Intervention de Michèle Kessler

Réunion du mardi 6 novembre 2018 à 18h25
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Michèle Kessler, professeure émérite de néphrologie à la faculté de médecine de Nancy, médecin attaché au centre hospitalier régional universitaire de Nancy et présidente du Réseau lorrain de prise en charge de l'insuffisance rénale Nephrolor :

Mon propos se concentrera sur le domaine que je connais, la transplantation rénale. J'ai en effet été responsable d'une équipe qui effectuait de la transplantation de rein et de rein-pancréas.

Le rein est l'organe qui fait l'objet des plus nombreuses demandes de greffe. La pénurie d'organes que nous connaissons aujourd'hui, qui concerne essentiellement le rein, amplifie les problèmes bioéthiques. La durée moyenne d'attente des patients en vue d'une greffe vitale de coeur ou de foie est sans comparaison avec celle qui prévaut pour le rein. Cette dernière est en outre très inégale sur le territoire français, pouvant aller de treize à soixante-six mois. En certains endroits, nos concitoyens attendent donc un rein plus de cinq ans. L'offre de soins, en matière de greffe de rein essentiellement, est notablement insuffisante et ne répond aucunement aux besoins de la population. En 2016, sur les 17 000 patients figurant sur la liste d'attente d'un rein, seuls 3 600 ont été greffés. Au 1er janvier 2017, 13 000 patients étaient donc toujours en attente. À un prélèvement de rein correspondent quatre candidats. C'est dire l'ampleur de la pénurie. Il est indispensable d'élargir le vivier des donneurs et de faire appel à toutes les sources possibles de greffons, dans les meilleures conditions éthiques possibles.

Je parlerai aujourd'hui essentiellement des donneurs vivants, qui se voient prélever un rein dans plus de 95 % des cas. L'utilisation de foies de donneurs vivants reste en effet très limitée dans notre pays, et elle est uniquement destinée aux enfants nécessitant une greffe hépatique d'urgence.

La France accuse un retard en matière de greffe avec donneur vivant, en comparaison avec des pays ayant le même niveau d'industrialisation et de réflexion éthique que le sien. Pourtant, les premières greffes de rein en France ont été réalisées à partir de donneurs vivants. Notre pays a ensuite délaissé cette voie, jugeant préférable de recourir à des reins prélevés chez des sujets décédés. Aussi la greffe avec donneur vivant a-t-elle quasiment disparu pendant un temps, n'ayant plus représenté chaque année que quelques dizaines de cas. Cette modalité a été réactivée dans les années 2000, longtemps après d'autres pays voisins ou plus lointains comme les États-Unis ou l'Australie.

La loi de bioéthique de 1994 était extrêmement frileuse en matière de prélèvement d'organe sur donneur vivant. De façon parfois incompréhensible, elle limitait cette possibilité à quelques proches du malade, ne recouvrant pas même l'ensemble des membres de sa famille. Pourquoi un patient pouvait-il recevoir un organe de son frère, mais pas de son cousin germain ? Le législateur est rapidement revenu sur cette restriction. Le cercle des donneurs vivants possibles a connu un premier élargissement en 2004. Depuis 2011, à notre grande satisfaction, toute personne ayant un lien affectif avec un malade en attente de greffe depuis plus de deux ans peut lui donner un rein. Malheureusement, cette évolution n'a aucunement été médiatisée. Nombre de nos concitoyens ignorent encore qu'ils peuvent donner un rein à un proche. Il y a probablement là un levier à actionner.

La révision des lois de bioéthique de 2011 a par ailleurs introduit le don croisé, intervenant entre deux paires de donneurs et receveurs compatibles, lorsque les membres de chacune des paires sont incompatibles. Cette possibilité a suscité un grand espoir. Bien d'autres pays avaient déjà lancé des programmes de don croisé donnant de bons résultats. En France, toutefois, ce fut un échec. Trois ans d'organisation administrative et de contrôles ont été nécessaires avant la première expérimentation de don croisé, en 2014. Entre 2014 et 2016, seules dix greffes ont été réalisées de la sorte en France. Aux Pays-Bas en revanche, champion mondial en la matière, 57 % des greffes sont effectuées avec donneurs vivants – contre 16 % en France –, et une grande partie d'entre elles résulte de dons croisés. La Grande-Bretagne, le Danemark ou encore l'Autriche affichent des taux comparables.

