Mission d'information DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉVISION DE LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE
Mardi 6 novembre 2018
Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission
La Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à une table ronde sur le don et la transplantation d'organe : Dr Julien Rogier, médecin coordonnateur des prélèvements d'organes et de tissus (CHU de Bordeaux) et président de la Société française de médecine des prélèvements d'organes et de tissus (SFMPOT) ; Dr Jacques Durand-Gasselin, médecin coordonnateur des prélèvements d'organes et de tissus du CH de Toulon ; Pr Michèle Kessler, professeure émérite de néphrologie à la faculté de médecine de Nancy, néphrologue au CHU de Nancy.
L'audition débute à dix-huit heures vingt-cinq.
Le prélèvement d'organes est essentiel pour assurer un pronostic favorable aux patients nécessitant une transplantation. Nous savons également que la greffe peut améliorer sensiblement la qualité de vie des malades en leur évitant des traitements contraignants. C'est le cas, notamment, pour l'insuffisance rénale. Le principe du consentement présumé au don d'organes et de tissus, introduit par la loi relative aux prélèvements d'organes du 22 décembre 1976 – dite loi Caillavet –, a été confirmé et clarifié par la loi de modernisation de notre système de santé adoptée en 2016. Au regard de l'éthique, la question de la portée du consentement ou du refus, exprimé ou implicite, est centrale. Elle concerne tant les donneurs vivants que décédés. À cet égard, je présume que vous aurez à coeur, madame et messieurs, de nous dire votre perception des protocoles relevant de la catégorie III de la classification internationale des décès après arrêt circulatoire, dits protocoles Maastricht III.
Nous sommes honorés d'être reçus pour exprimer notre point de vue d'équipes de soins. Au-delà de mon activité propre, je parlerai au nom de mes collègues coordinateurs du prélèvement d'organes ainsi que des médecins que je représente au sein de notre société savante. Les médecins de coordination du prélèvement d'organes sont essentiellement des réanimateurs, anesthésistes-réanimateurs et médecins urgentistes. Ils sont au contact des donneurs potentiels sur le terrain.
Bien que le nombre de prélèvements ait substantiellement crû ces vingt dernières années, la pénurie d'organes persiste. En effet, les inscriptions sur les listes d'attente de greffes sont toujours plus nombreuses. Les résultats des transplantations étant excellents, et les informations relatives à ces activités circulant de mieux en mieux, les individus souhaitent figurer sur ces listes en cas de défaillance terminale d'organe.
Nous constatons toutefois un certain plafonnement des prélèvements effectués sur les donneurs classiques, en état de mort encéphalique. À cela s'ajoutent des disparités régionales importantes. Le taux de prélèvement se rapproche des meilleurs standards mondiaux dans certaines régions – notre objectif étant de tendre vers la situation espagnole –, tandis que d'autres sont plus à la peine. Cependant, même les régions les plus performantes ont commencé à prélever sur des donneurs âgés, tandis que les prélèvements sur les donneurs en état de mort encéphalique stagnent. C'est la raison pour laquelle il est important de développer, en parallèle, d'autres types de prélèvements.
Une activité moderne de prélèvement d'organes, susceptible de bénéficier à l'ensemble de la population, implique de développer les prélèvements sur donneurs vivants – qui concernent essentiellement la transplantation rénale, et plus marginalement la transplantation hépatique – ainsi que les prélèvements en arrêt circulatoire. Au regard de ces derniers, la France accusait encore un certain retard, il y a peu, par rapport à d'autres grands pays européens. Elle a mis en oeuvre les prélèvements en arrêt circulatoire non contrôlé à partir de 2005, et n'a commencé à pratiquer les prélèvements contrôlés, dits « Maastricht III », qu'en 2014. Depuis, la France a certes effectué un rattrapage sur ces types de prélèvements, mais il convient probablement d'actionner plus fortement ce levier pour réduire la pénurie d'organes.
Mon propos se concentrera sur le domaine que je connais, la transplantation rénale. J'ai en effet été responsable d'une équipe qui effectuait de la transplantation de rein et de rein-pancréas.
Le rein est l'organe qui fait l'objet des plus nombreuses demandes de greffe. La pénurie d'organes que nous connaissons aujourd'hui, qui concerne essentiellement le rein, amplifie les problèmes bioéthiques. La durée moyenne d'attente des patients en vue d'une greffe vitale de coeur ou de foie est sans comparaison avec celle qui prévaut pour le rein. Cette dernière est en outre très inégale sur le territoire français, pouvant aller de treize à soixante-six mois. En certains endroits, nos concitoyens attendent donc un rein plus de cinq ans. L'offre de soins, en matière de greffe de rein essentiellement, est notablement insuffisante et ne répond aucunement aux besoins de la population. En 2016, sur les 17 000 patients figurant sur la liste d'attente d'un rein, seuls 3 600 ont été greffés. Au 1er janvier 2017, 13 000 patients étaient donc toujours en attente. À un prélèvement de rein correspondent quatre candidats. C'est dire l'ampleur de la pénurie. Il est indispensable d'élargir le vivier des donneurs et de faire appel à toutes les sources possibles de greffons, dans les meilleures conditions éthiques possibles.
Je parlerai aujourd'hui essentiellement des donneurs vivants, qui se voient prélever un rein dans plus de 95 % des cas. L'utilisation de foies de donneurs vivants reste en effet très limitée dans notre pays, et elle est uniquement destinée aux enfants nécessitant une greffe hépatique d'urgence.
