– Je tiens tout d'abord à remercier l'Office de son invitation, car peu de sociologues interviennent dans ce cadre, alors qu'ils peuvent apporter un éclairage complémentaire sur ces sujets. Vos questions portent sur les activités d'expertise, dont l'existence est longtemps restée méconnue des citoyens, et sur les méthodologies, souvent très techniques.
Au cours des années écoulées, on n'a malheureusement entendu parler du travail des agences qu'à l'occasion de crises, comme ce fut le cas de l'Agence du médicament en 2011 lors de l'affaire du Mediator et depuis 2015 concernant la question de la classification du glyphosate. Dans ces affaires, comme dans d'autres, des commentateurs en sont venus à parler de conflits d'intérêts et de déontologie de l'expertise.
Mon intervention aujourd'hui n'ira pas dans ce sens. Je montrerai que ces crises révèlent des problèmes plus profonds, plus systémiques, et probablement plus techniques.
En tant que sociologue, je ne travaille pas sur l'opinion mais suis sociologue des sciences. J'étudie depuis bientôt dix ans le fonctionnement de différentes réglementations qui s'appuient sur les travaux d'agences sanitaires et sur la réglementation européenne des produits chimiques, le règlement REACH. C'était l'objet de ma thèse de doctorat. Dans ce cadre, j'ai pu enquêter sur les activités de l'ANSES, de l'Agence européenne des produits chimiques, et des industriels.
J'étudie à présent le fonctionnement des agences dans les domaines du médicament et des pesticides. Je m'intéresse au fonctionnement concret de leurs dispositifs d'expertise. J'ai rencontré des experts, participé à certaines réunions. Leurs conditions de travail sont très contraintes, ce qui explique au moins en partie la crise de confiance dont vous avez parlé à plusieurs reprises.
J'interviendrai aujourd'hui en trois temps. J'évoquerai d'abord les méthodologies d'évaluation, puis la dépendance des agences aux données industrielles, avant de conclure sur le défaut de poser le problème de l'expertise uniquement en termes de déontologie ou de conflit d'intérêts.
Les méthodologies d'évaluation sont souvent inadaptées aux enjeux sanitaires et environnementaux de notre société, en particulier à ceux qui ont fait l'actualité ces derniers temps. Depuis les années quatre-vingt-dix, le paradigme de l'analyse des risques a progressivement été importé des États-Unis. Ce sont globalement les standards qu'on connaît aujourd'hui et sur lesquels est appuyé le fonctionnement des agences.
Concrètement, aujourd'hui, quand on évalue les risques que présente une substance chimique, on croise ses dangers, par exemple sa cancérogénicité, avec les expositions estimées des travailleurs ou de la population générale, afin de fixer des seuils qu'on estime acceptables pour éviter les intoxications. Ces méthodologies sont cependant controversées, et ce depuis très longtemps. En effet, ces protocoles ont du mal à s'adapter et à évoluer, notamment parce qu'ils reposent sur des normes très standardisées, pour ne pas dire figées. À titre d'exemple, l'affaire Séralini, qu'a étudiée un collègue sociologue, David Demortain, est assez représentative de cette normalisation. Mon but n'est pas de dire si Séralini avait raison ou pas, il est de souligner la très grande normalisation de ces dispositifs.
Pour mémoire, l'équipe de Séralini a publié en 2012 une étude montrant qu'un OGM, le NK603, et le Roundup sont cancérigènes. L'étude a été très rapidement disqualifiée, en quelques semaines seulement : la souche de rat utilisée n'était pas la bonne, les tests statistiques n'étaient pas ceux qui sont utilisés habituellement, les populations n'étaient pas de la bonne taille.
La grande standardisation des protocoles rend malheureusement les agences incapables parfois de répondre à de nouveaux défis, comme l'étude des effets dits cocktails ou celle des perturbateurs endocriniens, notamment parce que ces objets ne correspondent pas aux approches habituelles qui ont été développées en toxicologie réglementaire. Schématiquement, on examine plutôt les substances une à une et non en association et on ne tient pas compte, par exemple pour les perturbateurs endocriniens, des effets multi- générationnels.
Pour lever ces limitations, vous pourriez vous poser les questions suivantes : comment les protocoles de tests sont-ils élaborés ? Sont-ils capables d'évoluer ? À quel rythme ? Sous l'effet de quelles incitations ? À cet égard, on pourra peut-être parler du financement de la recherche, la discipline toxicologique n'étant pas très gâtée en France, comme ailleurs du reste.
