Ceux qui osent m'en parler me disent : « Monsieur le professeur, vous, vous êtes issu d'un homme et d'une femme ; moi, je suis issu d'une femme et d'un matériau. Pensez-vous que c'est vivable ? ». Je ne le pense pas. D'ailleurs, il n'est plus nécessaire de parler d'anonymat, car on ne pourra plus le garantir à l'avenir. Le problème de l'anonymat, qu'on le veuille ou non, est réglé : ce n'est même plus la peine d'en discuter. Si quelqu'un se dit prêt à donner son sperme, mais à la condition d'être assuré que personne ne pourra jamais savoir qu'il l'a donné, il vaut mieux qu'il aille faire autre chose… Cela va changer les donneurs. Aujourd'hui, avec les banques de données d'ADN, il est possible de plus en plus fréquemment de retrouver le donneur. En revanche, il est encore nécessaire de parler de gratuité ; d'autres pays ont mis en place des systèmes de contreparties financières sous différentes appellations.

Le don d'ovules est beaucoup plus intelligent que le don de sperme car c'est la femme qui porte l'enfant et qui le met au monde, mais la France l'a organisé de manière qu'il ne fonctionne pas. Ceux qui ont écrit ces lois bien avant vous étaient opposés à ce type de don comme leurs prédécesseurs étaient opposés au don de sperme. Notre pays, comme toutes les grandes démocraties occidentales, doit permettre à une femme qui n'a plus d'ovules parce que la génétique l'a martyrisée de constituer malgré tout une famille sans être obligée, hypocritement, d'aller en Espagne pour acheter des ovules 900 euros à une étudiante avec l'argent de la sécurité sociale française. Croyez-vous que les étrangers soient dupes de notre attitude qui consiste à dire que ce qui se passe ailleurs ne nous regarde pas et que nous sommes propres sur nous ?

Après que le diagnostic pré-implantatoire a été autorisé, une quinzaine de centres ont demandé un agrément à la puissance publique. Il ne fallait en retenir que trois ou quatre. Savez-vous comment les dossiers ont été triés ? Le critère qui a prévalu a été la présence dans l'équipe de professionnels ayant mené des recherches sur l'embryon humain, donc à l'étranger puisqu'elles sont interdites chez nous. Croyez-vous que cela soit passé inaperçu ?

Essayez de voir si ça marche et prévenez-nous si c'est le cas : voilà la posture des Français. Vous imaginez bien qu'un jour, si le remplacement de cellules du myocarde par des cellules embryonnaires est rendu possible, la France changera tout de suite d'avis sur la question. Il faut avoir le courage de dire que la recherche sur l'embryon peut déboucher sur des avancées thérapeutiques de grande ampleur. Cessons d'attendre que tous les autres pays du monde aient fait des découvertes, grâce à des chercheurs français qui fuient notre pays, pour, une fois l'efficacité de la procédure prouvée, les récupérer très hypocritement.

Messieurs, je me tiens à votre disposition pour aborder d'autres sujets. Il en est un qui m'est cher, c'est celui du traitement de la stérilité utérine définitive qui passe par l'utilisation de l'utérus d'autrui. Mais ce n'est pas à l'ordre du jour et nous ne sommes pas obligés d'en parler.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.