La France accuse un retard en matière de greffe avec donneur vivant, en comparaison avec des pays ayant le même niveau d'industrialisation et de réflexion éthique que le sien. Pourtant, les premières greffes de rein en France ont été réalisées à partir de donneurs vivants. Notre pays a ensuite délaissé cette voie, jugeant préférable de recourir à des reins prélevés chez des sujets décédés. Aussi la greffe avec donneur vivant a-t-elle quasiment disparu pendant un temps, n'ayant plus représenté chaque année que quelques dizaines de cas. Cette modalité a été réactivée dans les années 2000, longtemps après d'autres pays voisins ou plus lointains comme les États-Unis ou l'Australie.
La loi de bioéthique de 1994 était extrêmement frileuse en matière de prélèvement d'organe sur donneur vivant. De façon parfois incompréhensible, elle limitait cette possibilité à quelques proches du malade, ne recouvrant pas même l'ensemble des membres de sa famille. Pourquoi un patient pouvait-il recevoir un organe de son frère, mais pas de son cousin germain ? Le législateur est rapidement revenu sur cette restriction. Le cercle des donneurs vivants possibles a connu un premier élargissement en 2004. Depuis 2011, à notre grande satisfaction, toute personne ayant un lien affectif avec un malade en attente de greffe depuis plus de deux ans peut lui donner un rein. Malheureusement, cette évolution n'a aucunement été médiatisée. Nombre de nos concitoyens ignorent encore qu'ils peuvent donner un rein à un proche. Il y a probablement là un levier à actionner.
La révision des lois de bioéthique de 2011 a par ailleurs introduit le don croisé, intervenant entre deux paires de donneurs et receveurs compatibles, lorsque les membres de chacune des paires sont incompatibles. Cette possibilité a suscité un grand espoir. Bien d'autres pays avaient déjà lancé des programmes de don croisé donnant de bons résultats. En France, toutefois, ce fut un échec. Trois ans d'organisation administrative et de contrôles ont été nécessaires avant la première expérimentation de don croisé, en 2014. Entre 2014 et 2016, seules dix greffes ont été réalisées de la sorte en France. Aux Pays-Bas en revanche, champion mondial en la matière, 57 % des greffes sont effectuées avec donneurs vivants – contre 16 % en France –, et une grande partie d'entre elles résulte de dons croisés. La Grande-Bretagne, le Danemark ou encore l'Autriche affichent des taux comparables.
Comment expliquer cette inefficacité française ? L'une des raisons tient aux équipes de transplantation elles-mêmes. Toutes ne sont pas convaincues qu'il s'agit là d'un moyen d'augmenter le nombre des greffons disponibles. Elles ne pratiquent donc pas les greffes par don croisé, leur préférant des greffes dites « ABO incompatibles », c'est-à-dire entre groupes sanguins incompatibles, ou « HLA incompatibles », c'est-à-dire entre groupes de tissus incompatibles. Pourquoi préfère-t-on ces méthodes compliquées, très onéreuses, occasionnant soit un risque infectieux supplémentaire, dans le cas de la greffe ABO incompatible, soit des résultats nettement moins bons, dans le cas de la greffe HLA incompatible ? Le don croisé produit pourtant des résultats aussi excellents que les greffes à partir d'un donneur vivant dites conventionnelles. Voilà un premier problème.
Deuxième problème, le don croisé n'a été autorisé en France qu'avec deux paires. Dans les autres pays en revanche, il est possible de mobiliser dans l'appariement autant de paires que l'on souhaite. De toute évidence, il y a davantage de chances de trouver des donneurs et des receveurs compatibles parmi six paires que parmi deux paires. J'avoue ne jamais avoir compris pourquoi la France limitait les dons croisés à deux paires.
Une façon d'améliorer la rentabilité de ce système, pratiquée par divers pays, consiste à introduire dans la chaîne un premier donneur vivant qui ne fait pas partie d'une paire, ou « donneur non dirigé ». Il s'agit de personnes qui souhaitent oeuvrer pour le bien de la collectivité, et dont les motivations et l'état psychologique sont scrupuleusement examinés. Pourquoi la France refuse-t-elle le recours à de tels donneurs non dirigés, alors qu'elle accepte que l'on puisse donner son sang ou ses cellules hématopoïétiques à des inconnus ? Tous les pays où le don croisé est très efficace prévoient la possibilité d'introduire un donneur non dirigé au début ou au cours de la chaîne.
Le parcours du donneur vivant mériterait en outre d'être allégé. Avant que son rein soit prélevé, le donneur doit se livrer à trois mois d'examens complémentaires, mais aussi à des démarches administratives répétées. Autant le comité expert « donneur vivant » est unanimement reconnu pour prévenir les dérives – et fait même la fierté de la communauté médicale –, autant nous pouvons nous interroger sur l'obligation pour les donneurs de se présenter devant un magistrat du tribunal de grande instance. Les comités experts pourraient parfaitement s'y substituer et se charger de vérifier les liens qui unissent le donneur au receveur.
Peut-être pourrait-on de surcroît améliorer le parcours et l'accompagnement des donneurs, avant et après le don. Une étude sur la qualité de vie des donneurs a révélé que l'immense majorité d'entre eux ne regrettaient pas leur geste, mais se plaignaient de petites difficultés – en matière de délai de remboursement d'actes liés au prélèvement, par exemple.