L'évaluation des niveaux d'exposition supposés des travailleurs agricoles est un exemple particulièrement parlant de l'inadéquation des méthodologies d'évaluation. Depuis longtemps, l'évaluation des expositions des travailleurs agricoles repose sur l'hypothèse qu'ils portent des équipements de protection individuelle – des combinaisons, des masques, des gants, qui doivent en outre être systématiquement propres ou neufs. Or on sait très bien aujourd'hui que cette hypothèse ne correspond pas à la réalité. Ces équipements sont en effet rarement neufs. Ils sont souvent mal nettoyés et parfois défectueux, comme l'a illustré le procès qui a opposé Dewayne Johnson, un jardinier américain, à Monsanto. Pourtant, les méthodes d'évaluation des risques des pesticides sont basées sur ces hypothèses. Cela peut conduire à rendre invisibles ou non significatifs des cas d'intoxication et à maintenir sur le marché des produits qui sont à l'origine de graves pathologies.
Je reviendrai maintenant rapidement sur l'origine industrielle des données avec lesquelles les agences travaillent. Lorsqu'on examine la question de l'indépendance des agences, il faut avoir en tête que l'essentiel des données avec lesquelles opèrent leurs experts sont produites et fournies par les industriels, pour des raisons évidentes. La situation est plus ou moins la même dans tous les secteurs, qu'il s'agisse du secteur du médicament, de celui des produits phytopharmaceutiques ou de celui des substances chimiques. En pratique, la dépendance des agences aux industriels peut causer des difficultés assez considérables.
Dans le cadre de la réglementation REACH, les industriels doivent enregistrer leurs molécules, fournir des données sur leurs propriétés, leur fabrication, leurs usages et leurs risques. Cette approche était considérée comme nécessaire dans la mesure où les autorités disposaient jusque-là de très peu de données sur les produits sur le marché. Cette délégation totale de la production des données a des conséquences sur le travail des experts. Les experts de l'ANSES sont souvent bloqués dans leurs évaluations parce qu'ils ne trouvent pas les données qu'ils cherchent dans les dossiers d'enregistrement. Les études fournies par les industriels sont souvent trop anciennes. Elles sont parfois mal justifiées. La plupart du temps, les chercheurs ne disposent que de résumés. Il est difficile pour un scientifique de juger de la qualité d'une étude lorsqu'il n'en a que le résumé. Ces difficultés rendent le travail d'évaluation extrêmement ardu.
Autre point important : à part pour les molécules les plus documentées, il est difficile pour les experts des agences de disposer de données indépendantes. Ce problème affecte évidemment tous les secteurs, mais l'exemple du Mediator en a constitué une illustration pour le moins criante. Alors que le benfluorex, la substance active du Mediator, a obtenu son autorisation de mise sur le marché en 1976, il aura fallu plus de trente ans pour qu'une étude indépendante, conduite par le docteur Irène Frachon et son équipe, démontre les dégâts qu'il provoquait sur les valves cardiaques et qu'il était à l'origine de centaines de décès. Cette étude, non financée par le laboratoire Servier, a conduit au retrait du Mediator à la fin de l'année 2009.
Enfin, il ne faut pas croire que cette crise de confiance est uniquement une question de déontologie ou de conflit d'intérêts. L'affaire du Mediator a donné lieu à des états généraux et à la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite loi Bertrand. L'Agence du médicament a ensuite été réorganisée en 2012. Ces dispositions sont probablement utiles, mais on peut se demander dans quelle mesure elles ne réduisent pas cette crise de confiance au seul problème de la déontologie, comme on le lit souvent dans la presse. Elles laissent de côté les problématiques que j'ai mentionnées plus tôt, qui sont peut-être plus techniques, plus profondes, sur les méthodologies d'expertise. Comment les protocoles de tests sont-ils élaborés ou standardisés ? Quels sont leurs limites ou leurs impensés ? Comment pourraient-ils évoluer plus vite ? Avec quels financements ?
Concernant les données, comment les études expertisées sont-elles produites ? Comment sont-elles sélectionnées, et par qui ? Quels sont les limites et les effets de ces méthodes de sélection, notamment du fait de l'asymétrie entre le travail des agences et celui des entreprises ?
Plus généralement, on peut se poser la question des faibles moyens des agences d'expertise. Peuvent-elles par exemple conduire des contre-expertises indépendantes, pour les 20 000 substances enregistrées ? Les autorités ont-elles la volonté de faire appliquer les lois qui régulent le secteur de la chimie ? On le sait, la qualité des dossiers est très variable.
Au final, nous savons tous que ces réglementations sanitaires et les dispositifs qui les appuient sont le résultat de négociations ou de choix politiques. Des choix politiques doivent donc probablement être faits pour résoudre la crise de l'expertise dont nous parlons ici.