Intervention de Israël Nisand

Réunion du jeudi 20 septembre 2018 à 8h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Israël Nisand, professeur des universités, gynécologue-obstétricien au centre hospitalier universitaire de Strasbourg, président du Forum européen de bioéthique de Strasbourg :

Oui, l'anonymat et la gratuité sont les fondements du don en France. L'anonymat n'existe presque plus et n'aura plus lieu d'être dans vingt ans. Le promettre aujourd'hui serait une fausse promesse. Il est donc désormais inutile d'aborder ce sujet.

En revanche, le principe de gratuité est au centre de toute une série de conférences que j'ai programmées cette année. Pour l'illustrer, je vous parlerai de cette femme qui se rend régulièrement dans mon centre et dont les cinq enfants sont placés à la DDASS. Elle a subi une ligature des trompes lors de la cinquième césarienne. Elle est venue nous demander une FIV après avoir trouvé un nouveau compagnon. Nous lui avons répondu que ce serait un sixième enfant accueilli par la DDASS. Elle nous a rétorqué : « Comment ? Vous m'interdisez de refaire ma vie ? Vous me jugez pour ce qui s'est passé autrefois ! ». Personne ne s'est senti de refuser. Elle a du reste rappelé : « J'y ai droit ; j'ai droit à quatre tentatives. Et c'est gratuit. »

Le pire, c'est qu'il se produit, dans tous les centres de France, un phénomène que vous ne connaissez pas : des FIV qui se terminent par des IVG. Récemment, une de mes patientes s'est rendue à Saverne, près de Strasbourg, pour subir une IVG, avant de revenir me voir pour une nouvelle FIV. Mis au courant de la situation, je l'ai sommée de m'expliquer : « Je mets à votre service toute mon équipe, et l'argent de la nation ! » Réponse : « Ce n'est pas parce que je suis stérile que je n'ai pas le droit de faire comme les autres femmes. » Et il s'agissait d'une infirmière…

L'IVG et la FIV, cela ne coûte rien, donc, pour les citoyens, cela ne vaut rien. Il en va de même pour les médicaments, les pharmaciens vous le diront : dès qu'il s'agit de mettre un euro sur le comptoir pour acheter une boîte prescrite, les gens préfèrent ne pas la prendre. La gratuité est une véritable erreur. Et pourtant, j'ai le coeur à gauche : je pense qu'il faut aider les pauvres, que si la CMU était attribuée de manière plus rigoureuse, il n'y aurait pas de contestation de la part du corps médical – il est toujours difficile de voir un bénéficiaire de la CMU garer sa Jaguar devant chez soi, même si le cas est rare… La gratuité est mère d'une certaine déconsidération des soins. Je m'attaquerai donc à la gratuité, au risque de prendre des boulets de canon – ce que je ne déteste pas. Je ferai réfléchir mes collègues qui bêlent tous au nom de « gratuité ». Je conteste cette gratuité, je la conteste véritablement.

La France sera probablement condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le droit à connaître ses origines. La question n'est pas de connaître ses origines lorsque l'on est issu d'un adultère – il appartient aux femmes de gérer leur fécondité, de savoir avec qui et quand elles font des enfants et je suis favorable à ce que l'on éduque mieux les citoyens sur le fait de garder un secret, avec la responsabilité énorme que cela implique. Mais quand c'est l'État qui y prête la main en finançant des centres de FIV gratuits, on est en droit d'avoir toute la transparence.

Sur les cancers, y compris à très mauvais pronostic, je suis tenu d'être transparent ; j'accompagne, et je dis. Mais dans le cas de la FIV, je suis le garant d'un secret, je suis le gardien d'une porte derrière laquelle se trouvent des embryons. Je ne peux rien répondre à celui qui me dit : « Monsieur, je veux savoir qui a donné son sperme ce jour-là, je veux aller boire une bière avec lui. Je serai peut-être déçu, mais je le veux et vous n'avez rien à me dire sur mon besoin de reconstituer mon histoire. J'ai un papa d'amour, je ne cherche pas un père, mais je veux rencontrer cette personne. »

Je suis favorable à ce que l'on confie cette mission au conseil national d'accès aux origines personnelles – CNAOP – qui est spécialisé dans l'entremise entre les mères et les enfants nés sous X. Les enfants nés de don préféreraient que soient créées des plateformes collaboratives permettant de contacter le donneur – une idée, moderne, technique, jeune. En attendant, il y aurait une solution simple : pour les cas passés comme ceux à venir, le CNAOP pourra, lorsque l'enfant aura atteint l'âge de dix-huit ans, contacter le donneur et lui demander s'il souhaite révéler son identité. Le donneur sera libre de refuser, ce qui mettra fin à la procédure ou d'accepter, mû par la curiosité de voir ce qu'a donné son don et, peut-être même d'en tirer fierté.

Pourquoi veut-on absolument maintenir le schéma de la famille bourgeoise des années 1970 avec un papa, une maman, un enfant, et le « ni vu ni connu », comme l'écrit Irène Théry ? Nous n'avons plus besoin de cela aujourd'hui. D'ailleurs, les Africains nous rappellent toujours qu'il faut plein de parents – tout un village – pour faire un enfant.