Par ailleurs, il me paraît important d'empêcher, autant que possible, le tourisme médical. Je crois savoir qu'une initiative a été prise en la matière à l'échelle européenne. Les pratiques qui ont cours en Chine sont scandaleuses, et unanimement dénoncées comme telles. Pourtant, ce pays continue de vendre des reins. Une équipe canadienne ayant investigué ce sujet estime que 100 000 greffes sont réalisées en Chine à partir de reins vendus. Nous pouvons bien sûr nous demander sur qui ils sont prélevés.
Ma dernière remarque portera sur le transport des organes. Aujourd'hui, les organes vitaux qui supportent mal l'ischémie sont transportés par voie aérienne, de façon rapide et efficace. En revanche, les reins continuent d'être acheminés en train, en taxi ou encore en voiture de gendarmerie, avec tous les aléas et les retards que cela peut induire. Cette pratique se fonde sur un vieux principe selon lequel les reins supporteraient sans difficulté l'ischémie. Or, ces organes étant souvent prélevés chez des donneurs âgés ou très âgés, ils ne sont pas en état de parfaite normalité, et toute heure d'ischémie supplémentaire accroît le risque lié à la greffe. Je plaide pour que les reins soient transportés comme le sont les coeurs et les foies.
Il y a trente ans, lorsque j'ai commencé à travailler sur les prélèvements d'organes, le cadre législatif était en retard sur les pratiques. Aujourd'hui, ce cadre me semble pertinent. Il protège tout à la fois les donneurs, les familles et les soignants. La preuve en est que cette activité, pourtant à très haut risque, n'a pas fait l'objet de scandale sanitaire majeur. Ceux qui la pratiquent manifestent un profond respect de l'éthique et du cadre légal. Seuls des ajustements législatifs marginaux semblent donc nécessaires.
Aujourd'hui, ce sont plutôt les pratiques qui accusent un retard sur la loi. Les services de prélèvement et les équipes de greffe éprouvent une difficulté à intégrer une demande sociétale qui implique de recourir davantage à des donneurs vivants ou à des donneurs décédés après arrêt cardiaque survenant en réanimation, dans le cadre des arrêts thérapeutiques autorisés par la loi de 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti. Peut-être cela tient-il à un déficit de formation, d'incitation et de reconnaissance de l'activité de recensement des donneurs et de prélèvement. Je n'y vois pas, en revanche, un problème de moyens, car la tarification à l'acte valorise cette activité pour les établissements.
Docteur Rogier, pourriez-vous approfondir la question des disparités géographiques en matière de prélèvement et de greffe ? Comment l'expliquer et quelles actions sont susceptibles d'y remédier ?
La dernière enquête de satisfaction, publiée en 2014, indique que 21 % des donneurs déplorent un manque d'information en amont sur les douleurs, mais aussi un manque de suivi à l'issue du don. Que mettre en oeuvre pour améliorer cette situation ?
La situation est plutôt favorable et homogène dans ma région, l'Aquitaine. Il faut préciser que les disparités dont nous parlons ici sont en partie liées à des inégalités socio-économiques. Sans pouvoir l'étayer par des statistiques, nous pouvons avancer que les personnes qui sont bien insérées dans la société manifestent moins de réticences vis-à-vis du prélèvement. C'est une question d'éducation et de citoyenneté. À ce titre, les campagnes d'information sont absolument nécessaires, mais elles doivent être doublées d'un enseignement de la citoyenneté. Ainsi, le don d'organe et la transplantation devraient être valorisés dès le plus jeune âge comme un exercice de la citoyenneté.
Cependant, ces questions socio-économiques n'expliquent pas tout. Une autre explication de la disparité géographique des activités de prélèvement et de transplantation tient au fait que les organisations qui les réalisent sont petites, fragiles, très complexes et reposent sur des chaînes longues. Pour qu'un établissement ou une région soit performant en la matière, tous les établissements de la région doivent l'être également, et tous doivent être inscrits dans un maillage efficace et durable. Il suffit qu'un établissement ou un maillon de la chaîne au sein d'un établissement dysfonctionne, pour que l'activité globale s'en ressente durement. Cette activité repose grandement sur la motivation des équipes. Un départ à la retraite ou un remplacement peut entraîner une diminution de l'activité. Au début des années 2000, l'Aquitaine faisait partie des mauvais élèves en termes de prélèvement. J'ai eu la chance de prendre la suite d'un médecin qui avait opéré un revirement favorable, et je m'efforce de maintenir une activité soutenue. Pour autant, nous ne sommes pas à l'abri d'un retournement.
Je souhaite attirer votre attention sur les difficultés que nous rencontrons en matière d'accès au bloc opératoire. Dans le cadre des politiques d'amélioration de l'efficience des établissements, et conformément aux recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), nous avons pour objectif d'occuper les blocs opératoires à 90 %. Aussi bénéfiques soient-ils sur le plan économique, ces ajustements ont pour victimes collatérales le prélèvement d'organes et la transplantation. Ces activités consomment en effet beaucoup de temps. Elles ne soulèvent guère de difficulté lorsqu'elles sont effectuées de nuit, périodes où les blocs sont généralement disponibles. Cependant, elles tendent à se déporter vers la journée, pour diverses raisons : l'âge de plus en plus élevé des donneurs, la complexité des régulations… Dans ce contexte, l'accès aux blocs opératoires pour effectuer des prélèvements représente un véritable défi dans certains établissements.