Comment expliquer cette inefficacité française ? L'une des raisons tient aux équipes de transplantation elles-mêmes. Toutes ne sont pas convaincues qu'il s'agit là d'un moyen d'augmenter le nombre des greffons disponibles. Elles ne pratiquent donc pas les greffes par don croisé, leur préférant des greffes dites « ABO incompatibles », c'est-à-dire entre groupes sanguins incompatibles, ou « HLA incompatibles », c'est-à-dire entre groupes de tissus incompatibles. Pourquoi préfère-t-on ces méthodes compliquées, très onéreuses, occasionnant soit un risque infectieux supplémentaire, dans le cas de la greffe ABO incompatible, soit des résultats nettement moins bons, dans le cas de la greffe HLA incompatible ? Le don croisé produit pourtant des résultats aussi excellents que les greffes à partir d'un donneur vivant dites conventionnelles. Voilà un premier problème.

Deuxième problème, le don croisé n'a été autorisé en France qu'avec deux paires. Dans les autres pays en revanche, il est possible de mobiliser dans l'appariement autant de paires que l'on souhaite. De toute évidence, il y a davantage de chances de trouver des donneurs et des receveurs compatibles parmi six paires que parmi deux paires. J'avoue ne jamais avoir compris pourquoi la France limitait les dons croisés à deux paires.

Une façon d'améliorer la rentabilité de ce système, pratiquée par divers pays, consiste à introduire dans la chaîne un premier donneur vivant qui ne fait pas partie d'une paire, ou « donneur non dirigé ». Il s'agit de personnes qui souhaitent oeuvrer pour le bien de la collectivité, et dont les motivations et l'état psychologique sont scrupuleusement examinés. Pourquoi la France refuse-t-elle le recours à de tels donneurs non dirigés, alors qu'elle accepte que l'on puisse donner son sang ou ses cellules hématopoïétiques à des inconnus ? Tous les pays où le don croisé est très efficace prévoient la possibilité d'introduire un donneur non dirigé au début ou au cours de la chaîne.

Le parcours du donneur vivant mériterait en outre d'être allégé. Avant que son rein soit prélevé, le donneur doit se livrer à trois mois d'examens complémentaires, mais aussi à des démarches administratives répétées. Autant le comité expert « donneur vivant » est unanimement reconnu pour prévenir les dérives – et fait même la fierté de la communauté médicale –, autant nous pouvons nous interroger sur l'obligation pour les donneurs de se présenter devant un magistrat du tribunal de grande instance. Les comités experts pourraient parfaitement s'y substituer et se charger de vérifier les liens qui unissent le donneur au receveur.

Peut-être pourrait-on de surcroît améliorer le parcours et l'accompagnement des donneurs, avant et après le don. Une étude sur la qualité de vie des donneurs a révélé que l'immense majorité d'entre eux ne regrettaient pas leur geste, mais se plaignaient de petites difficultés – en matière de délai de remboursement d'actes liés au prélèvement, par exemple.

Par ailleurs, il me paraît important d'empêcher, autant que possible, le tourisme médical. Je crois savoir qu'une initiative a été prise en la matière à l'échelle européenne. Les pratiques qui ont cours en Chine sont scandaleuses, et unanimement dénoncées comme telles. Pourtant, ce pays continue de vendre des reins. Une équipe canadienne ayant investigué ce sujet estime que 100 000 greffes sont réalisées en Chine à partir de reins vendus. Nous pouvons bien sûr nous demander sur qui ils sont prélevés.

Ma dernière remarque portera sur le transport des organes. Aujourd'hui, les organes vitaux qui supportent mal l'ischémie sont transportés par voie aérienne, de façon rapide et efficace. En revanche, les reins continuent d'être acheminés en train, en taxi ou encore en voiture de gendarmerie, avec tous les aléas et les retards que cela peut induire. Cette pratique se fonde sur un vieux principe selon lequel les reins supporteraient sans difficulté l'ischémie. Or, ces organes étant souvent prélevés chez des donneurs âgés ou très âgés, ils ne sont pas en état de parfaite normalité, et toute heure d'ischémie supplémentaire accroît le risque lié à la greffe. Je plaide pour que les reins soient transportés comme le sont les coeurs et les foies.

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