Monsieur Chiche, le Forum européen de bioéthique est une structure qui permet au grand public, souvent passionné par ces sujets, de rencontrer les meilleurs spécialistes, qui lui expliquent les enjeux sans recourir à PowerPoint et sans mots grossiers. Il est ensuite invité à poser des questions pendant une heure. Les salles sont combles, ce qui montre bien qu'il faut mettre la bioéthique et ses enjeux à la portée du grand public : cela concerne le sort de ses enfants.

Les frontières ont été évoquées lors de la huitième édition, « Produire et se reproduire », où des orateurs francophones européens, comme chaque année, étaient invités. Je ne sais si l'on peut résumer une semaine de réunions – tout est sur internet –, mais l'idée est que dans cent ans, le mode de reproduction aura complètement changé. J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : dans un siècle, nous pratiquerons l'exogénèse, nous utiliserons des gamètes artificiels et nous pourrons créer un spermatozoïde à partir d'une cellule de peau d'une femme. Il faudra bien sûr réviser les lois bioéthiques – vous voyez ce que je veux dire…

Nous sommes engagés dans une courbe exponentielle, et nous n'en sommes qu'au début : cela va aller très vite. La France est un village, perdu dans un océan de libéralisme. Il s'agit de rappeler que nous avons des règles, mais qui soient étayables par un raisonnement rationnel et non poussées par des lobbies. Je vous ai expliqué tout à l'heure pourquoi je suis contre le clonage reproductif, au nom de la règle morale, laïque, qui consiste à dire : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on t'ait fait ». Cela me paraît suffisant pour qu'un pays l'interdise, plutôt que d'expliquer que c'est une omission dans les vieux textes… Les textes révélés ne parlent jamais du clonage reproductif ! Mais nous, avec notre morale laïque, nous pouvons l'interdire. Nous avons des biscuits pour cela.

Tout le monde est d'accord pour dire que lorsqu'il sera possible d'élever un millier d'embryons en batterie pour chaque couple et de sélectionner ceux qui ont les bonnes caractéristiques, on le fera. Dans cent ans, il sera probablement assez archaïque de vouloir porter soi-même son enfant… L'évolution des techniques va nous déniaiser ; il faut nous y attendre et nous y préparer.

Monsieur Hetzel, qu'est-ce qui doit être interdit par la loi ? J'y ai longtemps réfléchi : toucher au génome reproductif d'un être humain est pour moi une ligne jaune, non franchissable. Je ne parle pas du génome somatique : s'il est possible demain de changer son génome pour devenir immun contre le SIDA ou non susceptible d'être touché par la DMLA, beaucoup le demanderont – il faut l'accepter. Mais toucher à l'espèce humaine en acceptant, dans une famille touchée par une maladie, de changer définitivement son génome peut créer deux sortes d'espèces humaines : ceux qui auront eu les moyens, et ceux qui ne les ont pas. Peut-être changerai-je d'avis un jour, mais pour l'heure, telle est ma ligne jaune : ne pas toucher au génome reproductif.

Madame Poletti, j'étais autrefois très opposé à la GPA. Dans les années 1980, alors chef de clinique, j'avais rencontré pour les besoins d'une publication des mères porteuses, qu'une association strasbourgeoise – les Cigognes – mettait en relation avec des femmes demandeuses. De la dizaine d'entretiens d'environ une heure, deux groupes d'importance sensiblement égale s'étaient dégagés : celui des femmes que cela ne dérangeait pas d'être enceintes, qui trouvaient que c'était là de l'argent facile – ce qui m'avait fortement inquiété – et le groupe des femmes qui disaient : « j'ai la chance d'avoir un corps intègre, être mère est la plus grande des joies, je suis donneuse de sang et de moelle, et je vais donner cela à une autre femme et j'en serai très fière. » Ma publication concluait sur le fait qu'il ne fallait pas laisser faire – à cause des sales premières – et j'ai été assez content lorsque la loi, quelque cinq ans plus tard, a interdit cette pratique.

Puis j'ai rencontré des patients. Les patients éduquent les médecins, pour peu que ceux-ci soient aptes à les écouter. Un couple de diplomates turcs, dont le premier enfant était mort lors d'un accouchement difficile, et qui venaient de perdre leur second enfant à la suite d'un décollement placentaire, qui avait nécessité une hystérectomie, est venu me voir, accompagné de la soeur de la femme. Ils m'ont demandé de créer des embryons avec leurs gamètes et de les implanter dans l'utérus de la soeur, déjà mère de deux enfants et qui habitait le pavillon mitoyen. Ils m'ont assuré qu'ils repartiraient en Turquie sitôt l'opération terminée, où les lois sur l'adoption n'étaient pas les mêmes. Je leur ai expliqué que la loi me l'interdisait et les ai adressés à un confrère en Belgique. J'ai reçu trois faire-part de naissance successifs. Cela m'a fait réfléchir. Où est la moralité de cette affaire ? Il n'y en a pas. Au contraire, la soeur mérite une statue.