Enfin, les comités « donneur vivant » sont de plus en plus sensibles au suivi postérieur au don. Les donneurs sont fortement sollicités avant le don, mais peuvent se sentir délaissés une fois l'acte passé, toute l'attention se portant alors vers le greffé. Cela peut occasionner une phase de déprime. Nous recommandons aux donneurs de consulter les psychologues des services de transplantation s'ils ressentent une baisse de moral après l'acte. Il est donc important que tous les services de transplantation qui pratiquent le prélèvement sur donneur vivant soient dotés de psychologues.
Les groupes de parole se développent en effet dans les établissements, de même que l'éducation thérapeutique. Les patients ont confiance dans la parole médicale, mais plus encore dans la parole d'individus ayant vécu les mêmes situations qu'eux. Il est de notre devoir d'organiser des échanges avec des « patients experts ». Cela peut être extrêmement utile pour la transplantation avec donneur vivant.
Le donneur vivant est extraordinairement accompagné en amont, davantage même que ne l'est habituellement un malade. Le soin que l'on prend à vérifier qu'il n'encourt aucun risque supplémentaire lors du don l'inscrit dans un parcours certes lourd, mais hautement sécurisant. Le donneur fait l'objet de toutes les attentions, sur les plans médical comme psychosocial. L'équipe s'intéresse en effet à tous les effets que peut provoquer le don dans sa vie quotidienne, professionnelle, sociale ou familiale. Dans de nombreux établissements, le donneur se voit proposer une éducation thérapeutique ainsi que des rencontres avec un psychologue et avec d'autres donneurs.
C'est après le don – parfois même immédiatement après l'acte – que ces personnes ressentent un malaise. Lorsqu'elles sont hospitalisées dans le même service que le receveur, elles voient l'équipe se mobiliser autour du greffé, tandis qu'elles-mêmes se sentent quelque peu délaissées. Du reste, leur fait-on comprendre, elles sont en bonne santé – c'est même la raison pour laquelle elles ont pu donner un organe. Elles subissent certes quelques suites opératoires, dont on estime qu'elles les surmonteront facilement grâce à des prescriptions de médicaments antidouleur – quoique les donneurs dénoncent une analgésie parfois insuffisante.
Je me suis battue au sein de ma propre équipe pour que les donneurs continuent de bénéficier d'un accompagnement après le don. Ils peuvent être en proie au blues, au même titre qu'une jeune accouchée. Il faut leur apporter tout ce dont ils ont besoin pour dépasser cette étape.
Quant au suivi à long terme, il a certes été rendu obligatoire par la loi, mais n'a guère été mis en place. Les donneurs sont généralement disposés à revenir en consultation trois mois après le prélèvement. Certains acceptent de s'y plier un an après le don. En revanche, les consultations annuelles ultérieures, visant à s'assurer qu'ils ne présentent aucun problème de santé susceptible d'être aggravé par l'absence d'un rein, sont rarement organisées. Les équipes, déjà surchargées, préfèrent souvent rencontrer des malades plutôt que de suivre des donneurs a priori en bonne santé. Dans mon service, la coordinatrice de greffe avec donneur vivant s'attache au contraire à relancer les donneurs pour organiser des consultations dans le service. Si les donneurs résident trop loin, elle leur recommande de prendre rendez-vous avec leur médecin traitant, auquel elle adresse un questionnaire spécifique qu'il doit nous retourner renseigné. Malheureusement, tous les établissements ne procèdent pas de la sorte. Le registre des donneurs vivants, bien qu'obligatoire, n'est plus mis à jour passé un certain temps. Dix ans après le prélèvement, nous ne disposons d'un état de situation que pour 30 % des donneurs. C'est pourtant le suivi à long terme de ces individus qui importe.
Au sein d'une même région, il peut exister des disparités entre réseaux. Tous les freins ne tiennent pas aux professionnels de la coordination du prélèvement d'organes. Certains blocages sont liés à des structures de réanimation qui n'ont pas intégré la culture du don d'organes. Des services d'urgence peuvent aussi omettre de signaler des donneurs potentiels. Ainsi, les missions de santé publique ne sont pas interprétées de la même façon dans toutes les entités.
Le don d'organe est pourtant une cause nationale. Dix-sept mille personnes sont en attente d'un rein, la greffe étant le meilleur traitement que nous puissions leur proposer. C'est faillir à notre mission médicale que de ne pas oeuvrer à un maximum de transplantations. La collectivité peut légitimement exercer un droit de regard sur la participation effective de chaque équipe à cet objectif. Nombre de mes collègues rencontrent des difficultés avec des services, voire des établissements entiers, qui ne remplissent pas cette mission de service public comme ils le devraient. Il convient d'être plus incitatif pour homogénéiser les pratiques. La France détient un savoir-faire dans le domaine des greffes et peut être fière des résultats qu'elle y obtient. Les prélèvements après arrêt cardiaque en réanimation montrent des résultats exceptionnels, avec une circulation extracorporelle appliquée systématiquement. Nous pouvons faire figure d'exemple en la matière. Il faut inciter les réfractaires à rejoindre cette dynamique.
Ayant travaillé plus de cinquante ans dans cette activité, je serai aujourd'hui, en quelque sorte, juge et partie. Comme l'ont souligné les intervenants, le cadre législatif paraît aujourd'hui complet et équilibré. En revanche, les pratiques restent insuffisantes. En dépit du dévouement et de la compétence des professionnels de santé, nous n'atteignons pas l'efficacité escomptée. Cela tient dans certains cas à des moyens inappropriés ou insuffisants. À titre d'exemple, les salles d'opération peuvent être difficilement accessibles durant de longues heures, faisant perdre des chances de prélèvement ou de transplantation. Une enquête récente révèle en outre que certains CHU ne pratiquent pas d'astreinte pour les prélèvements et les transplantations.
