Ces exemples montrent bien que la prétendue technicité ne saurait justifier le recours aux ordonnances. Madame la ministre, soyons honnêtes : ces « décrets-lois » d'un autre âge visent surtout à court-circuiter notre assemblée et à faire l'économie d'un débat parlementaire sérieux et serein.
J'en viens au fond des dispositions. Une récente étude indique que plus de 60 % des Français s'inquiètent de votre réforme du code du travail. Nous le sommes aussi, et on ne peut pas dire que l'examen express des neuf articles du texte en commission des affaires sociales nous ait rassurés ! Devant les interrogations de fond que nous soulevions, le rapporteur invoquait la concertation en cours avec les syndicats. Face aux inquiétudes suscitées par le flou des dispositions, le rapporteur nous demandait de faire confiance au Gouvernement. Aux propositions que nous formulions, le rapporteur donnait systématiquement un avis défavorable.
Madame la ministre, lors de votre audition par notre commission, vous avez déclaré que ce texte était un menu, et que cela ne voulait pas dire que l'on allait commander tous les plats. Au-delà du fait que l'on a souvent du mal à voir quel plat se cache derrière les intitulés proposés, nous voulons vous dire que certains nous paraissent tout particulièrement indigestes.
Le texte propose d'ouvrir la question des contrats précaires, notamment des CDD, en permettant à l'accord de branche de modifier la durée, les motifs et le nombre de renouvellements des CDD et de l'intérim. On critique la dualité du marché du travail en France et le recours croissant à l'emploi précaire dans notre pays, mais en ouvrant à l'accord de branche la possibilité de déroger à la loi sur ce point, on encourage encore davantage les entreprises à recourir à ces emplois, alors qu'un tiers des CDD de moins d'un mois en Europe sont conclus en France.
Les mêmes questions se posent concernant le contrat de chantier, qui existe déjà dans le BTP. Pourquoi recourir davantage à ce contrat, qui est plus précaire qu'un CDD puisque son terme n'est pas connu et qu'il ne donne pas lieu au versement d'une indemnité de précarité ? Comment des territoires dont le taux de chômage est supérieur à 27 % – je pense ici à Mayotte et j'y reviendrai à la fin de mon intervention – pourraient-ils bénéficier d'un contrat précarisant encore plus un marché du travail déjà très précaire ?
Le Gouvernement envisage de porter le seuil de déclenchement d'un plan de sauvegarde de l'emploi de dix à trente salariés. En dessous de ce seuil, il s'agirait donc de licenciement économique individuel. L'étude d'impact justifie cette disposition en renvoyant à la directive du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs. Or ce seuil est inscrit dans notre droit du travail depuis près de trente ans et n'a jamais été contesté. Il est une garantie importante en matière de dialogue social, mais également en termes de perspective de retour à l'emploi.
Je pourrais continuer à énumérer les dispositions qui constituent, selon nous, un recul majeur des droits sociaux dans notre pays. Mais je ne voudrais pas empiéter sur la discussion que nous aurions si cette motion de renvoi en commission n'était pas adoptée.
Je tiens cependant à vous faire part d'une dernière réflexion sur un sujet qui a suscité, je dois le dire, un vif étonnement de ma part. En effet, les outre-mer sont complètement absents de ce texte, alors même que nos territoires connaissent des difficultés et de nombreuses spécificités en matière économique, sociale ou tout simplement géographique. Je note, d'ailleurs, que nous avons été plusieurs députés ultramarins, de différents groupes politiques, à regretter et déplorer cet oubli.
Je me dois de rappeler que les outre-mer en général, et La Réunion – que j'ai la fierté de représenter dans cette assemblée – en particulier, font partie intégrante et constitutive de la nation française. Nos près de 3 millions de compatriotes ultramarins doivent à ce titre bénéficier pleinement de la solidarité du pays, comme l'a rappelé l'article 1er de la loi de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer.
Permettez-moi d'insister sur les singularités et la diversité des situations de nos territoires pour que chacune et chacun comprenne bien que la loi ne peut être appliquée uniformément.
La géographie est la première de ces spécificités. Éloignés de l'Europe continentale, les outre-mer ne sont pas encore pleinement ancrés au sein de leurs bassins océaniques et souffrent encore parfois de traités internationaux défavorables. De cette situation géographique naît une contrainte économique : l'étroitesse de nos marchés où la concurrence demeure souvent insatisfaisante.
Autre singularité, la situation économique et sociale de nos territoires est particulièrement préoccupante. À Mayotte, le taux de chômage atteignait, par exemple, 27 % en 2016. À La Réunion, ce taux s'élevait à 22 %, et à pas moins de 44 % pour les jeunes. C'est quasiment le double de la moyenne nationale ! Face à une telle instabilité professionnelle, comment le relèvement des seuils de plan de sauvegarde de l'emploi pourrait-il être accepté ?
Notre éloignement emporte également des conséquences sur notre organisation économique. Notre tissu économique est composé à une très grande majorité – plus de 95 % – de petites ou très petites entreprises : c'est un paramètre dont il faut tenir compte pour ne pas rendre la réforme proposée nocive, néfaste pour nos territoires.
Bien que, matériellement, nous n'ayons pas eu le temps de travailler sur le rapport de la commission saisie au fond, nous avons déposé des amendements qui permettraient de corriger, au sein du projet, le déséquilibre abyssal entre la flexibilité, omniprésente, et la création de nouveaux droits pour les salariés, lesquels sont pour l'instant aux abonnés absents.
Je pense tout d'abord à la question des administrateurs salariés dans les grandes entreprises. La présence de salariés dans les conseils d'administration est en effet un atout pour l'entreprise, non seulement sur le plan social, mais aussi sur le plan stratégique. Nous avons donc déposé des amendements destinés à aller plus loin dans le renforcement de cette présence, de façon à consacrer un modèle de gouvernance tourné vers le long terme et à diversifier les compétences et l'expérience des administrateurs, facteurs déterminants de la performance des entreprises.
Une telle évolution s'inscrirait pleinement dans l'objectif affiché par ce texte, celui de renforcer le dialogue social, et donc la performance des entreprises, en développant une forme de représentation et de participation des salariés à même de favoriser ce dialogue.
Je pense ensuite à la taxation des contrats courts : nous avons déposé un amendement qui permettrait de lutter efficacement contre la multiplication des contrats précaires en incitant à l'usage des contrats à durée indéterminée, dont la conclusion serait rendue plus aisée.
Par ces quelques exemples nous voulons démontrer qu'il existe un chemin vers une réforme progressiste et que nous ne sommes pas condamnés à choisir entre une réponse libérale, à l'efficacité et à la justice douteuse, et le conservatisme permanent.
Madame la ministre, monsieur le rapporteur, je terminerai mon propos en vous appelant à répondre sur le fond aux critiques que nous formulerons tout au long de ces débats, sans vous contenter de renvoyer le sujet à la concertation ou de nous répondre par des slogans ou des artifices de communication.
Chers collègues, les arguments de fond comme ceux de forme que j'ai pu avancer plaident pour l'adoption de cette motion de renvoi en commission. Notre assemblée doit pouvoir prendre le temps de consulter les parties prenantes, d'évaluer l'ensemble des dispositifs législatifs et de proposer des mesures fortes, pour répondre efficacement aux enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Ce n'est pas la réforme du code du travail qui permettra de faire émerger un droit au travail.