Plus tard, j'ai rencontré une femme qui avait perdu son utérus dans une clinique à l'âge de vingt-huit ans, en même temps que son enfant et qui avait failli en mourir. Au SMIC, comme son mari, elle venait demander qu'on l'aide – si elle avait eu de l'argent, elle serait partie à l'étranger. Sa patronne m'a expliqué au téléphone : « Monsieur, ce qui est arrivé à mon employée est une honte. Moi, j'ai eu deux enfants. Je vais porter son enfant, et je paierai tout. » Elle l'a fait, et j'ai suivi la grossesse. Elle venait avec son employée aux échographies et l'employée caressait le ventre de sa patronne en pleurant toutes les larmes de son corps. J'ai mis les deux femmes dans la même chambre après l'accouchement – le mari était dans le couloir avec les deux grands enfants, très fiers de ce qu'avait fait leur mère. La patronne a dit : « Docteur, j'ai vu que vous alliez sur les estrades. Dites-leur bien à tous, que deux femmes peuvent faire ça par solidarité. Dites-leur ! J'ai tout fait, j'ai tout payé. »

La solidarité entre femmes, cela existe : c'est ce que l'on appelle la GPA éthique. Nous pouvons, par des décrets encadrant très sévèrement ce mécanisme, faire en sorte que cette histoire-là puisse avoir lieu en France, les citoyens, y compris les pauvres, égaux devant la loi. Ceux qui ont de mauvaises raisons de faire une GPA – ils sont peu, mais ils existent – continueront d'aller à l'étranger. J'estime à 400 le nombre de candidates qui n'ont pas d'utérus, parce qu'elles sont nées sans ou qu'elles l'ont perdu.

Pour terminer et vous montrer à quel point la situation est intenable, je vous raconterai ce qui est arrivé récemment à cette Niçoise, victime d'un cancer du col de l'utérus à l'âge de trente ans, qui avait dû subir une hystérectomie. Elle a décidé avec son mari de vendre leur maison pour mener une GPA à l'étranger. Ils ont trouvé une femme du Havre, mère de trois enfants, sont devenus amis avec elle, l'ont emmenée en Ukraine, pour entamer une grossesse avec le sperme du mari et l'ovule de la mère d'intention – probablement contre rémunération.

Ce couple est venu à Strasbourg parce qu'ils me savaient pas défavorable à cette pratique, contrairement à mes collègues qu'ils trouvaient très durs. Je leur ai expliqué que je les placerais dans deux chambres mitoyennes et que la seule chose que je leur demanderais était que la femme qui accouche sorte de la maternité avec le bébé dans les bras. Pour le reste, je leur ai conseillé de s'adresser à un avocat.

Au septième mois de grossesse, j'ai revu la femme du Havre : un avocat lui avait expliqué que l'enfant hériterait d'elle, quoi qu'il arrive : « Je n'ai pas un gros héritage, et je ne voudrais pas que ce quatrième enfant le partage avec les trois premiers. Je vais donc accoucher sous X ». J'ai essayé de l'en dissuader, en lui expliquant ce qu'impliquait un accouchement sous X, dont le placement immédiat de l'enfant. Je n'ai pas eu le bon réflexe, j'aurais dû lui dire d'aller accoucher ailleurs, car c'est bien cela qui s'est produit. Elle est venue accoucher dans mon service, j'ai mis l'autre couple dans la chambre d'à côté. Ils pleuraient toutes les larmes de leur corps ; génétiquement, cet enfant était le leur. Les psychologues du département sont venus, ont pris l'enfant et un juge bien-pensant a décidé qu'il serait placé dans une famille d'accueil, avec interdiction de visite. Il avait les génomes sous les yeux, il savait qu'il serait obligé de rendre l'enfant à ses deux parents d'intention, mais il les a empêchés de voir leur enfant pendant huit mois.

Trouvez-vous cela normal ? Pensez-vous que l'intérêt de l'enfant ait été préservé ? Laisser la loi en l'état est une énorme erreur ! Écoutez la jeune génération : un jour, cela aura lieu ; il faut bien encadrer. Entre le « tout est permis » de la Californie et le « tout est interdit » de la France, il existe un juste milieu : le cas par cas. Le cas par cas, c'est intelligent, et c'est ce que nous faisons en diagnostic prénatal. Ce n'est pas la représentation nationale qui nous dit : « bec-de-lièvre, tu laisseras, achondroplasie tu avorteras ». Il n'existe pas de liste, nous nous réunissons et les décisions que nous prenons sont contrôlées a posteriori. Et c'est très bien ainsi.

Le cas par cas est également utilisé pour les essais thérapeutiques – le préfet nomme un comité de protection des personnes qui décide si l'essai thérapeutique est acceptable : s'il est refusé à Brest, il sera refusé à Strasbourg. Le cas par cas doit être le principe : une femme qui veut récupérer ses ovocytes congelés à quarante-huit ans ? Cas par cas : un comité de la parentalité, paritaire, a un an pour décider, après avoir consulté un obstétricien, un psychologue. On se fait son opinion. Nous devons procéder de la même manière pour la GPA. Si nous ne le faisons pas maintenant, nous finirons par le faire, soyez-en certains !

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