La formation doit également accomplir d'importants progrès, en se focalisant en particulier sur les jeunes générations, qui sont l'avenir de cette activité. La formation doit intégrer le fait que la transplantation est devenue une activité banale, régulière. L'état d'esprit pionnier des débuts n'a plus lieu d'être. La transplantation doit désormais faire partie du travail quotidien et gagner en efficacité. Elle doit faire l'objet d'une formation théorique et pratique, et s'attacher à lever certaines ambiguïtés. Je suis ainsi frappé qu'il persiste souvent une confusion complète entre le prélèvement et l'accompagnement au deuil, pouvant causer in fine une absence de prélèvement. Bien évidemment, une famille endeuillée a besoin d'être accompagnée. Cependant, la mise en oeuvre du prélèvement et le soutien psychologique apporté aux proches du donneur décédé sont deux volets totalement distincts.
Nous avons également observé, lors de la mission « flash » que j'ai conduite il y a quelques mois pour la commission des Affaires sociales, que les contacts étaient rompus entre les équipes de prélèvement d'une part, de transplantation d'autre part. Cette dichotomie a été organisée intentionnellement dans un premier temps, pour éviter les collusions. Aujourd'hui, un fossé sépare ces entités. Or, comment une équipe de prélèvement peut-elle entretenir sa motivation si elle ne rencontre jamais ni les malades transplantés, ni les patients en attente d'un organe ?
Nous partageons manifestement tous le même constat sur les difficultés que rencontrent les activités de prélèvement et de transplantation. Je vous invite à nous aider à trouver des solutions pour y remédier rapidement. En effet, bien que le nombre de transplantations ait augmenté ces dernières années, pour atteindre 6 105 en 2017, la tendance est à la baisse en 2018, alors que les listes d'attente sont de plus en plus longues. Certes, les solutions relèvent davantage du champ réglementaire et de l'exécutif que du domaine parlementaire et législatif. Nous pouvons néanmoins profiter de nos rapports pour recommander des mesures et des bonnes pratiques.
La durée d'attente d'un rein, qui peut atteindre cinq ans, est excessive. Elle est probablement sous-évaluée si l'on tient compte des patients qui sont retirés des listes d'attente car ils sont considérés comme devenus non opérables, sans compter les 590 patients inscrits sur ces listes qui décèdent chaque année. La première cause de mortalité est l'absence de transplantation, et non une complication médicale consécutive à la greffe.
Monsieur Rogier, vous avez évoqué des disparités régionales importantes. Elles sont particulièrement flagrantes entre la métropole et l'outre-mer. La Réunion, où la proportion d'insuffisants rénaux est deux fois et demie supérieure à celle de la métropole, a ainsi cessé toute transplantation rénale pendant un temps. Elle a repris cette activité, mais uniquement dans le cadre de prélèvements sur des cadavres, en très petit nombre. Nous pouvons pourtant imaginer que dans cette île, les familles, vivant en proximité, se montrent favorables au don d'organes. Notre organisation est ici prise en défaut. De même, en métropole, nous pouvons nous étonner que le nombre de prélèvements soit identique entre Toulon et la ville pourtant bien plus peuplée qu'est Marseille.
Comment inciter les établissements à adopter des démarches plus efficaces ? Faut-il jouer sur le levier de la motivation, y compris auprès de l'administration hospitalière et des agences régionales de santé (ARS) ? Les directeurs d'hôpitaux pourraient-ils être davantage évalués au regard du dynamisme qu'ils insufflent à l'activité de prélèvement et de transplantation ? Qu'en est-il des praticiens ? Comme vous l'avez très justement souligné, il suffit qu'un des maillons de la chaîne s'affaiblisse pour que l'ensemble défaille. Or cette activité repose sur la coopération de multiples intervenants. Des aides humaines et matérielles supplémentaires sont-elles nécessaires ? Mes investigations révèlent que de nombreux services se disent confrontés à une insuffisance de médecins et à des problèmes matériels qu'ils ne peuvent résoudre localement. Peut-être ces services ont-ils besoin d'un soutien national, de la part de l'Agence de la biomédecine par exemple, pour revendiquer l'attribution d'aides matérielles susceptibles de lever des blocages.
Peut-être faut-il également réfléchir au soutien dont ont besoin les proches des donneurs cadavériques. Je ne prétends pas que nous devions reproduire l'approche espagnole, où l'aide matérielle proposée à la famille du donneur représente une incitation certes efficace, mais discutable sur le plan éthique. Pour autant, un soutien psychologique prolongé, doublé d'une aide dans l'accomplissement des formalités administratives, paraît nécessaire.
Les taux de non-prélèvement restent aberrants, même s'ils ont régressé. Un amendement déposé en 2016 lors de l'examen de la loi de modernisation de notre système de santé a permis de clarifier le principe du consentement présumé au don d'organes. Il a contribué à réduire le nombre de refus, mais dans des proportions insuffisantes. L'Agence de la biomédecine évalue le taux de refus à 30 %, mais en incluant dans la base les cas qui ne seraient pas médicalement acceptés. Si l'on considère le seul ensemble des donneurs potentiels, ce taux atteint 45 %. Les enquêtes d'opinion révèlent pourtant que seuls 10 % à 15 % des citoyens sont personnellement opposés au don de leurs organes. C'est dire la marge de progression qui s'offre à nous.
Notre récente mission a révélé que la loi n'était pas pleinement appliquée. Ainsi, la principale cause de non-prélèvement avancée, celle du « contexte peu favorable », n'est prévue ni dans la loi, ni dans le décret d'application. Aucune définition n'est donnée de ce « contexte ». S'il s'agit de l'opposition farouche d'une famille, ce motif est parfaitement respectable. Il est néanmoins assez rare. Madame et messieurs, comment pouvons-nous vous aider à traduire l'esprit de la loi dans les pratiques ? Comment combattre la frilosité qui prévaut depuis la loi du 22 décembre 1976 ? Rappelons que son initiateur, Henri Caillavet, postulait la solidarité et le soutien entre les personnes venant de décéder et les vivants ayant besoin de recevoir un organe. L'immense majorité des Français est favorable au prélèvement d'organes, tous les groupes d'opinion le sont également, mais nous butons sur des questions d'application pratique.
Madame Kessler, vous recommandez la mise en place de chaînes de donneurs vivants. Il est vrai que notre pays a souffert, pendant quelques décennies, de l'influence de militants opposés au principe du donneur vivant, oubliant que cela entretenait une pénurie d'organes et privait les greffes des meilleurs résultats possibles. L'argument selon lequel le prélèvement sur donneur vivant ferait peser une pression psychologique sur celui-ci me semble discutable. En effet, quiconque compte un malade parmi ses proches est en proie, de fait, à une pression psychologique. Il ne revient pas au médecin de protéger les individus contre l'amour, l'aide et la solidarité qu'ils souhaitent manifester à leurs proches. Cette erreur a enfin été rectifiée, certes tardivement, et nous devons maintenant rattraper notre retard. La chaîne de donneurs est probablement la solution la plus efficace en la matière. En réponse à votre interrogation, Mme Kessler, sachez que les dons croisés ont été limités à deux paires car on considérait qu'ils devaient être effectués simultanément, de sorte qu'aucune des parties ne puisse être lésée. Force est de constater que ce dispositif ne fonctionne pas. Ainsi que vous le recommandez, il convient d'instituer une chaîne de donneurs et de receveurs. Peut-être un donneur se désistera-t-il occasionnellement. Mais si la chaîne est amorcée avec un donneur supplémentaire, elle parviendra à se maintenir. Une fois encore, nous vous invitons à nous faire part de toutes les pistes susceptibles d'améliorer cette situation.
Pour avoir travaillé plusieurs années dans un service de réanimation et participé à l'activité de prélèvement et de greffe, je ne peux que m'étonner de la réticence dont font preuve certaines équipes face à ces pratiques pourtant instituées de longue date. Je m'interroge également sur la faible évolution du taux de refus des familles de patients décédés. J'ai eu à traiter avec des familles dont des membres avaient eux-mêmes bénéficié de greffes, mais qui refusaient le don d'organe. Malgré l'évolution de la loi et les campagnes d'incitation, nous ne parvenons pas à accroître les prélèvements sur personnes décédées. Madame et messieurs, vous avez évoqué la nécessité de faire progresser la formation à cet égard. La formation initiale ne me paraît pas la plus opportune pour véhiculer ce message. Peut-être cette sensibilisation devrait-elle plutôt viser les praticiens qui intègrent les services de néphrologie ou de réanimation.
Par ailleurs, l'anonymat du don me semble très relatif, dans la mesure où il est facile de consulter la presse et d'y relever les noms des personnes décédées brutalement les jours précédant une greffe. Récemment, un patient greffé d'un poumon et ayant développé un cancer de cet organe a mis en cause son donneur. Quelle attitude devons-nous adopter vis-à-vis de cet anonymat ? Est-ce une valeur importante présidant aux dons d'organe en France ? Cet aspect doit-il évoluer ?
N'étant pas une spécialiste de ce domaine, j'aimerais savoir, en pratique, ce qu'il se passe lorsqu'un patient décède et qu'un prélèvement d'organe est proposé à sa famille. Quelles sont les étapes du processus ?
Je retiens de vos explications, madame et messieurs, que nous faisons face à des ruptures dans les parcours de greffe. Chacun semble agir isolément, sans coordination ni continuité. Faut-il créer un parcours de greffe coordonné, pouvant être orchestré par les ARS ? Faut-il préciser et harmoniser le statut des différents acteurs : donneur, receveur, équipe de coordination, médecins ? Plus précisément, faut-il créer un statut du donneur ? Faut-il déployer des formations particulières sur le prélèvement d'organe, notamment à l'égard des infirmières ?
Vous jugez la loi assez complète sur ces sujets. Aujourd'hui, qu'attendez-vous de la révision de la loi relative à la bioéthique ?
Enfin, dans quelle mesure les directives anticipées peuvent-elles constituer une piste ?
Je suis intimement persuadé qu'il est nécessaire de rapprocher les équipes de prélèvement des équipes de greffe. J'ai travaillé dans des unités de transplantation avant d'oeuvrer à la coordination des prélèvements d'organes. J'avais la conviction, chevillée au corps, que l'on rendait service aux malades en les transplantant, et j'ai pu l'insuffler aux acteurs du prélèvement. Je suis admiratif des centres hospitaliers généraux qui, comme celui de Toulon, atteignent de hauts niveaux de prélèvement alors qu'ils ne comptent pas d'équipe de greffe. Ils sont obligés de redoubler d'énergie pour motiver leurs équipes.
Les CHU qui pratiquent la transplantation doivent aller vers ceux qui n'en font pas, pour porter la bonne parole, expliquer ce qu'est la transplantation et exposer l'intérêt de la coordination des prélèvements d'organes. Je souhaite que de tels rapprochements s'opèrent. Je les mets d'ailleurs en oeuvre dans le cadre de la Société française de médecine des prélèvements d'organes et de tissus, que je préside, qui vient d'adhérer à la Société francophone de transplantation. Désormais, nous tiendrons des réunions communes annuelles. Je milite en ce sens depuis trois ans, et j'ai dû lever certains freins pour que nous puissions constituer une véritable communauté. Il n'y a plus lieu de maintenir une séparation artificielle entre le prélèvement et la transplantation : tous deux participent d'une même chaîne.
Mme Fontaine-Domeizel, vous nous demandez ce que nous attendons de la révision de la loi relative à la bioéthique. Une avancée législative me semble nécessaire au sujet des processus « Maastricht III », qui concernent les prélèvements en arrêt circulatoire sous circulation extracorporelle après arrêt thérapeutique. Ceux-ci doivent être développés. Actuellement, nous ne pouvons consulter le registre national des refus de dons d'organes qu'une fois les personnes décédées. Dans le cas d'un prélèvement en arrêt circulatoire, nous ne pouvons donc le faire qu'au moment de l'arrêt circulatoire. Imaginez qu'un individu se soit inscrit sur ce registre sans en avoir informé sa famille. Nous nous trouverions alors dans une situation très délicate, où nous aurions lancé un prélèvement et mis en oeuvre la circulation extracorporelle, mais devrions tout stopper après la consultation du registre. Cela risquerait de démotiver les équipes de réanimation, dont l'activité est déjà complexe. C'est pourquoi il me semblerait nécessaire que, dans le cadre des procédures « Maastricht III », et dès lors qu'un donneur est identifié et recensé auprès de l'Agence de la biomédecine, nous ayons le droit de consulter le registre national des refus de dons d'organes. Ce serait ma seule demande de nature législative.
Monsieur le rapporteur, je souscris à votre préconisation de différencier totalement le deuil du prélèvement. Ce qui provoque le deuil est la mort brutale d'un proche, et non le prélèvement d'un organe sur ce dernier. J'estime que ce prélèvement n'aggrave pas le deuil. En revanche, il importe de développer des comportements bienveillants dans les services de réanimation. Les familles doivent être accueillies plus dignement, dans de vraies salles d'attente et de vraies salles de vie. Les services de réanimation doivent s'ouvrir sur l'extérieur, autoriser l'entrée des proches et leur réserver un accueil humain. Peut-être pourrait-on également envisager une prise en charge des familles endeuillées. En la matière, nous en sommes aux balbutiements, même si de nombreux psychiatres se montrent intéressés par cette question. Une telle prise en charge nécessiterait toutefois des formations. Les coordinations de prélèvement d'organes s'efforcent déjà d'éviter aux proches ayant subi un drame d'être confrontés à des complications administratives. Au-delà, elles pourraient les orienter vers des parcours de prise en charge du deuil.
J'identifie par ailleurs une carence dans la formation initiale des médecins. J'ai dirigé récemment une thèse sur la sensibilisation des médecins généralistes au don d'organes. Sur la trentaine de professionnels interrogés dans la région bordelaise, la plupart ont affirmé ne pas avoir reçu de formation sur ce sujet et être en difficulté pour en parler avec leur patientèle. Il pourrait être pertinent d'agir en la matière, d'autant que la loi de 2004 fait du médecin traitant le vecteur principal d'information sur le prélèvement et la greffe.
Les ARS pourraient en outre inciter à la mise en oeuvre d'actions correctrices dans les services hospitaliers où les activités de prélèvement et de transplantation sont notoirement insuffisantes. Il est prévu que toutes les coordinations de prélèvement d'organes soient auditées. Peut-être faudrait-il commencer par celles qui dysfonctionnent.
Les régions les mieux armées sur ces sujets sont celles qui comptent des hôpitaux de proximité ayant une certaine taille critique. Les petits hôpitaux qui effectuent très peu de prélèvements ont beau déployer des moyens, ils ne sont pas utilisés au mieux lorsque l'activité est très aléatoire. La région Midi-Pyrénées, par exemple, manque d'hôpitaux supports suffisamment importants autour de celui de Toulouse. En Aquitaine en revanche, tous les départements comptent des hôpitaux d'une taille importante, qui constituent un réseau structuré. Cela explique l'écart important qui sépare ces deux régions. Il serait illusoire d'espérer que tous les petits hôpitaux pratiquent le prélèvement de manière efficiente. Peut-être l'activité de prélèvement doit-elle est appréhendée sur un maillage régional, dont la tête de réseau serait impérativement le CHU transplanteur. En parallèle, les transplanteurs doivent sortir de leur CHU pour porter la bonne parole dans les hôpitaux généraux.
La pratique de la médecine hospitalière s'est transformée ces trente dernières années, tout comme les motivations des praticiens qui intègrent les équipes de greffe et les services de réanimation. Nous n'en sommes plus au temps des pionniers. Le système d'hier, qui reposait sur une implication personnelle et un dévouement sans limite, a vécu. Aujourd'hui, il est nécessaire de mutualiser des moyens émiettés. Il n'y a qu'à voir la maltraitance dont font l'objet les chefs de clinique, qui sont d'astreinte un jour sur deux pour prélever des organes tard dans la nuit, parfois à l'autre bout de la France, et reprennent du service le lendemain en bloc opératoire. La mutualisation est nécessaire. Il existe, au Benelux notamment, des modèles d'équipes formées, comptant des chirurgiens seniors, compétents et aptes à encadrer les jeunes recrues, qui se déplacent avec un anesthésiste aguerri au prélèvement.
Il arrive que le prélèvement sur donneur décédé doive être effectué dans un établissement situé à plusieurs centaines de kilomètres de celui où la mort est survenue, et où se trouve la famille endeuillée. Cet éloignement peut susciter un refus de prélèvement de la part de cette dernière. J'estime que c'est aux équipes médicales qu'il revient de se déplacer pour réaliser l'intervention. Un hôpital ayant un donneur identifié doit pouvoir appeler le CHU afin que tous les moyens humains nécessaires lui soient envoyés. La coordination de prélèvement d'organes mobilisera l'équipe ad hoc, celle-ci devant compter un médecin capable de porter la décision de prélèvement. Il est difficile pour une infirmière de la coordination d'assumer à elle seule une telle décision. Elle n'a pas été formée à cet effet. Face à une famille désemparée qui demande conseil, elle cherchera à obtenir qu'elle accepte le prélèvement. Tel n'est pas l'esprit de la loi. Il revient à un médecin, formé pour prendre des décisions en incertitude, de prendre la responsabilité de ce choix et d'assumer le prélèvement. Une infirmière ne pourrait faire de même qu'à condition d'avoir reçu une formation très spécifique. Tant que les intervenants n'auront pas la capacité culturelle d'assumer cette décision difficile et qu'ils ressentent comme douloureuse, la loi ne sera pas appliquée.
Personne ne peut expliquer pourquoi le taux de refus de prélèvement stagne à 30 % depuis deux décennies. Il s'avère en revanche que lorsqu'une équipe parvient à installer un climat de confiance autour de la famille endeuillée, l'acceptation du prélèvement est presque acquise. Cette confiance se construit nécessairement à plusieurs. Il faut éviter à tout prix que la famille traite avec un interlocuteur unique, à la merci duquel elle se sentirait. Elle doit pouvoir dialoguer avec divers intervenants, dont chacun assume un rôle spécifique et dont elle sent qu'ils partageront la décision.
Pour ma part, je ne considère pas qu'il faille séparer absolument le deuil du don d'organe. En effet, c'est précisément le traumatisme du décès qui explique le refus éventuel du prélèvement d'organe par les proches. Une famille submergée par le choc doit sentir autour d'elle un environnement de confiance. Je regrette que dans les services de neurochirurgie, le neurochirurgien ne vienne plus voir les familles, mais que seuls le fassent le réanimateur et le coordinateur, parfois indépendamment l'un de l'autre. La présence du réanimateur qui s'est occupé du malade jusqu'à son décès, aux côtés du coordinateur des prélèvements d'organes, légitime ce dernier aux yeux de la famille et la rassure. Peut-être les formations doivent-elles intégrer ces aspects, aussi subjectifs et qualitatifs soient-ils.
Peut-être faut-il aussi mener davantage d'évaluations. Quand un service affiche 40 % ou 50 % de refus de prélèvement, il faut en identifier la cause, sans le stigmatiser mais pour l'aider à progresser. Le blocage peut tenir à une seule personne qui appréhende son rôle avec difficulté.
L'on choisissait hier, comme coordinateurs, des praticiens ayant une importante expérience en réanimation ou en transplantation. Aujourd'hui, on entend les remplacer par des « professionnels de la coordination » sélectionnés à tout niveau, y compris à la sortie de l'école d'infirmiers. Ces personnes reçoivent une formation théorique, avec une touche de pratique via des jeux de rôles. Ce n'est pas suffisant. Elles doivent être mises en contact avec des psychologues spécialisés dans l'accompagnement de la mort, car elles-mêmes ont leur propre projection sur un patient qui vient de mourir. Ce contexte explique, selon moi, la stagnation actuelle.
Enfin, nos concitoyens sont en proie à un manque de confiance – qui se ressent, du reste, dans de nombreux domaines. N'y aurait-il pas des motivations cachées à une demande de prélèvement d'organe, se demandent-ils ? Il faut savoir expliquer avec des mots simples ce qu'est une mort encéphalique ou une mort par arrêt circulatoire.
Vous avez évoqué, madame Fontaine-Domeizel, le cas du patient greffé qui a développé un cancer du poumon. Jamais nous n'avons pratiqué des examens complémentaires aussi nombreux et poussés sur les donneurs. Cependant, il persiste toujours une infime part de risque. De nombreux donneurs potentiels sont d'ailleurs récusés au motif qu'ils présentent des risques « théoriques », comme des cancers de prostate anciens et bénins. À appliquer un principe de précaution excessif, nous manquerons de donneurs.
L'Agence de la biomédecine applique le principe de précaution mais ne mesure pas, en miroir, le bénéfice de la transplantation pour un receveur qui, sans greffe, risque de décéder.
L'audition s'achève à vingt heures dix.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique
Réunion du mardi 6 novembre 2018 à 18 h 25
Présents. - M. Joël Aviragnet, M. Philippe Berta, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, M. Guillaume Chiche, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, M. Patrick Hetzel, Mme Caroline Janvier, M. Jean François Mbaye, Mme Laëtitia Romeiro Dias, M. Jean-Louis Touraine, Mme Annie Vidal
Excusée. - Mme Bérengère Poletti